Nos besoins de réparation

Par N°246 / p. 14-16 • Mai-juin 2022

Le mouvement féministe Vie Féminine a lancé une recherche sur les besoins de réparation et de reconstruction auprès de femmes victimes de violences conjugales en situation de post-séparation. Dans cette recherche toujours en cours, menée avec neuf femmes concernées, se révèlent des besoins multiples et non rencontrés. Se dessinent aussi d’autres façons de penser la protection et la réparation sur le plan individuel et collectif, aujourd’hui encore souvent réfléchies à travers le prisme de la police et de la Justice. Vanessa D’Hooghe, chargée d’étude à Vie Féminine et plume bien connue d’axelle, partage avec nous les premiers éléments qui en ressortent.

Retrouvez également cet entretien en podcast dans notre série L’heure des Éclaireuses !

© Malijo, pour axelle magazine

D.R.

D’où vous est venue l’idée de mener cette recherche ?

“En tant que mouvement d’éducation permanente féministe qui travaille avec les femmes sur le terrain, on rencontre beaucoup de femmes victimes de violences, ou qui l’ont été. On a aussi observé qu’on était presque entièrement occupées à travailler l’urgence, à lutter contre les dysfonctionnements du dispositif de lutte contre les violences. La question de la réparation est quasiment absente. Et pourtant, les femmes se réparent, prennent en charge cette réparation, se reconstruisent petit à petit. C’est un processus long et difficile. On a donc voulu documenter cela mais aussi, par cette recherche, poser dans le débat public la question des réparations comme une attente légitime des femmes.”

Pourquoi la réparation est-elle une question féministe ?

“Cette question est fondamentalement féministe, on la pose de manière révolutionnairement féministe puisqu’il s’agit d’aller au-delà de la protection. La protection, le droit de vivre une vie digne à l’abri des violences, c’est essentiel : cela occupe d’ailleurs une grande partie de notre travail. Mais quand on ne fait que protéger, on n’agit pas encore énormément sur les rapports de domination.
Il y a deux choses qui peuvent agir : la “prévention primaire”, c’est-à-dire changer les structures de ces rapports de domination. Mais aussi la réparation pour permettre, une fois que les violences ont lieu, la reconstruction, ce qui change les rapports de force et permet aux femmes de reprendre du pouvoir sur leur parcours de vie et leur donne les clés, les ingrédients nécessaires pour retrouver leur autonomie.

Aujourd’hui, elles se débrouillent pour reprendre du pouvoir et de l’autonomie, mais ça n’est pas un objectif affiché dans les dispositifs de lutte contre les violences faites aux femmes. En témoigne la Convention d’Istanbul, ratifiée par la Belgique en 2016, formidable outil sur lequel on travaille depuis plusieurs années, qui oblige les États à agir. Cette convention présente toutefois des zones d’ombre : la question de la prévention primaire, mais aussi celle de la réparation sont absentes. On a donc voulu défricher ces pans peu abordés.”

Vous ouvrez donc le champ de la réparation au-delà de la Justice…

“La réparation peut se passer en Justice. Mais on sait que ça fonctionne mal, les femmes nous le confirment. Et surtout, leurs besoins dépassent la question de la Justice et de la réparation par une peine, par une amende, etc. On a donc voulu distinguer d’une part la question de la reconstruction, qui est tout un processus où se croisent besoins physiques, psychologiques, sociaux. Il s’agit d’une question personnelle et sociétale. Et, d’autre part, l’action de réparer.
Sur ce deuxième point, les femmes nous ont aussi fait ouvrir le champ. Elles nous font voir que la réparation en Justice est souvent pensée entre auteur et victime. Elle est posée comme une question interindividuelle, alors qu’on sait que les violences masculines prennent cœur dans une société qui les alimente et permet toujours qu’elles se passent. C’est donc une question sociétale : la société est responsable tout comme l’auteur. Il nous faut donc voir comment la société va agir auprès de l’auteur et gérer l’ensemble des répercussions des violences sur la victime.

La question de la reconnaissance est ici essentielle pour les femmes. Toutes les femmes qui ont témoigné ont rapporté qu’elles sont encore confrontées à des difficultés énormes après un an, cinq ans ou dix ans de séparation. Elles témoignent de ce décalage absolu entre un auteur qui reste inséré dans sa sphère relationnelle sociale, professionnelle, et elles, qui doivent tout recommencer à zéro, ailleurs, dans les difficultés et la débrouille absolue.”

Aujourd’hui, existe-t-il déjà des “bonnes pratiques” en termes de réparation ?

“Oui… et non. Il existe des choses importantes, mais elles ne forment pas un tout cohérent : pouvoir recourir à des aides du CPAS, des aides du service d’aide aux victimes, recourir à un hébergement d’urgence, à une maison d’accueil. Je pense aussi aux services ambulatoires spécialisés dans les violences conjugales, qui offrent un accompagnement psycho-médico-social. Mais cela n’est pas toujours connu des femmes, il n’y a pas toujours des places en suffisance. Les dispositifs ne sont pas toujours adaptés et ils produisent des violences institutionnelles qui viennent se rajouter aux violences déjà vécues. Je pense au coût pour le moral des femmes victimes de violence le fait de devoir recourir au statut de SDF avant d’être prioritaire pour un logement social, ou la difficulté de devoir trouver de l’aide psychologique de qualité, avec un·e psychologue formé·e aux violences, de façon gratuite ou peu onéreuse.

Faire une démarche en Justice pénale n’est pas le souhait de toutes. Et quand ça l’est, elles cherchent la fin de l’impunité de l’auteur, la protection et la reconnaissance, mais pas forcément la punition.

On remarque aussi qu’en plus d’être disparates, les aides ne sont pas forcément organisées autour de la réparation et de la construction. Elles sont orientées autour du départ dans l’urgence, ou autour du processus vis-à-vis de la police ou de la Justice. Toutes les femmes ne se retrouvent pas dans ce processus-là et surtout dans cette temporalité. Il se passe énormément de choses entre le départ et la reconstruction qui peut prendre des années.
Un des sujets énormes dans ces parcours-là est la question des violences post-séparation. Les femmes y sont confrontées et elles ne bénéficient pas de beaucoup plus de ressources pour leur garantir sécurité et protection, malgré le fait qu’elles soient parties.”

Quelle a été votre méthode pour collecter ces récits ?

“On a créé avec elles un espace de non-jugement et de crédit total à leur parole, ce qu’elles ne rencontrent pas dans les institutions quand elles demandent de l’aide. Les errances et doutes peuvent être repris contre elles comme suspicion de mensonge, absence de clarté, etc. On ne leur a pas demandé : “Est-ce que le dispositif existant colle à vos besoins ?”, mais plutôt “Quels sont vos besoins ?” Ces femmes avaient envie de déposer leurs récits, de témoigner pour d’autres femmes, envie que les choses changent. Jusqu’ici, elles n’ont pas forcément toutes eu l’occasion de se (re)raconter à leur rythme en ouvrant tous les champs de leurs besoins. Petit à petit, elles témoignent du processus d’identifier des événements comme des violences, de se reconnaître dans le récit des autres femmes, du bien que ça fait de voir la force des autres femmes au moment où on se sent épuisée. Ces récits, je pense pouvoir le dire pour toutes les femmes, font réparation.”

Quels sont les besoins déposés par les femmes auxquels vous n’aviez peut-être jamais pensé ?

“On voit apparaître des choses inattendues, comme le besoin de repos. Elles subissent un rythme administratif effréné pour obtenir leur droit. Je pense aussi au besoin d’un moyen de locomotion pour quitter la situation de violence dans l’urgence. Des femmes, qui sont en situation de précarité, doivent prendre le taxi. Comment aussi avoir de l’aide ou du relais pour le soin, la garde et l’éducation des enfants ? La question des enfants concentre une série de problématiques : ces femmes qui ont la charge d’enfant(s) auraient besoin de soutien à l’école, de relais et notamment autour du post-partum, car il est connu que les violences augmentent autour de l’accouchement et de la grossesse.

Faire réparation – et faire en sorte que la réparation ne repose pas sur le dos des femmes déjà épuisées – peut passer par des tas de moyens accessibles sur lesquels il ne me paraît pas impensable d’agir.

C’est aussi ce que relève cette recherche : oui, la Justice est un champ de bataille qui ne répond pas aux besoins des femmes et il faudra s’y atteler, penser les alternatives à partir des besoins des femmes. Mais il n’y a pas que la Justice : faire réparation – et faire en sorte que la réparation ne repose pas sur le dos des femmes déjà épuisées – peut passer par des tas de moyens accessibles sur lesquels il ne me paraît pas impensable d’agir. Poser la question de la justice avec les femmes, c’est aussi une façon de se réapproprier un débat qui aujourd’hui met souvent la victime au centre pour aboutir à des réponses plus pénales, carcérales, plus sécuritaires. On voit bien que ça ne marche pas.”

“La Justice nous ignore, on ignore la Justice”, a lâché l’actrice française Adèle Haenel à la journaliste Marine Turchi (Mediapart) pour expliquer pourquoi elle avait initialement décidé de ne pas porter plainte. Est-ce que ce constat est partagé par les femmes ?

“Il ressort que faire une démarche en Justice pénale n’est pas le souhait de toutes. Et quand ça l’est, elles cherchent la fin de l’impunité de l’auteur, la protection et la reconnaissance, mais pas forcément la punition. C’est un champ qu’elles investissent peu, parce qu’elles savent, par l’histoire d’autres femmes ou par leur expérience avec la police, qu’elles n’obtiendront pas réparation. Elles savent à quel point c’est éprouvant, rude, et violent. Ce n’est pas vraiment une surprise. Toutefois, c’est aujourd’hui par la police et la Justice qu’elles peuvent espérer une protection, d’où leur frustration à l’égard de ces institutions.”

“Il faut donner au monde ce que vous désirez le plus afin de réparer les parties qui se sont brisées en vous”, écrit la dramaturge féministe Eve Ensler. Cette phrase résonne-t-elle avec cette recherche ?

“Cette phrase résume admirablement les raisons pour lesquelles elles ont participé à cette recherche. Elle fait écho à la force et la puissance de ces femmes qui veulent porter le récit dans le collectif pour faire changer les choses pour d’autres femmes, qui veulent se réparer elles-mêmes, mais aussi réparer la société de cette absence de questionnement sur la suite des violences. Toutes les femmes de cette recherche considèrent que n’ayant pas obtenu de justice individuelle via les structures existantes, elles décident de s’inscrire dans la justice sociale.”