Les anges de la nuit

Par N°246 / p. WEB • Mai-juin 2022

Après le mouvement #BalanceTonBar et les scandales qui touchent le monde festif, plusieurs boîtes de nuit ont décidé d’accélérer le pas pour lutter contre les violences sexuelles.  Au C12, on a opté pour des “anges”, des personnes dédiées à la prévention de ces actes et à la sécurité des fêtard·es.

Samedi 23 avril, aux alentours de minuit, au C12, les anges se préparent. "Aujourd’hui on n’est que deux, parce qu’il y a un peu moins de monde que d’autres jours", dit Sahra, 28 ans. Elle sera accompagnée par Karim, 23 ans. © Marin Driguez

Cet article est le second volet de notre dossier web “Violences en milieu festif”. Retrouvez ici le premier volet, une enquête sur des violences sexistes et sexuelles dans des soirées organisées par des cercles au sein de l’ULB.

Sahra a 28 ans. Il y a quelques semaines, en plus de son poste à temps plein qui lui prend “beaucoup de temps et d’énergie”, elle a décidé d’endosser un nouveau rôle dans un monde qu’elle côtoie depuis longtemps : le monde de la nuit. “Féministe jusqu’au bout des orteils”, comme elle se définit, Sahra est une ange [nous féminiserons ce mot pour le reportage… afin de visibiliser le sexe des anges, ndlr]. Pas au sens figuré – nous laissons à ses proches le soin d’utiliser ou non cette métaphore.

“Ange”, c’est l’appellation donnée à son deuxième job, qu’elle effectue quelques jours par mois au C12, une boîte de nuit bruxelloise. Ce travail, rémunéré 12 euros de l’heure, consiste à se balader quasi incognito au milieu des fêtard·es pour prévenir les comportements inappropriés, vulgaires, lourds et protéger les personnes en difficulté ou en danger.

“On est entre deux et trois anges par soirée, cela dépend de l’affluence, raconte Sahra. J’ai décidé de prendre ce deuxième job pour m’aider un peu financièrement, mais surtout parce que je voulais répondre, d’une manière ou d’une autre, aux problèmes des violences sexuelles dans le monde de la fête. Un monde où on veut lâcher prise, être soi-même, s’amuser. Mais où, au vu de la réalité qui a été racontée via le mouvement #BalanceTonBar, les femmes sont trop souvent en danger et obligées de rester sur leurs gardes. Le C12 m’a donné cette opportunité et je suis plutôt fière de ce qu’on fait aujourd’hui.”

Le déclic #BalanceTonBar

“Depuis qu’on a ouvert en 2018, et avec le mouvement #MeToo, on essaye de construire un club qui soit le plus safe possible”, explique Tom Brus, co-fondateur du C12 avec Kevin Huerta. Ce dernier nous raconte : “Assez rapidement, on a mis à disposition de nos clients des taxis safe, pour ramener les personnes en difficulté chez elles. On a créé un partenariat avec la Croix-Rouge pour que des infirmiers et infirmières soient présents chaque soir, on a sensibilisé nos barmans pour qu’ils gardent toujours un œil sur les verres qu’ils servent et puis on a développé un espace de discussion au sein de notre asbl sur les questions de harcèlement sexuel.”

À l’extérieur de la boîte, l’équipe a également mis en place un dispositif qui, au vu des applaudissements réguliers, ravit tout le monde. À chaque nouveau groupe qui entre, Robin, membre du club, demande trois minutes d’attention et réalise un discours sur la différence, la protection de soi, des autres et sur le consentement (scrollez pour le lire).

Selon les deux fondateurs du club, l’idée des anges est arrivée il y a environ un an. “On se rendait bien compte qu’il manquait quelque chose. D’autant que pour la médiation, la protection et la prévention, on ne se reposait que sur les barmans, qui ne peuvent pas tout voir, et sur les agents de sécurité, raconte Kevin Huerta. Ce sont des agents qui nous sont envoyés par une boîte de prestations extérieures. Et sur les violences sexuelles, ils n’ont pas toujours les bons outils, et il peut leur arriver de mal réagir. On n’avait donc besoin de personnes sensibilisées à ces enjeux et dont le rôle serait exclusivement dédié à la protection des gens.”

Et puis il y a eu la déferlante #BalanceTonBar. “Nous n’avons pas été cités dans cette affaire mais cela ne veut rien dire, reconnaît Tom Brus. On sait qu’il s’est passé des choses chez nous et qu’il pourrait encore s’en passer. On a donc décidé de réagir très vite et de mettre en place ce à quoi on avait réfléchi pendant de longs mois.” Ainsi, en octobre 2021, les premières “anges” font leur apparition. Aujourd’hui, le club dispose d’une réserve de 6 à 7 anges. Chaque week-end, elles tournent en fonction d’un calendrier décidé mensuellement.

Sahra : “Ce soir, c’est plutôt calme et c’est tant mieux. Mais certains soirs c’est plus chaud.” © Marin Driguez

Des rondes au help desk

Samedi 23 avril, aux alentours de minuit, les anges du jour se préparent. “Aujourd’hui on n’est que deux, parce qu’il y a un peu moins de monde que d’autres jours”, dit Sahra. Elle sera accompagnée par Karim, 23 ans, qui travaille dans le cadre de ses études en gestion sur la prévention sexuelle dans le monde de la fête, l’inclusion et l’anti-discrimination.

Les deux anges sont habillé·es comme des clubbeurs et clubbeuses classiques. “C’est un choix que nous avons fait ensemble [anges et direction, ndlr], explique Karim. Kevin Huerta ajoute : “C’est principalement pour protéger les anges. On pense qu’en les rendant visibles, on les rendrait plus vulnérables à des tentatives d’intimidation ou d’agression. D’autres clubs, comme le Fuse récemment [autre club bruxellois, ndlr], ont décidé de rendre leurs anges – qu’ils appellent “awareness team” – directement identifiables. Ce serait intéressant qu’on puisse échanger nos analyses et résultats avec d’autres clubs.” Sahra estime : “Moi, je crois aussi qu’en étant incognito, c’est plus simple pour se faufiler et débusquer les harceleurs.”

Je crois aussi qu’en étant incognito, c’est plus simple pour se faufiler et débusquer les harceleurs.

Équipé·es de leur talkie-walkie et d’une oreillette, les anges commencent leur mission. Pour la première heure, Karim sera chargé de faire les rondes et Sahra restera derrière le help desk, un bureau situé dans le hall central où toute personne peut venir demander de l’aide. Karim commence son chemin par la “chill room”. Cette pièce, parsemée de fauteuils rouges et de tables, permet aux clubbeurs et clubbeuses de venir se reposer et de discuter.

Il passe ensuite devant les toilettes, surveillées toute la soirée par une membre du C12, puis n’oublie pas le fumoir. Il écoute discrètement les conversations, jette un œil aux relations qui se nouent et prend soin de demander à certaines personnes si tout va bien. Une fois sorti, direction les salles de danse. Il vérifie d’abord les coins les plus sombres, puis se faufile dans la masse. Il danse, comme tout le monde, regarde les mains, écoute les paroles et interpelle si jamais il sent qu’une personne est en difficulté.

Si jamais je vois ou qu’on me signale un comportement déplacé, insistant, ou violent, c’est zéro tolérance, explique-t-il. Nous avons, entre guillemets, autorité sur les agents de sécurité. Si je leur demande d’intervenir, ils doivent le faire immédiatement.”

Ce soir-là, après plusieurs rondes, les deux anges ont simplement dû s’occuper de personnes trop alcoolisées et/ou droguées. “On les fait s’allonger, on leur propose de l’eau et si ça ne va pas du tout, on appelle les infirmiers/ières, explique Sahra. Ce soir, c’est plutôt calme et c’est tant mieux.” “Mais certains soirs c’est plus chaud”, reconnaissent les deux anges. “Plusieurs fois, des jeunes filles sont venues me voir pour me dire qu’un mec leur avait mis un doigt sous leur jupe”, raconte Sahra. “Moi, j’ai dû plusieurs fois faire appel à la sécurité”, ajoute Karim.

“On se souvient bien qu’un sourire, ce n’est pas une invitation à être touché·e, un regard, ce n’est pas une invitation à être touché·e, être tout seul ou toute seule en train de danser ou ivre mort·e dans un coin de la boîte, ce n’est pas une invitation à être touché·e.” Extrait du discours de Robin, membre du C12, aux arrivant·es. © Marin Driguez

Le public, entre reconnaissance et demande d’éducation des mecs

Pour Inda, Bruxelloise de 25 ans, “ce dispositif est vraiment chouette et rassurant. Je vais souvent en soirée techno et il m’arrive de ne pas trop me sentir à l’aise. Là, on a un endroit où on peut venir si on a perdu ses potes et puis le fait de savoir que des gens surveillent incognito c’est plutôt rassurant.” Karima, 25 ans, lance : “Je ne me sentais pas très bien tout à l’heure. Sahra est venue s’occuper de moi et m’a rassurée. C’est vraiment trop bien comme système. Je vais retourner danser, du coup.”

C’est vraiment trop bien comme système. Je vais retourner danser, du coup.

“C’est la première fois que je viens au C12, raconte Yasmina, 24 ans. Je trouve que tout ce qui est mis en place, que ce soit le discours à l’entrée, le help desk ou les anges, c’est vraiment super. Par contre, deux choses : d’abord, je trouve que seulement deux anges pour tout ce monde, ce n’est pas du tout assez. Ensuite, je trouve que ce dispositif me pose problème : cela veut dire qu’on doit accepter le fait qu’il peut y avoir des agresseurs à l’intérieur d’une boîte. Et ça, je n’en peux plus. Éduquez les mecs !”

“C’est effectivement un peu triste de devoir mettre cela en place, soupire Julien, 25 ans. Mais bon, tant qu’il y aura des cons qui agressent, la seule solution à très court terme sera de nous protéger de ces cons.”

Céline, 24 ans, interpelle : “Je pense qu’il faudrait aussi mettre en place des protections pour les verres, pour éviter de se retrouver avec du GHB dans son verre.” Le C12 dit y réfléchir. “On avait l’idée des “capotes à verre” mais pratiquement et financièrement, c’est très difficile à mettre en place”, justifie Kevin Huerta.

Les anges de la nuit vont rester encore longtemps dans les couloirs du C12. L’objectif, pour les fondateurs du club : “Qu’à terme, elles soient payées à rien faire.”

Le discours de Robin à l’entrée du C12

“Bonsoir, excusez-moi. Je vais juste avoir besoin de votre attention, s’il vous plaît. Bienvenue tout d’abord. À l’intérieur du club, on veut que tout le monde se sente en sécurité, et ce, tout au long de la soirée. Pour cela, je vais vous demander de faire attention à vous mais aussi à vos ami·es, pour être sûr·e qu’ils/elles vont bien, et aussi pour s’assurer qu’ils/elles se comportent bien avec les autres.

Deuxièmement, il y a beaucoup de personnes différentes à l’intérieur. Tout le monde a le droit d’être qui il est ou qui elle à l’intérieur et de se sentir bien à cet égard. Du coup, on ne tolérera aucun jugement, aucune discrimination d’aucune sorte. Si toutefois la différence vous échappe, sachez que ça n’intéresse personne, vous vous endormirez dessus et vous y réfléchirez demain, mais foutez la paix aux gens.

Ensuite, j’espère que tout le monde sait déjà ce qu’est le consentement. Pour les derniers qui ne sauraient pas ce que c’est, on ne touche pas un corps qu’on n’a pas été invité à toucher et cela sous aucun prétexte. On se souvient bien qu’un sourire, ce n’est pas une invitation à être touché·e, un regard, ce n’est pas une invitation à être touché·e, être tout seul ou toute seule en train de danser ou ivre mort·e dans un coin de la boîte, ce n’est pas une invitation à être touché·e.

Enfin, si à n’importe quel moment ou pour n’importe quelle raison vous ne vous sentez pas en sécurité ou que vous sentez que vous avez besoin d’assistance, venez nous trouver et on s’occupera de votre sécurité. Pour ceux qui viendraient avec de mauvaises intentions, sachez qu’on vous voit. On ne voit pas tout, quoique presque, et pour ce qui nous échappe, on compte sur vous pour votre solidarité et votre bienveillance. Passez une bonne soirée.”