Qui a une dette envers qui ? Rencontre avec Christine Vanden Daelen et Camille Bruneau

Par N°248 / p. 54-55 • Septembre-octobre 2022

Fin juin, les grandes vacances se profilent, on pouvait envisager un peu de repos, pour celles qui ont la chance de prendre du temps pour elles et les leurs. Le moment idéal pour rencontrer Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen et parler dette, travail gratuit des femmes et inégalités économiques. Car si nous sommes toutes épuisées, ce n’est pas sans lien avec ce dont elles traitent dans l’ouvrage Nos vies valent plus que leurs crédits. Face aux dettes, des réponses féministes.

Camille Bruneau et Christine Vanden Daelen

Alimentées par les apports et rencontres de militantes, de chercheuses, d’autrices, de collectifs, Christine Vanden Daelen, chercheuse en sciences politiques, et Camille Bruneau, sociologues, toutes deux militantes féministes, ont élaboré une série de clés pour comprendre le système financier avec un regard féministe et écoféministe. Elles expliquent, de manière extrêmement pédagogique, combien le capitalisme compte sur le travail gratuit des femmes et comment le système se nourrit des dettes que nous contractons, structurellement et individuellement. Elles montrent que l’austérité, qui définit les grandes lignes politiques de nos États depuis plusieurs années, est sexiste, car elle contraint les femmes à jouer leur rôle assigné de pourvoyeuses de soin pour la reproduction sociale (l’ensemble des activités, des rapports sociaux et des institutions nécessaires à la reproduction de la vie). Mais plus que tout, elles démontrent qu’il ne faut pas avoir honte de nos dettes individuelles car elles ne sont que le résultat d’un système capitaliste hétéropatriarcal dont nous sommes victimes. Et auquel on peut résister !

Éditions le passager clandestin 2022, 288 p., 18 eur.

De quoi est-il question lorsqu’on parle de “dette” dans ce livre ?

Camille Bruneau : “La dette est souvent vue comme quelque chose d’individuel, de financier et de compliqué. Nous, on essaye de dire que la dette n’est pas juste un problème individuel, mais collectif et politique. On ne fait pas un livre compliqué à comprendre. La dette permet de mettre en place des rapports sociaux de domination, des inégalités de classe, de genre, de race. Elle permet aussi d’accentuer des inégalités qui préexistent, car il y a déjà d’autres systèmes de domination. Nous, on met tout ça en lien. On parle donc de “dettes illégitimes”, c’est-à-dire qui ne servent pas les intérêts des populations. On propose aussi de passer à tout autre chose et de concevoir la dette autrement. On propose de mettre en place d’autres formes d’économie, de revaloriser d’autres choses, comme le travail de soin et la nature.”

Christine Vanden Daelen : “On a inversé le stigmate. Ce ne sont pas les femmes qui ont une dette à payer, même si elles le font. Ce sont elles qui sont les créancières d’une énorme dette, qui est la dette sociale, la dette du care.”

En quoi est-ce un enjeu féministe aujourd’hui en Belgique ?

C.V.D. : “C’est devenu un enjeu dès le moment où l’austérité s’est imposée. À partir du moment où le gouvernement a pris des mesures d’austérité, on a directement vu que les personnes les plus impactées étaient celles qui se trouvent du “mauvais” côté des rapports sociaux, des systèmes de domination. On s’est donc d’emblée dit qu’il fallait parler des impacts spécifiques que la dette a sur les femmes. Ces impacts sont évidents et il faut les faire connaître. Le collectif “V’là la facture” l’a fait, par exemple, en créant un outil qui a permis d’élaborer un message à envoyer au gouvernement qui disait : “Voilà la facture et ce que l’État doit aux femmes pour tout le travail gratuit qu’elles font pour compenser les services publics qui sont détruits et toutes les ressources financières qu’elles perdent à cause de votre austérité”.”

Votre lecture écoféministe ajoute une dimension supplémentaire à votre analyse.

C.B. : “Les femmes sont impactées spécifiquement et elles payent plus cher les crises de la dette. La société leur est redevable d’une énorme dette sociale, qu’on appelle “dette reproductive”. Les écoféminismes nous apportent des arguments supplémentaires pour plaider l’annulation des dettes, mais aussi pour concevoir la dette autrement. Ils montrent qu’il y a aussi les dettes coloniales, les dettes écologiques et les dettes qu’on appelle incarnées, qui sont dues à toutes les personnes, à tous les mécanismes, tous les processus, toutes les entités qui contribuent à régénérer le monde et à prendre soin des équilibres.

Les écoféminismes invitent à dépasser la pensée occidentale qui met le technique, le marchand en valeur. Ils appellent à voir conjointement les contributions et l’exploitation des corps marginalisés, de la colonisation des femmes, des territoires, des peuples des Suds dont les ressources ont été pillées, des animaux, de la terre. Ils font le parallèle entre l’accaparement des capacités régénératives de la nature et du travail reproductif des femmes. Ils prennent en considération la dette climatique pour les dommages environnementaux qui impacteront plus durement certaines populations. Les écoféminismes nous invitent à élargir notre conception de la dette et à voir aussi la dette due au vivant.”

Les écoféminismes nous invitent à élargir notre conception de la dette et à voir aussi la dette due au vivant.

C.V.D. : “Les écoféministes vont même plus loin dans le sens où elles proposent un monde sans dettes. Il y a le fait d’élargir les notions de dette, mais aussi celui d’envisager d’autres pratiques et d’autres modes relationnels qui mettent au centre la coopération, l’échange, la durabilité de la vie, pour faire en sorte qu’on ne soit plus dans le rapport duel de quelqu’un doit quelque chose à une autre personne.”

Comment agir à notre échelle ?

C.V.D. : “D’abord, se mettre ensemble, comprendre les logiques structurelles du capitalisme hétéropatriarcal, faire un énorme travail de collectivisation, de vulgarisation, de réappropriation, de luttes et de mobilisation dans la rue.”

Il s’agit de se dire que les femmes sont impactées en tant que travailleuses, en tant qu’usagères de services et d’allocations, en tant que personnes qui vont compenser quand il y a des coupes, en tant que productrices, agricultrices, en tant que victimes des violences…

C.B.  : “C’est dans la rue que ça se passe, mais c’est partout que ça se passe. À l’échelle individuelle, cela passe par le langage ainsi que par le fait de dire “stop” à tout ce qui entretient ces logiques, même si on nous prend pour la “chiante” de service. L’autre chose, pour moi, c’est de revaloriser et montrer l’invisible, signaler dans notre quotidien quand c’est la dixième fois qu’on fait la même tâche et que personne ne le remarque. Montrer que ce n’est pas anodin et évoquer les liens que cela a avec d’autres rapports d’oppression. Montrer pourquoi ce n’est pas juste. Dire “stop”, dire qu’on arrête… et puis surtout, se soutenir.

Nous, dans ce bouquin, on donne un cadre qui peut être utilisé pour l’analyse de n’importe quelle mesure. Il s’agit de se dire que de manière générale, les femmes sont impactées en tant que travailleuses, en tant qu’usagères de services et d’allocations pour elles-mêmes et leurs proches, en tant que personnes qui vont compenser quand il y a des coupes, en tant que productrices, agricultrices majoritaires, en tant que victimes des violences qui augmentent et en tant que personnes qui vont s’endetter. Si on a ces choses-là en tête, je pense qu’on peut réfléchir à plein de choses avec les bonnes clés !”