Faux taxi, vraies victimes et plainte classée sans suite

Par N°251 / p. 34 36 • Mars-avril 2023

Alice et Marine ont toutes les deux été victimes du même violeur. Après la médiatisation du viol subi par Alice, Marine décide de tout faire pour sortir son propre dossier des tiroirs de la Justice : sa plainte avait en effet été classée sans suite. Pourquoi ?

Coline Labeeu, Caroline Lecomte, Juliette Orio, Zoé Penelle, Charlotte Verbruggen (étudiantes en journalisme et membres du projet “Justice à Guichet Fermé”)

© Julia Reynaud

En novembre 2019, Alice, une jeune femme de vingt ans, poste un message Facebook sur la plateforme “ULB Confessions”. Elle accuse un homme de s’être fait passer pour un chauffeur de taxi/Collecto et de l’avoir kidnappée, séquestrée et violée.

La presse s’empare alors immédiatement de l’affaire et, très vite, cette histoire se retrouve dans tous les médias. Le conducteur sera ensuite rapidement retrouvé et inculpé par le parquet de Bruxelles. En effet, il a été reconnu coupable de dix agressions entre 2016 et 2019, pour lesquelles il a été condamné en 2020 et 2022. Il avait pour habitude d’embarquer ses victimes dans son faux taxi et de les emmener dans des endroits isolés pour les agresser sexuellement. C’est d’ailleurs ce mode opératoire particulier qui a permis de relier les différents dossiers.

Alice est la première à s’être exprimée publiquement sur le viol qu’elle a subi. Pourtant, il ne s’agit pas de l’unique victime à avoir porté plainte. Cependant, les autres plaignantes avaient vu leurs dossiers classés sans suite. C’est le cas de Marine qui, à la suite du post Facebook, décide de rouvrir son dossier.

Classement sans suite

Un classement sans suite représente l’arrêt d’une procédure judiciaire consécutive à une plainte. Véronique Laloux, juge au tribunal de première instance du Hainaut pendant 22 ans, rappelle le cheminement d’une plainte. Lorsqu’une plainte est déposée auprès d’un service de police, elle est directement transmise au parquet du procureur du Roi. En fonction des éléments qui composent le dossier, la ou le procureur·e décide alors si elle/il l’envoie à l’instruction et donc devant un tribunal ou pas. Si elle/il estime disposer de suffisamment d’éléments, elle/il peut envoyer cette plainte devant le tribunal correctionnel.

Cependant, si elle/il estime que le dossier manque d’éléments, elle/il peut choisir de classer cette plainte sans suite, ce qui veut dire qu’elle/il n’engagera pas de poursuites sur les faits en cause et qu’aucun procès n’aura lieu.

La loi belge requiert une motivation par la ou le procureur·e du Roi pour une telle décision. Cette motivation ne figure, cependant, que de manière “formelle”. Elle peut se limiter à constater l’absence d’infraction, l’impossibilité d’identifier l’auteur·e des faits, l’insuffisance de charge ou encore l’”opportunité des poursuites”. Cette dernière motivation est un principe de droit pénal qui offre une liberté d’appréciation. En l’invoquant, le parquet se donne le droit de poursuivre ou non. Selon Véronique Laloux, la cause la plus fréquente de classement sans suite dans les cas d’agressions sexuelles proviendrait du manque de preuves.

Le classement sans suite est supposé être un état provisoire de la plainte. Mais, si la réouverture du dossier ne s’avère pas motivée par la partie civile, il arrive souvent que ces plaintes soient simplement mises de côté pour raison de surcharge dans les services judiciaires. De nombreuses plaintes sont déposées chaque jour et les magistrat·es, à l’image de toute la Justice, manquent d’effectifs et croulent sous les dossiers. La situation est telle qu’au final, des choix sont faits quant aux dossiers traités et à l’urgence de ces derniers.

Des tribunaux spéciaux ?

“La manière dont fonctionne la Justice pénale est inadaptée”, constate Pierre Monville, avocat au barreau de Bruxelles depuis 32 ans, avec Marion de Nanteuil, avocate au barreau de Bruxelles depuis 2 ans. Les deux proposent des solutions : le problème viendrait du fait que la Belgique se trouve dépourvue de tribunaux dédiés spécifiquement aux affaires de violences sexuelles et intrafamiliales.

Ces dispositifs ont en effet montré des résultats remarquables en Espagne après leur instauration en 2004 dans la foulée d’une “loi de mesures de protection intégrale contre les violences de genre” exercées par un (ex-)partenaire. Les féminicides auraient baissé de 25 %. D’après les chiffres officiels, entre 2005 et 2021, plus de 700.000 sentences avaient été prononcées et près de deux millions de plaintes traitées, soit 150.000 par an. Ce système permettrait un traitement plus rapide des plaintes, un nombre de condamnations plus élevé ainsi qu’une augmentation du nombre de plaintes déposées.

Un jour, une lettre

Son dossier avait été classé sans suite, sans qu’elle n’ait été tenue au courant de l’enquête.

Dans l’affaire du faux Collecto, Marine a un jour reçu une lettre lui expliquant que son dossier avait été classé sans suite, sans qu’elle n’ait été tenue au courant de l’enquête réalisée en amont.

Les deux avocat·es qu’axelle a rencontré·es dénoncent un manque de prise en compte des sentiments de la victime. De leur point de vue, le parquet devrait informer davantage sur l’enquête en cours ainsi que sur le délai de prescription, période à l’issue de laquelle il ne sera plus possible de porter son affaire devant un tribunal et d’obtenir justice.

Le dossier de Marine a, cependant, pu être rouvert à sa demande en raison des nouveaux éléments ajoutés à l’affaire grâce au témoignage d’Alice. Ces éléments ont permis d’obtenir ensuite une deuxième condamnation de l’agresseur – et de reconnaître Marine comme victime. Dans certains cas, la victime peut demander que son dossier soit rouvert. C’est le cas, par exemple, lorsqu’elle dépose une deuxième plainte envers le même agresseur pour des faits similaires.

Marion de Nanteuil explique aussi que lorsqu’une seconde plainte est déposée à l’encontre de la même personne par une autre victime, il est possible que la/le procureur·e décide de lier les plaintes et de rouvrir le premier dossier d’abord classé sans suite. Les avocat·es indiquent cependant que ces deux possibilités sont des cas rares.

Marion de Nanteuil précise également que quoi qu’il arrive, aussi bien le classement sans suite que la réouverture sont des décisions prises par le parquet sans aucun contrôle. Pierre Monville ajoute qu’une victime de violences sexuelles peut tout de même contester le classement en se constituant partie civile. Dès lors, un·e juge d’instruction se saisit de l’affaire. Ce processus, chronophage et coûteux, ne peut être dès lors envisagé par toutes les victimes.

  • À lire / Au bénéfice du doute. À partir du cas d’un acquittement dans une affaire d’atteintes à l’intégrité sexuelle sur trois sœurs, axelle s’est demandé si, en Justice, la parole de trois mineures avait moins de poids que celle d’un homme établi. En examinant en compagnie d’expert·es la construction juridique du “doute”, notre enquête interroge plus largement la façon dont la Justice pourrait prendre en charge ce type de crimes.

Changer les mentalités, mais aussi les institutions

Selon les deux avocat·es, les mentalités doivent changer. Pierre Monville indique que certain·es membres du parquet conservent le réflexe de mettre en doute la parole de la personne qui dépose plainte pour violences sexuelles. “Rien que savoir où déposer plainte, c’est encore un parcours. Il y a souvent un sentiment de honte, de culpabilité. Aller déposer plainte n’est pas banal”, explique-t-il. Selon lui, cette démarche est à prendre très au sérieux.

“Plus il y aura de Centres de Prise en charge des Violences Sexuelles, plus la récolte des preuves sera efficace et moins le procureur aura de raisons de classer sans suite”, indique Marion de Nanteuil. Elle conclut en expliquant que, lors d’une procédure, ces CPVS sont un avantage considérable pour étayer les dossiers de viol en termes de preuves.

De manière générale, pour que les choses avancent réellement, d’après les victimes que nous avons rencontrées ainsi que les professionnel·les du monde judiciaire, il faudrait davantage de communication entre le parquet et les victimes, notamment en ce qui concerne les décisions de classement sans suite, mais aussi davantage de CPVS et surtout l’instauration de tribunaux uniquement dédiés aux affaires de violences sexuelles et intrafamiliales.

  • À lire / Violences sexuelles : peut-on rendre justice autrement ? En Belgique, une personne sur deux se déclare victime de violences sexuelles. Certaines féministes plaident pour un durcissement des politiques pénales. D’autres voix – parfois les mêmes, parfois différentes – font état d’un système pénal aux nombreuses failles, en particulier lorsqu’il s’agit de protéger les femmes des violences machistes. Face à ce constat, parler de “réparation” s’apparente à parler d’un impossible. Comment se “reconstruire” à la suite de violences sexuelles ? Des survivantes et des professionnel·les ont accepté de témoigner, pour réfléchir ensemble à de meilleures manières de rendre justice.