Dark romance : un genre qui dérange ?

Connaissez-vous le genre de la dark romance (“romance sombre”), ces romans ciblant un lectorat de jeunes filles en quête d’évasions littéraires sentimentales et sexuelles ? Ce genre, apparu ces dernières années, met en scène des personnages souvent stéréotypés, nouant des relations d’emprise aux ressorts très patriarcaux. Faut-il s’en méfier ?

CC JP Valery / Unsplash

Les sujets des histoires sont parfois hyper durs parce qu’on va lire des passages de viol, de kidnapping. Le vécu des personnages, c’est quelque chose qui me touche énormément et en fonction de ça, on voit leur évolution et ça, j’adore”, nous explique Emma. Cette jeune lectrice de 17 ans gère un compte Instagram dans lequel elle publie ses avis de lecture. La plupart des avis qu’elle émet concernent les livres de romance en tout genre, de la catégorie plus générale “Young Adult” (“jeune adulte”) mettant le plus souvent en scène des personnages de 16 à 25 ans, autour de sujets tels que l’amitié, l’autorité, le mal-être, la famille, la violence, l’amour, la sexualité…, jusqu’au genre de la dark romance.

Un scénario érotico-patriarcal

Les romans de dark romance suivent généralement toujours le même schéma : une femme faible soumise à un homme puissant, le tout habillé de scènes de violence et de scènes érotiques (parfois les deux confondues). Emma est consciente que ce qui est écrit dans ces livres n’est pas sain et que dans la réalité, des relations toxiques peuvent éveiller des traumatismes comme la dépendance affective ou le syndrome de Stockholm, mais, selon elle, ces ouvrages sont davantage que des livres érotiques dans lesquels de nombreuses femmes trouvent du plaisir. À son avis, ce sont des livres avec des histoires profondes qui lui donnent envie d’en tourner les pages dans l’espoir de découvrir une fin heureuse.

Cependant, elle s’est fixé une limite concernant la violence : “La plupart des romans de dark romance que je lis, ce sont des histoires dans lesquelles la protagoniste ne subit pas de violences de la part de l’homme auquel elle est censée être soumise : ses traumatismes viennent du passé.” Emma insiste bien sur le mot “censée”. D’après elle, les héroïnes sont des femmes qui se battent et ne se laissent pas faire. On trouverait donc peut-être une forme de féminisme dans ces livres ? Le doute est permis quand on sait que le roman de dark romance qui fonctionne le mieux chez les jeunes est Captive, de Sarah Rivens (Hlab Éditions 2022).

Captive est un des livres de dark romance qui s’est le plus vendu ces derniers mois dans les différentes librairies de Belgique.

Écrit sur Wattpad (un réseau social sur lequel les utilisateurs/trices peuvent lire ou partager des récits), ce livre raconte l’histoire d’Ella, une captive d’un groupe de criminels. Abusée et violentée, la jeune fille est vendue à Asher, un mafieux qui la violente également. Cependant, une histoire d’amour naît entre les deux protagonistes – un “amour” fondé sur la violence où la jeune fille est sous emprise. Captive est un des livres de dark romance qui s’est le plus vendu ces derniers mois dans les différentes librairies de Belgique. D’après nos informations (octobre 2023), 82 exemplaires de ce titre avaient été vendus chez Filigranes, à Bruxelles, alors qu’en moyenne, la librairie vend une dizaine de livres de dark romance par mois. À Mons, dans le Hainaut, chez Scientia, c’est plus d’une centaine de livres qui ont été pris d’assaut. Un succès auquel la majorité des libraires ne s’attendaient pas. Serait-ce le retour de la tendance des fantasmes écrits ? Après le succès de Cinquante nuances de Grey de l’autrice E.L. James, sorti en 2010 (le roman le plus vendu dans le monde en 2012…) ou les titres très formatés de la maison d’édition Harlequin dans les années 1980, il semblerait qu’un nouveau cycle de romance rencontre un immense succès.

Une limite d’âge ?

Selon les librairies Filigranes et Scientia, la majorité des acheteurs/euses sont des jeunes filles âgées en moyenne de 12 à 18 ans. Les libraires et les parents interrogés lors de nos visites sur place pensent que c’est trop jeune pour dévorer des histoires érotiques sombres et apparemment très stéréotypées, qu’il faudrait peut-être imposer une limite d’âge.

Je ne pense pas qu’il faut limiter, ça ne servirait à rien. Il faudrait plutôt accompagner les lectrices dans la lecture, leur faire savoir qu’on est à l’écoute, non pas les mépriser pour ce qu’elles choisissent de lire.

Ce n’est pas l’avis d’Aylin Manço, autrice et traductrice de 32 ans (elle avait signé la Féministe Fiction de notre n° 249), qui s’intéresse à la découverte de la sexualité dans les romans. “Je ne pense pas qu’il faut limiter, ça ne servirait à rien. Il faudrait plutôt accompagner les lectrices dans la lecture, leur faire savoir qu’on est à l’écoute, non pas les mépriser pour ce qu’elles choisissent de lire.” Elle trouve que l’interdiction serait particulièrement contre-productive à une étape de la vie connue pour tester les interdits.

Si les filles ne peuvent pas parler de sexualité à la maison, elles vont en parler entre elles et se pencher vers des lectures qui peuvent développer leurs fantasmes.

Aylin Manço a notamment publié Les Éblouis (Sarbacane 2022), une histoire inspirée de l’univers d’Harry Potter mélangeant fantastique, jeunesse, mais aussi premières découvertes sexuelles entre adolescent·es. Ce roman a été lu dans différentes écoles, et l’autrice a été invitée à échanger avec les élèves sur leurs ressentis à la lecture du roman. “Les filles étaient nombreuses à prendre la parole, les garçons sont beaucoup plus timides à ce sujet. Ce n’est pas étonnant qu’elles découvrent les livres érotiques de plus en plus en jeunes. Si elles ne peuvent pas en parler à la maison, elles vont en parler entre elles et se pencher vers des lectures qui peuvent développer leurs fantasmes.”

Et les lectrices moins jeunes ?

Avec l’apparition du réseau social TikTok, de nombreuses lectrices échangent leurs avis sur les livres de romance et, depuis la sortie de Captive, la dark romance est devenue virale auprès du jeune public féminin. Mais qu’en est-il de celles qui n’ont plus vingt ans ? Certes, les livres érotiques ont toujours bien fonctionné auprès des femmes, mais la dark romance serait-elle également tendance pour elles ? La réponse est simple : pas tellement.

J’ai lu un peu de dark romance, notamment Captive, mais cela m’a très vite mise mal à l’aise. Mon vécu relationnel a été compliqué et ces histoires malsaines ont fait ressortir des mauvais souvenirs.

Lisa a 24 ans, elle est jeune travailleuse et lit beaucoup de livres de romance, de “romantasy” (“romance” + “fantasy”) et de “Young Adult”. “Ce que j’aime dans ces livres, c’est que je peux m’identifier à l’héroïne. Elle a souvent mon âge et vit les mêmes galères. Et puis on ne va pas se mentir, l’aspect érotique et “spicy” [épicé en anglais, au sens d’excitant, ndlr] fait que de nombreuses femmes comme moi lisent des livres de romance.” Cependant, la dark romance n’a pas attiré Lisa, bien au contraire : “J’ai lu un peu de dark romance, notamment Captive, mais cela m’a très vite mise mal à l’aise. Mon vécu relationnel a été compliqué et ces histoires malsaines ont fait ressortir des mauvais souvenirs.”

Ressorts sombres

Pour sortir indemne d’un roman de dark romance, faut-il avoir un bagage émotionnel “stable”, n’avoir jamais vécu de situations de violence… ? C’est l’avis d’Emma, la jeune lectrice de 17 ans. “La dark romance n’est pas donnée à tout le monde, les histoires sont dures. J’ai des copines qui ont été traumatisées par ce qu’elles ont pu lire.”

Pour Aylin Manço, les ressorts sombres de la dark romance n’incitent pas directement les lectrices à vouloir reproduire le même schéma relationnel que les personnages. Qui voudrait être kidnappée et enfermée ? Personne. Selon elle, ces romans sont plutôt de l’ordre du fantasme, d’un interdit stimulant et, avant tout, un moyen de décompresser.

La dark romance n’est pas donnée à tout le monde, les histoires sont dures. J’ai des copines qui ont été traumatisées par ce qu’elles ont pu lire.

Malgré le fait qu’Emma reconnaisse que certaines de ses amies ont été “traumatisées” par leur lecture, la jeune femme soutient que les héroïnes de la plupart des romans de dark romance sont des femmes fortes, sensibles et résilientes qui se battent pour prendre leur place dans un monde dominé par les hommes, y compris dans le domaine de la sexualité. La plupart des lectrices que nous avons interrogées dans le cadre de cet article au sujet des passages érotiques explicites pensent que le plaisir sexuel de l’héroïne est une priorité pour le protagoniste masculin.

Le schéma d’une femme sexuellement excitée par sa soumission à un homme est en effet un ressort fondamental du maintien de la domination patriarcale.

On peut toutefois s’interroger sur l’origine de certains fantasmes, et sur l’impact des représentations de relations femmes/hommes inégalitaires et toxiques à un âge où les lectrices sont elles-mêmes en train de se construire d’un point de vue relationnel et affectif. Le schéma d’une femme sexuellement excitée par sa soumission à un homme est en effet un ressort fondamental du maintien de la domination patriarcale. Dans notre n° 244 (janvier-février 2022), nous avions analysé l’ouvrage de la professeure Kristen Ghodsee, Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme (Éditions Lux 2020). L’autrice a notamment observé, appuyée par de nombreuses études et analyses, que les femmes d’Allemagne de l’Est étaient sexuellement plus satisfaites que celles de l’Ouest, du fait que les femmes de l’Est travaillaient (et n’étaient pas confinées au foyer comme la plupart des femmes de l’Ouest) : elles étaient donc indépendantes financièrement. Par ailleurs, les tâches domestiques étaient mieux réparties à l’Est ; cet équilibre est corrélé à des orgasmes féminins plus fréquents.

Si nous vivions dans une société plus égalitaire, les fantasmes charriés par la dark romance exciteraient-ils toujours les lectrices ? L’EVRAS, l’éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle, pourrait peut-être aider les jeunes filles à trouver elles-mêmes des réponses, en attendant qu’un nouveau genre littéraire fasse tomber celui-ci des étagères.