“Laure est là” : le deuil impossible des familles des victimes de féminicide

Par N°246 / p. Web • Mai-juin 2022

Un documentaire donne la parole aux parents de Laure Nobels, victime de féminicide à 16 ans, et met le doigt sur les conséquences irréparables de cet acte de domination ultime des hommes sur les femmes dans notre société.

Capture d’écran du film "Laure est là" d’Yves Gervais. Image d'archives © Fondation Laure Nobels

Le numéro gratuit pour les victimes de violences conjugales est le 0800 30 030. C’est une ligne d’écoute qui peut donner des conseils adaptés à chaque situation. Pour celles qui ne peuvent pas appeler, un chat est accessible sur le site www.ecouteviolencesconjugales.be. En cas d’urgence, composez le 112.

Mettre un visage derrière ce dossier”. Dans le documentaire Laure est là, c’est de cette manière que les parents de Laure Nobels, Isabelle Blockmans et Claude Nobels, résument leur réaction lorsque la Justice leur propose une médiation avec le meurtrier de leur fille. Les parents envoient à la place un album photo rempli des images de la vie de Laure, album qui sera versé au dossier judiciaire. Ce sont ces mêmes images d’archives, particulièrement émouvantes, qui parsèment le documentaire d’Yves Gervais. Le réalisateur a longuement interviewé les parents de Laure “pour leur rendre cette parole que j’ai toujours considérée comme leur étant confisquée”, comme il l’explique dans le communiqué de presse. À travers les mots de ces parents terriblement affectés, le film aborde la question de l’impossibilité du deuil et du pardon, mais aussi les conséquences des féminicides sur les familles des victimes.

Citer le nom de Laure

Le 9 mai 2012, à Bruxelles, Laure Nobels, 16 ans, est assassinée par son petit ami de 17 ans dans la maison familiale de celui-ci. Après lui avoir ligaturé le cou avec sa chaînette, il s’est acharné à mains nues. Laure a été étranglée pendant 1 minute et demie. Elle voulait le quitter. “En lui arrachant la vie, je gardais Laure pour moi”, a déclaré son meurtrier lors du procès.

“Nous avons accepté de parler dans ce documentaire car nous voulons que cela soit utile pour d’autres victimes. J’espère que cela sensibilisera le grand public mais aussi le monde judiciaire car il y a du boulot”, souligne Isabelle Blockmans, interrogée par axelle. Claude Nobels poursuit : “nous souhaitons que ce film soit utile, pas thérapeutique. Je ne suis pas là pour m’épancher sur les souffrances occasionnées, même s’il est difficile d’y échapper. Il faut attirer l’attention sur le sort des victimes dans ce genre d’affaire, dont la Justice ne tient absolument pas compte. Il y a une sorte d’inversion qui se met en place durant le parcours judiciaire : la personne dont on s’occupe, c’est l’auteur. Les victimes ne font qu’acte de présence. Je pense que les fois où on a cité le nom de Laure lors des procès se comptent sur les doigts de la main.”

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Protection de la jeunesse ?

Dans cette affaire, ce processus est renforcé par le fait que l’auteur est mineur et bénéficie donc de mesures dites protectionnelles. Il faudra attendre un procès en appel en 2014 pour que la juge de la jeunesse se dessaisisse du dossier et décide qu’il sera jugé comme un adulte, dans une cour d’assises. “Dans ce contexte, nous, proches de Laure, n’avons rien à dire. Nous ne pouvons pas nous porter partie civile et nous n’avons pas accès au dossier”, résume Claude Nobels.

Claude Nobels et Isabelle Blockmans. Capture d’écran du film “Laure est là” d’Yves Gervais.

“C’est vrai qu’ici, nous parlons de nous comme des victimes, mais nous sommes des victimes collatérales. La victime, c’est Laure et elle est morte. La Justice ne s’en occupe plus. L’auteur, par contre, pourrait revenir dans la société un jour, sa potentielle réinsertion est préparée dès le départ”, observe Isabelle Blockmans. Claude Nobels précise : “Et je n’ai rien contre la loi de 1964 de protection de la jeunesse, je trouve que c’est une bonne loi, qui a d’ailleurs inspiré d’autres pays. Il faudrait cependant l’amender. Le film est là pour interroger et conscientiser le législateur à ce sujet. Dans l’état actuel des choses, la loi entraîne des conséquences considérables pour les victimes.”

C’est vrai qu’ici, nous parlons de nous comme des victimes, mais nous sommes des victimes collatérales. La victime, c’est Laure et elle est morte.

Au terme du procès, en 2016, l’auteur est condamné à 14 ans de prison, dont il ne fera que 19 mois. Il a purgé une partie de sa peine dans un centre pour mineurs. Il a ensuite bénéficié d’une libération sous surveillance électronique et d’une libération sous conditions en 2019. À rebours des discours contre la prison, les parents de Laure estiment que le meurtrier méritait une peine plus lourde. “C’était l’un des arguments de l’avocat du meurtrier de ma fille : “On ne va pas en plus lui ajouter une peine de prison. Sa punition, c’est de vivre avec ça toute sa vie.” On devrait le plaindre en plus ! Que les prisons soient des cloaques n’est pas raisonnable mais je pense néanmoins que chaque peine rendue par la Justice est l’incarnation des valeurs de la société. 14 ans pour avoir tué ma fille et pour être resté plus d’une heure près de son corps sans rien faire, ce n’est pas suffisant. Pour moi, il aurait dû recevoir 30 ans de prison et voir sa vie être impactée. Quand je parle avec des victimes de violences conjugales, elles parlent toutes de l’impunité et la dénoncent. Les violences faites aux femmes continuent à cause de cette impunité, parce que la société ne montre pas clairement son refus de ce type d’acte”, explique Isabelle Blockmans.

Laure était très entourée, elle avait beaucoup d’amis et d’amies. Certaines d’entre elles sont très traumatisées par ces événements. Elles représentent aussi la jeunesse, mais aucune mesure de protection ne s’applique pour elles !

Claude Nobels reprend : “J’ai aussi envie de dire que Laure était très entourée, elle avait beaucoup d’amis et d’amies. Certaines d’entre elles sont très traumatisées par ces événements. Durant le procès, une amie de Laure a fait une crise de panique. Elles représentent aussi la jeunesse, mais aucune mesure de protection ne s’applique pour elles ! Quand il a été libéré, elles allaient en festival et avaient peur de le croiser. La prison, c’est aussi mettre les victimes en sécurité. Je rappelle qu’il s’agissait d’un jeune homme en aveu de meurtre et que la juge de la jeunesse qui a décidé de son dessaisissement a estimé qu’il y avait un risque de récidive. Il a aussi été accepté à l’ULB, où on nous a rétorqué que cela faisait partie de sa réinsertion. Des amies de Laure avaient peur de tomber nez à nez avec lui sur le campus.”

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Une question de justice

Au sujet de la peine, Isabelle Blockmans continue : “Les gens nous répondent qu’une peine plus lourde ne va pas nous ramener Laure. Comme si nous étions assez bêtes pour le penser ! Ce sont deux choses différentes : d’un côté, il y a notre souffrance face au meurtre de Laure et de l’autre, il y a le sentiment de justice. C’est scandaleux de ne donner que quelques mois de prison à quelqu’un qui est responsable d’autant de souffrances.”

Pour apaiser leur douleur, notamment face aux violences institutionnelles de la Justice, les parents de Laure sont soutenus par le Service Laïque d’Aide aux Justiciables et aux Victimes, dont l’équipe pluridisciplinaire intervient auprès des personnes ayant subi un traumatisme. “Nous y avons rencontré des personnes formidables, décrit Claude Nobels. Malheureusement, nous en avons entendu parler bien tard, par le bouche-à-oreille. C’est normalement à la police de nous diriger vers ce centre !”

Utiliser le mot féminicide

Au moment du meurtre de Laure, le mot “féminicide” n’était pas encore utilisé. Aujourd’hui, ses parents trouvent qu’il est important de le faire. “Le féminicide a ceci de spécifique qu’il résulte d’une relation d’emprise d’un homme sur une femme. Il y a des manipulations, des violences psychologiques, de la jalousie. C’est ce qui s’est produit dans le cas de Laure”, analyse Isabelle Blockmans. Claude Nobels poursuit : “Qu’est-ce qu’un féminicide ? La définition est très claire, c’est le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme. C’est important de mettre en avant que des hommes tuent des femmes parce qu’elles sont considérées comme inférieures. Le meurtrier de ma fille est très musclé, il allait à la salle de sport, cette suprématie physique joue également. Ce jour-là, Laure voulait le quitter. Il l’a tuée car elle a osé lui tenir tête. Cela se retrouve dans nombre de féminicides.

Ce jour-là, Laure voulait le quitter. Il l’a tuée car elle a osé lui tenir tête. Cela se retrouve dans nombre de féminicides.

Le documentaire évoque également la création de la Fondation Laure Nobels. Jeune écrivaine, elle a laissé derrière elle un roman et trois nouvelles qui composent la première publication de la Fondation, intitulée Tommy. Cette Fondation qui porte son nom soutient la publication d’œuvres littéraires en français, écrites par de jeunes auteurs et autrices âgé·es de 15 à 19 ans et de 20 à 24 ans. Le but des parents de Laure est de stimuler l’écriture chez les jeunes, de faire connaître leurs œuvres auprès du grand public, et de perpétuer le nom de leur fille à travers une initiative qui promeut le potentiel créatif des jeunes.

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Pardon, “par le don”

“Je n’ai pas pardonné au sens judéo-chrétien. Il y a par contre des choses intéressantes dans cette notion de pardon, littéralement cela signifie “par le don”. Après un tel drame, on peut essayer de s’en sortir en donnant aux autres gratuitement. C’est pour cela que nous avons créé cette Fondation”, raconte Claude Nobels dans le documentaire.

En 2018, la judokate professionnelle Lola Mansour a remporté le prix Laure Nobels avec son livre Ceinture blanche. Lola Mansour souligne pour axelle : “J’étais gravement blessée à la tête à ce moment-là et ma mère a envoyé mon manuscrit à la Fondation sans me le dire. C’est comme cela que j’ai pris connaissance de l’histoire de Laure et de ses parents. J’ai été bouleversée. C’est une chose de lire des articles sur le sujet, c’en est une autre de se prendre leur souffrance en pleine figure. Petit à petit, ils m’ont fait confiance et m’ont raconté le parcours judiciaire et la violence qu’ils ont subie, par exemple quand l’avocat du meurtrier a rétorqué qu’il ne fallait pas gâcher sa vie pour une minute et demie… La vie de Laure est gâchée pour toujours !”

Les parents de Laure m’ont donné la force de me lever de mon fauteuil et de transformer mon indignation en action.

Chaque année, le 22 décembre, jour de l’anniversaire de Laure Nobels, Lola Mansour avec d’autres citoyen·nes organisent une action contre les féminicides, intitulée “Noël sans elles”, qui met notamment en avant les familles des victimes. “Les parents de Laure m’ont donné la force de me lever de mon fauteuil et de transformer mon indignation en action, explique la judokate. Lors d’une action Noël sans elles, nous avons rencontré par hasard l’athlète Fanny Appes qui a survécu à une tentative de féminicide. Elle avait porté plainte plusieurs fois à la police contre son ex-compagnon. Ce ne sont pas des dysfonctionnements isolés. Ce sont des problèmes de société.”

Aider les filles

Lola Mansour se dit “transformée” par la rencontre des parents de Laure via leur Fondation. “Ils ont une place très spéciale dans mon cœur. Ils m’ont permis de cheminer, c’est grâce à Laure et à ce que j’ai appris des violences faites aux femmes que j’ai lancé avec d’autres sportives le collectif Balance ton sport, qui lutte contre les violences faites aux femmes dans le milieu sportif, un milieu que je connais bien, développe-t-elle avant de conclure : Je pense qu’il faut apprendre à frapper à toutes les petites filles de 7 à 15 ans. Face aux violences qui persistent, il faut les initier aux sports de combat. Si cela a pu arriver à Laure, qui était tellement lumineuse, tellement entourée d’amour, cela peut arriver à nous toutes.”

© Fondation Laure Nobels

L’amour, c’est effectivement ce qui ressort du documentaire d’Yves Gervais. L’amour de ses parents pour Laure, mais aussi l’amour qu’Isabelle et Claude se portent l’un·e envers l’autre. “Aucun deuil ne se ressemble mais perdre son enfant d’une mort violente, c’est extrêmement difficile. Ce qui me hante, c’est qu’elle s’est débattue. Nous avons été présent·es pour Laure toute sa vie mais nous n’avons pas été avec elle à ce moment-là. J’ai beaucoup de stress post-traumatique, cela va m’handicaper le reste de ma vie. Nous nous soutenons mutuellement mais parfois nous sommes le paratonnerre de l’autre, quand la douleur est trop forte”, explique pudiquement Isabelle Blockmans. “Laure était une fille et j’ai adoré avoir une fille. Tout ce que je peux faire pour aider les filles aujourd’hui, je le ferai”, termine Claude Nobels.  Plus que jamais, Laure est toujours là.

Depuis le début de l’année 2022, la Belgique compte au moins dix victimes de féminicide. Elles étaient vingt-deux en 2021.

Laure est là, Yves Gervais, 89 minutes, avant-première ce 2 juin à l’Espace Magh, à 16 heures.