Déconfinement : pour Aurore Kesch, c’est le moment « d’affirmer que nous avons prise sur l’avenir »

Par N°229 / p. WEB • Mai 2020

Le déconfinement s’annonce compliqué, surtout pour les personnes déjà fragilisées. Tout le long du confinement, Vie Féminine a interpellé les politiques sur la situation particulière des femmes et des personnes précaires. L’association vient d’écrire une lettre ouverte dans laquelle elle s’inquiète de la non-prise en compte de ces spécificités lors des décisions adoptées pour organiser le déconfinement. Aurore Kesch, présidente de Vie Féminine, analyse, pour axelle, cette période charnière. (4 mai 2020)

Aurore Kesch © Sarah Benichou pour axelle magazine

Vous écrivez que le déconfinement sera à l’image du confinement. Que voulez-vous dire ?

“Lors du confinement, des choses sur lesquelles nous alertions déjà – notamment le 8 mars dernier – ont été rendues visibles. Quelques exemples : la charge mentale du foyer qui pèse sur les femmes, le problème du partage des tâches inégalitaire, le travail reproductif qui incombe aux femmes et qui est invisibilisé et dévalorisé face au travail productif, la conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée qui est compliquée pour les femmes, tellement compliquée que cela devient un conflit. Il y a aussi le fait que les métiers qui sont au front de cette crise sanitaire sont des métiers très féminisés. Les femmes sont donc au front aussi bien à l’intérieur de leur foyer qu’à l’extérieur.

Sur les violences faites aux femmes aussi, toutes nos craintes se sont réalisées : nous avons assisté à une aggravation générale de la situation. Nos équipes sur le terrain témoignent également du fait que les femmes restent significativement les plus privées de l’espace public : même en période de confinement, les hommes semblent beaucoup plus être sortis que les femmes.

La question du travail gratuit des femmes, quant à elle, est devenue plus prégnante. C’est hallucinant que les femmes soient appelées à coudre des masques et qu’elles soient les seules de toute la chaîne de fabrication de ces masques à ne pas être payées. Les femmes ont dû pallier le manque de propositions du service public. Il faut revaloriser le secteur non-marchand et celui des soins de santé.”

C’est la conclusion que vous tirez de cette crise ?

“Oui, et c’est ce que nous attendons du déconfinement. Malheureusement, ce qu’on commence à comprendre, c’est que l’économie risque de rester la plus importante. Quand on ouvre les magasins de bricolage avant de permettre aux gens de voir leur famille, alors même que les infectiologues ne sont pas vraiment d’accord avec cette mesure, cela montre quelles priorités le gouvernement porte.

On a entendu ironiser des personnes, dire qu’elles allaient donner rendez-vous à leur famille dans les magasins : c’est l’expression populaire d’un ras-le-bol qui est juste. Bien sûr qu’il faut penser aux indépendant·es, aux gens qui ont perdu leur boulot. Nous allons vivre une crise économique qui aura de graves conséquences. Il faut néanmoins parler de tout le reste, tout ce qui fait tenir la société debout, et notamment le secteur du soin aux autres.

Ce sont les femmes qui prennent soin de la société. Le capitalisme se fait sur le dos des femmes. Dans une carte blanche écrite par Nathalie Grandjean et Séverine Dusollier, nous alertions déjà collectivement sur le fait qu’on ne trouvait pas d’expert·es en genre ou venant du secteur social parmi les expert·es qui organisent le déconfinement. Il y a beaucoup d’expert·es lié·es au monde économique dans ce groupe, et on a finalement obtenu le déconfinement que l’on craignait.”

Quels espoirs avez-vous ?

“Quand on entend les expert·es, on sait qu’on risque de vivre plusieurs moments de confinement et de déconfinement dans les mois à venir. Il faut faire en sorte de pouvoir protéger les plus vulnérables de façon pérenne, ne pas devoir recommencer à alerter sur les mêmes choses à chaque fois. Plein de choses se passent en ce moment, on reçoit et on participe à beaucoup de cartes blanches, de lettres ouvertes de la société civile, des voix foncièrement alternatives. Je trouve que c’est une période intéressante.

Comme toute crise, il y a des opportunités à saisir pour faire advenir la société à laquelle nous aspirons.

J’ai lu à plusieurs reprises des commentaires sur les personnes qui applaudissent le personnel de première ligne à 20h, et qui disent que leur geste est un geste creux et dépolitisé et qu’il y a des gens qui ont voté à droite qui applaudissent aussi, que ce n’est pas normal. Je trouve au contraire qu’il faut s’emparer de cet élan-là, pour l’emmener plus loin, en décodant, avec les gens ce qui est en train de passer. Il s’agit notamment d’une question de choix posés auparavant. Et d’affirmer que nous avons prise sur l’avenir ! Des gens qui sortent de chez eux pour signifier aux autres qu’ils les remercient et les encouragent, au-delà de leur intérêt personnel factuel, c’est un geste qui porte en lui la possibilité d’autre chose, qui constitue à mon sens une réelle opportunité de participation à une réflexion collective. Ça peut constituer un bon début. Mais il faut aller nécessairement plus loin.

Ce qui m’intéresse maintenant, c’est comment aller plus loin avec tout le monde. Je crains que beaucoup oublient rapidement ce premier élan, notamment à cause des discours fatalistes distillés par les politiques néo-libérales. Je comprends évidemment que beaucoup aspirent à retrouver leurs vies d’avant, mais il serait sans doute intéressant de ne pas rentrer trop vite dans nos zones de confort. Parce que c’est peut-être le moment ou jamais pour une r/évolution… même si on n’est pas encore tous prêts à ça. Comme toute crise, il y a des opportunités à saisir pour faire advenir la société à laquelle nous aspirons : une société qui ne laisserait personne de côté et qui ne ferait plus de la production le seul rapport possible au monde.”