Inceste : une urgence sociétale à l’aube des élections

À l’écoute de Pascale Hardy, une des témoins du documentaire Un silence si bruyant réalisé par Emmanuelle Béart et Anastasia Mikova, axelle brosse le tableau du paysage institutionnel – pauvre – de la prise en charge de survivant·es d’inceste en Belgique, alors que le monde politique semble vouloir se saisir de la problématique.

Collage contre l'inceste, rue du Chevaleret, à Paris, en juin 2021. Si l’inceste touche 2 à 3 enfants par classe en France, ces chiffres, d’après les associations spécialisées, valent aussi pour la Belgique. CC Polymagou, via Wikimedia Commons

Quand tu décides de prendre toute ta force et d’appeler, ça demande une énergie infinie”, nous explique Pascale Hardy. Elle se revoit il y a quelques années : “Je suis assise, avec mon carnet, mon bic, ça fait peur, mais je vais enfin oser…” Toutefois l’association dont Pascale Hardy forme le numéro ne dispose pas de ressources suffisantes pour prendre tous les appels ; les siens restent sans réponse. “Je suis adulte, mais un enfant, une adolescente ? Quand on est victime d’inceste, le cheminement pour arriver à en parler est très lourd, déni, tabou, peur de ne pas être crue… Quand on est prête, on ne peut pas ne pas avoir de réponse, c’est la moindre des… décences. SOS Inceste Belgique n’est pas fautive, affirme Pascale : elle est le symptôme du manque abyssal de moyens.”

Quand on est victime d’inceste, le cheminement pour arriver à en parler est très lourd, déni, tabou, peur de ne pas être crue… Quand on est prête, on ne peut pas ne pas avoir de réponse, c’est la moindre des… décences.

En effet, l’asbl rémunère une seule personne et travaille avec quelques bénévoles sur différents volets : prévention, sensibilisation, suivi des victimes, plaidoyer politique pour faire respecter l’interdit de l’inceste… Menacée en permanence de dépôt de bilan, la petite structure a de nombreuses fois interpellé les pouvoirs publics, sans réponse structurelle à ce jour. Pour trouver de l’aide, Pascale, qui réalise suite à la mort de son père, 40 ans après les faits, qu’il l’a incestée pendant des années, a poussé les portes des associations existantes. Son constat : il en faudrait plus. Beaucoup plus.

Des recommandations existent

En France, mise en place par le gouvernement, la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants, la CIIVISE, a énoncé en novembre dernier ses préconisations de politiques publiques après trois ans de travaux, attestant de l’ampleur du phénomène. Elle espérait pouvoir poursuivre ses travaux avec la même équipe, mais 12 de ses 23 membres ont démissionné suite à l’éviction de son président, le juge Edouard Durand, une décision indiquant un changement d’approche. Chez nous, dès 2018, l’Université des Femmes réalisait, en collaboration notamment avec SOS Inceste Belgique, un travail d’envergure dans le cadre d’un rapport d’expertise et de recommandations pour la prise en charge institutionnelle de cette violence sexuelle spécifique.

Quand vient le moment de parler, il est donc primordial de trouver une oreille attentive et d’être dirigé·e vers des professionnel·les formé·es à ces notions spécifiques et à la compréhension de parcours complexes.

Le mot inceste a depuis lors intégré le Code pénal en matière d’infractions sexuelles (relire axelle n° 248). Le sujet s’est installé dans le champ culturel ; la CIIVISE a d’ailleurs édité en ligne un choix commenté d’ouvrages littéraires de différentes époques. Et la diffusion, en Belgique, depuis septembre, du documentaire Godvergeten (Les oubliés de Dieu), donnant la parole aux survivant·es d’abus sexuels au sein de l’Église catholique, a provoqué la création d’une commission parlementaire présidée par Sophie De Wit (N-VA), chargée d’enquêter sur le traitement (policier, judiciaire, etc.) des contacts sexuels non désirés/violences sexuelles commises au sein et en dehors de l’Église, sur leurs conséquences actuelles pour les victimes, et sur notre société. Des témoignages, anonymes ou non, peuvent être envoyés jusqu’au 31 janvier au médiateur fédéral : ils seront traités par cette commission.

Des besoins spécifiques

Le mécanisme de sidération (se figer, ne pas pouvoir réagir) se produit de la même façon pour les victimes, nous explique Pascale Hardy – s’il se met en place. La dissociation (“On va ailleurs, on laisse le corps en bas”), si elle se déclenche, peut quant à elle prendre diverses formes. Quant à l’amnésie traumatique, il existe une très grande probabilité qu’elle survienne si trois facteurs sont réunis : lorsque les abus ont lieu à un tout jeune âge, lorsque les viols sont répétés dans le temps et lorsqu’ils sont commis par une personne très proche de l’enfant. Le déclencheur des “reviviscences” à l’âge adulte dépend par contre de chaque victime, apprend encore Pascale en lisant 100 questions réponses sur le psychotrauma (De Boeck Supérieur 2023), des spécialistes belges Françoise Detournay et Manoëlle Hopchet.

Les symptômes psychotraumatiques restent très méconnus et risquent d’être interprétés comme provenant de la personne elle-même, de sa nature, de sa personnalité, de sa mauvaise volonté, ou sont étiquetés comme des maladies mentales.

Pourtant, rappelle la psychiatre française Muriel Salmona, fondatrice de l’association Mémoire traumatique et victimologie (et démissionnaire de la CIIVISE), “les symptômes psychotraumatiques restent très méconnus et risquent d’être interprétés comme provenant de la personne elle-même, de sa nature, de sa personnalité, de sa mauvaise volonté, ou sont étiquetés comme des maladies mentales. De ce fait, les suicides, les conduites à risque, les explosions de mémoire traumatique et les états dissociatifs traumatiques sont trop souvent mis sur le compte de troubles de la personnalité, de dépressions, voire même de psychoses […] alors qu’il s’agit de conséquences normales dues au traumatisme.” Quand vient le moment de parler, il est donc primordial de trouver une oreille attentive et d’être dirigé·e vers des professionnel·les formé·es à ces notions spécifiques et à la compréhension de parcours complexes.

Errances et solitude

Une prise en charge inadaptée peut avoir de lourdes conséquences. “Je suis tombée sur quelqu’un qui m’a fait sombrer, prolonge Pascale. Après la mort de mon père, en 2018, j’étais remplie de peurs, d’anxiétés, d’agoraphobie, qui s’installaient de plus en plus. Peur de me retrouver dans un tunnel, un ascenseur, un embouteillage… Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose ; j’ai commencé de l’EMDR” (“Eye Movement Desensitization and Reprocessing”). Il s’agit d’une thérapie de “désensibilisation et reprogrammation par des mouvements oculaires”, utilisée dans le traitement des traumatismes ou des phobies.

Durant sa troisième séance, Pascale est submergée par une énorme vague de tristesse et ressent soudainement une douleur à l’entrejambe, sans comprendre ce qui lui arrive. “Cette dame me dit : “Vous avez dû être abusée quand vous étiez jeune…”” Pascale n’était pas préparée ; le mécanisme de dissociation se remet en route, elle n’arrive plus à rien faire, pas même à parler ou à marcher.

J’étais dans un déni en béton armé. Il a fallu des mois pour “conscientiser”. Le mot “viol” ne sort pas de notre bouche, c’est un mot inaudible. Je ne l’écrivais même pas, j’écrivais “V”.

Poursuivant sa quête, Pascale consulte ensuite un psychiatre. Il lui prescrit un antidépresseur. Elle n’y retournera pas. C’est avec une psychotraumatologue qu’elle travaille la parole, la sécurité, la confiance. “Elle me donne des outils pour me calmer, témoigne Pascale. J’étais dans un déni en béton armé. Il a fallu des mois pour “conscientiser”. Le mot “viol” ne sort pas de notre bouche, c’est un mot inaudible. Je ne l’écrivais même pas, j’écrivais “V”. Petit à petit, tu mets toutes les pièces du puzzle ensemble, tout prend sa place. Mais j’ai cru que je devenais folle.” Ce long cheminement d’acceptation est nécessaire avant d’envisager tout autre type de traitement.

Des endroits pour dire

L’étape suivante pour Pascale : les groupes de parole. Celui du Planning Familial de Saint-Gilles, animé par la psychothérapeute Lisa MacManus et la psychologue clinicienne Clémentine Gérard, est destiné aux adultes victimes d’abus sexuels et aux victimes de violences sexuelles. Pascale a la chance de pouvoir l’intégrer ; elle y expérimente un cadre attentif et sécurisant. “L’objectif est la libération de la parole, le partage d’expériences et de solutions. On dit des choses qu’on ne pourrait dire à personne d’autre… La bienveillance et l’écoute sans jugement ont été formidables. On se sent crue, moins seule, moins folle. Et en groupe fermé, on commence ensemble et on finit ensemble”, soit 14 rendez-vous de deux heures étalés sur 9 mois. Malgré tous les aspects positifs, Pascale en garde un goût de trop peu : “Il faudrait beaucoup plus de groupes de parole, sur un temps plus long, comme c’est le cas dans chaque commune avec les groupes d’AA [Alcooliques Anonymes, ndlr].

L’objectif est la libération de la parole, le partage d’expériences et de solutions. On dit des choses qu’on ne pourrait dire à personne d’autre… La bienveillance et l’écoute sans jugement ont été formidables. On se sent crue, moins seule, moins folle.

À Mons, l’association Brise le silence travaille quant à elle en groupe ouvert, avec une psychologue et une paire-aidante. C’est grâce à ce groupe que Valentine Pomet (nom d’emprunt) poursuit un travail de reconstruction. La survivante, elle-même à présent paire-aidante, raconte son parcours dans un livre auto-édité, Une famille sans histoire… Quelle histoire !

Son geste de reprise de pouvoir par l’écriture souligne à nouveau le fait que l’inceste se cache dans des familles se présentant comme “normales”. Le livre décrit aussi des moments d’enfance heureux, puis les étapes de la prise de conscience après des années d’amnésie traumatique, les mécanismes de silenciation des agresseurs, les différentes réactions familiales au moment de la levée traumatique. Après la diffusion du documentaire Un silence si bruyant, Pascale a quant à elle dû encaisser le mutisme de certaines personnes de son entourage. “L’inceste provoque un malaise énorme. Tant que ce malaise existe, on n’avancera pas. Aujourd’hui je m’appuie sur cette phrase : Je l’ai vécu, alors tu peux bien l’entendre ; je te demande juste de ne pas dire que ça n’existe pas.”

Des lieux de prise en charge… et des moyens

La Fédération laïque de centres de planning familial propose, dans le cadre de la mise en place du projet DPO (Détection, Prise en charge & Orientation des victimes), de sensibiliser et de former, à Bruxelles comme en Wallonie, tous les secteurs de première ligne à la détection des violences : police, Justice, santé, mais aussi d’autres institutions publiques concernées. La Fédération proposait justement en novembre dernier un colloque traitant, cette année, de l’inceste. Son organisatrice, la chargée de mission Murielle Coiret, commente : “Il s’agissait d’ouvrir des portes, de proposer des pistes.”

Pour des personnes comme moi, il n’existe rien ou presque, j’ai assez cherché.

Ce jour-là, la secrétaire d’État à l’Égalité des genres, Marie-Colline Leroy, présentait les Centres d’urgence de prise en charge des violences sexuelles, les CPVS – dix centres en Belgique à ce jour – comme lieu-ressource pour les victimes et survivant·es d’inceste. Lily Bruyère, de SOS Inceste Belgique, estime cependant qu’ils ne sont pas adaptés aux besoins des survivant·es d’inceste, tout en soulignant le travail fantastique qui s’y accomplit par ailleurs : “Il est rare qu’une victime se rende dans un lieu où se trouvent la police et des médecins. Elle aura besoin d’un lieu plus confidentiel, plus discret, plus axé sur l’accueil.” En cas d’inceste, développe la coordinatrice, “chaque personne nécessite beaucoup de temps en termes d’écoute et d’accompagnement que ce soit en termes de relais psychologique, médical, juridique ou social.”

Aller mieux coûte une fortune. Pour ma part, je n’ai pas de souci de ce côté-là, mais que font les autres ?

Pascale résume : “Pour des personnes comme moi, il n’existe rien ou presque, j’ai assez cherché.” Après un passage à la clinique du trauma de l’hôpital Brugmann de Bruxelles, qui ne lui a pas permis d’aller mieux, elle a orienté ses recherches vers la France et la Suisse, et leurs quelques, rares, structures spécialisées. “Au moment du premier lever de l’amnésie traumatique, j’aurais été là-bas si j’avais été capable de me déplacer, dans un hôpital ou une structure qui peut accueillir les personnes victimes d’amnésie traumatique.”

Un appel

Les victimes survivantes et les acteurs/trices spécialisé·es appellent à la formation, systématique, aux mécanismes spécifiques de l’inceste, ainsi qu’à leurs symptômes, de tous·tes les intervenant·es psycho-médico-sociales/aux. La sensibilisation sociétale progresse, comme le travail de prévention par la généralisation de l’EVRAS (encore à affiner à la lumière de ces connaissances). “Les enfants parlent, les survivant·es parlent. On les encourage à parler, observe Murielle Coiret, de la Fédération Laïque de Centres de Planning Familial, mais qu’est-ce qu’on leur propose ensuite ?” Et Pascale s’interroge : “Aller mieux coûte une fortune. Pour ma part, je n’ai pas de souci de ce côté-là, mais que font les autres ? Toutes les personnes en TSPT [trouble de stress post-traumatique, ndlr] devraient pouvoir être diagnostiquées mais, vu leur nombre, est-ce que ce sera fait ?” De fait – même si les chiffres manquent toujours en Belgique –, SOS Inceste précise que “la demande est très importante. Nous recevons par semaine une dizaine de nouveaux dossiers en plus des anciens suivis.”

Les enfants parlent, les survivant·es parlent. On les encourage à parler, mais qu’est-ce qu’on leur propose ensuite ?

La mise en place de réponses adaptées pour les très nombreuses victimes d’inceste représente une urgence. Murielle Coiret qualifie ce problème majeur de santé publique de “vraie cocotte-minute”. La commission parlementaire belge terminera ses travaux en mars, peu avant la fin de cette législature. Quelles seront ses conclusions quant aux violences sexuelles intrafamiliales ? Et qu’en fera le prochain gouvernement ?