Interdiction temporaire de résidence en pause ? Focus sur une mesure complexe

Par N°252 / p. WEB • Mai-juin 2023

Depuis 10 ans, la Belgique s’est dotée d’une loi visant à éloigner rapidement les auteurs de violences conjugales, afin de protéger les victimes. Aujourd’hui, cette mesure est mise en pause au sein du parquet de Bruxelles. L’occasion de se pencher sur les enjeux d’une mesure qui, en l’état, ne fait pas l’unanimité.

© Diane Delafontaine, pour axelle magazine

Fin avril, on apprenait que le parquet de Bruxelles mettait en pause plusieurs mesures, à cause d’un manque de personnel. Parmi celles-ci : l’interdiction temporaire de résidence (ITR). Cette mesure, introduite dans notre pays par une loi de 2012, prévoit que ce soit l’auteur de violences conjugales qui quitte le domicile familial, plutôt que la victime, lorsqu’il représente « une menace grave et immédiate pour la sécurité d’une ou de plusieurs personnes occupant la même résidence ». Pendant 14 jours (une période qui peut être renouvelée), il a interdiction de s’approcher du domicile et de tenter de rentrer en contact avec la victime. Le non-respect de cette interdiction constitue une infraction pénale punie par une peine d’emprisonnement de huit jours à un an et/ou une amende.

Plutôt bien utilisée en Flandre, cette mesure ne sert que très peu dans la partie francophone du pays. On compte par exemple 142 dossiers entrés au parquet d’Anvers en 2020, pour… un seul dossier entré au parquet de Bruxelles, trois dossiers à Charleroi et 13 à Mons-Tournai la même année.

 Ce sont les femmes qui partent

« Je pense qu’il s’agit d’une bonne mesure, dans l’absolu, réagit Caroline Mommer, avocate au barreau de Bruxelles et membre de l’association féministe Fem&Law. L’idée derrière est de ne pas déraciner une victime, souvent accompagnée de ses enfants. Cela permet aussi une prise de conscience de la gravité de la situation dans le chef de l’auteur, puisque c’est à lui de partir. Cette mesure donne le signal que les violences sont prises au sérieux. Dans les faits cependant, elle semble difficilement applicable. Je constate que les femmes cèdent souvent et quittent le domicile familial, ce qui les place dans une position particulièrement précaire. Certains policiers conseillent également aux femmes de partir si elles ne veulent pas que leurs enfants soient placé·es… Récemment, une de mes clientes s’est retrouvée à 2h du matin en pyjama sur le bord de la route avec ses trois enfants car son conjoint refusait catégoriquement de quitter le domicile. En outre, rien n’empêche vraiment ces hommes de revenir : ils connaissent les lieux, ils possèdent souvent les clefs, etc. » Autre limite : la mesure ne convient pas si l’auteur des violences n’est pas domicilié au même endroit que la victime.

Miriam Ben Jattou, juriste et fondatrice de l’association Femmes de Droit, le confirme : sur la centaine de femmes qu’elle suit et conseille, une seule a pu bénéficier de cette mesure de protection. « Elle était propriétaire du domicile familial, il s’agissait donc d’un cas assez particulier. Les policiers ont conduit l’homme jusqu’à la gare et ont veillé à ce qu’il prenne son train. La victime a reçu un numéro à appeler si elle apercevait l’homme près de son domicile, afin qu’une patrouille soit envoyée sur les lieux. Selon moi, cette mesure, qui n’est pas mauvaise en soi, doit être accompagnée. Elle ne se suffit pas à elle-même. Il faut notamment assurer une présence humaine, des personnes qui incarnent l’autorité et qui peuvent rappeler le cadre à l’auteur. Pour l’instant, le fait que la mesure ne soit pas effective dans la plupart des cas renvoie un message terrible aux victimes. On n’a pas eu de remarques de leur part sur le fait que la mesure était mise en pause, preuve qu’elle était déjà trop peu utilisée », analyse-t-elle.

Une procédure compliquée

Concrètement, le système qui entoure les interdictions temporaires de résidence implique une saisine d’urgence du tribunal de la famille par la/le procureur·e du roi, et garantit donc une audience rapide, dans les deux semaines. Lorsqu’une ordonnance d’ITR est prise, une copie de la décision est envoyée à la zone de police concernée et à la maison de justice, qui doit avertir l’auteur ainsi que la victime. « Il s’agit d’une bonne chose, précise Caroline Mommer, car cela se fait automatiquement, les démarches n’incombent pas à la victime, qui est déjà dans une situation compliquée, physiquement et psychologiquement. D’un autre côté, ce système demande beaucoup de travail administratif, entre deux et quatre heures pour chaque dossier. À Bruxelles, le tribunal de la famille est surchargé. »

Une procédure compliquée qui explique la mise en pause de la mesure dans le contexte de crise que rencontre le parquet de Bruxelles en ce moment. « Il faudrait peut-être penser à simplifier toute cette procédure. Pourquoi est-ce possible en Flandre et pas ailleurs ? Parce que là-bas, il y a des moyens humains et financiers qui sont investis », continue-t-elle. Ce manque de moyens de la Justice est également déploré par Miriam Ben Jattou : « Cela m’agace quand j’entends qu’il n’y a pas de moyens. Ils sont là, il faut juste la volonté politique de faire de ces violences une priorité. Vu le nombre de cas de violences et de féminicides chaque année dans notre pays, les mesures de protection des victimes devraient être prioritaires. »

« Une bombe à retardement »

Jean-Louis Simoens, responsable au sein du Collectif contre les violences familiales et l’exclusion à Liège et coordinateur de la ligne Écoute violences conjugales (0800 30 030), s’interroge : « Est-ce que la mise en pause de la mesure d’interdiction temporaire de résidence, qui est un sujet ultra-sensible, n’était pas stratégique du côté du parquet, pour entraîner des réactions et alerter sur le manque de moyens permettant de la mettre réellement en place ? »

Pour le reste, il qualifie cette mesure de « complexe ». « Historiquement, les associations féministes l’ont demandée pour éviter une double victimisation des femmes et on comprend bien pourquoi. Pour les victimes cependant, ce n’est pas simple. Certaines ne se sentent plus en sécurité chez elles, car c’est l’endroit où les violences ont eu lieu. Il est nécessaire d’accompagner les auteurs et les victimes. Pour les auteurs qui sont éloignés du domicile, c’est vraiment le service minimum qui est prévu. S’ils savent où aller, c’est très bien. S’ils n’ont nulle part où aller, est-ce qu’ils vont dormir dans leur voiture sur le parking d’un grand magasin ? Vous imaginez leur état d’énervement le lendemain ? C’est une bombe à retardement, selon moi », déplore-t-il. Le moment de la séparation est en effet un moment particulièrement à risque dans les cas de violences intrafamiliales. Les violences peuvent augmenter, parfois jusqu’au féminicide.

L’interdiction temporaire de résidence vise « quelqu’un qui n’est pas encore condamné, poursuit Jean-Louis Simoens. Cela explique la lourdeur administrative, la Justice va être très précautionneuse sur cette question. Aujourd’hui, les maisons de justice sont aussi sollicitées dans le cadre des ITR. Des assistant·es de justice vont devoir remettre un rapport en ayant entendu les deux parties, à chaud, ce qui est très difficile, d’autant plus que leurs conditions de travail sont compliquées. »

Jean-Louis Simoens pencherait plutôt pour l’amélioration de ces dispositifs interdisciplinaires (en faisant travailler la police et les parquets, les ITR amorcent déjà cette approche multidisciplinaire). « Dans des situations dangereuses pour les victimes, il faut que tout le réseau se mobilise pour les protéger. Il faut faire collaborer la police, la Justice, les hôpitaux, les CPAS, etc. Pour certains cas de féminicides, on s’est rendu compte que tous les signaux d’alerte étaient présents en amont, mais il n’y avait pas de communication entre les différents services qui recevaient ces signes d’alerte. Tout le monde avait l’impression d’avoir fait son maximum et cela n’avait pourtant pas fonctionné. Il faut travailler mieux ensemble. »