Les féministes asiodescendantes de Belgique s’organisent

Doucement mais sûrement, l’asioféminisme se dessine pour prendre sa place en Belgique. Les femmes asiodescendantes ont des choses à dire, besoin de se réunir et de faire groupe… et elles le font “maintenant !” Pour en parler, axelle a rencontré Mélanie Cao, féministe belgo-vietnamienne, cofondatrice de la collective des Féministes Asioscendantes de Belgique (FAB) et créatrice du projet Asiofeminism now !

Mélanie Cao : "L’immigration asiatique est présentée comme une plus-value par les politiques, opérant ainsi une hiérarchisation des groupes issus de l’immigration. Hiérarchiser l’immigration sert la suprématie blanche. Cela a pour effet de diviser les personnes racisées." © Coralie Vankerkhoven pour axelle mag, photos et légendes recueillies lors de l’événement "Vers un asioféminisme belge. Cartographie sonore par Mélanie Cao", organisé le 22 mai 2022 par L’architecture qui dégenre

Mélanie Cao (33 ans) est une féministe belgo-vietnamienne, spécialisée dans les questions de genre, les médias et les arts du spectacle. Engagée depuis plusieurs années pour les droits des femmes, elle opère un constat partagé de façon récurrente par les femmes racisées : le manque de représentation de leurs réalités dans les sphères féministes mainstream.

“Je me retrouvais plus facilement dans la parole des féministes racisées, comme les Afroféministes, par exemple. Et ce même si nos réalités sont très différentes. Et puis, les collectifs féministes mainstream étaient relativement homogènes, ce qui pouvait aussi reproduire des violences”, explique-t-elle.

À ce déficit de place pour les questions intersectionnelles s’est ajoutée une explosion de haine à l’encontre des personnes asiodescendantes lors de la pandémie de Covid-19. Le mouvement #stopasianhate, né en 2020 aux États-Unis, a alors mis en lumière les violences subies par les différentes communautés asiatiques.

Elles ne voulaient plus perdre un seul instant : la même année sont nées les FAB, Féministes Asiodescendantes de Belgique, afin de se réunir autour de thématiques qui les concernent et de défendre leurs droits.

Le Covid : catalyseur du racisme anti-asiatique

La pandémie de Covid-19 a servi de détonateur, mais le racisme anti-asiatique était déjà bien ancré. Rappelons les tueries d’Atlanta le 16 mars 2021, aux États-Unis  : un jeune homme blanc a attaqué trois centres de spa et ôté la vie à 8 personnes, dont 6 femmes asio-américaines. Un crime jugé raciste et sexiste par les spécialistes comme Sung Yeon Choimorrow, directrice exécutive du Forum national des femmes américaines d’origine asiatique ou comme la militante féministe asio-américaine Jenn Fang. Car le meurtrier, bien qu’il ait nié tout mobile raciste, a avoué être “accroc au sexe” et aurait assassiné ces femmes “pour éviter la tentation”… Ce qui témoigne de la fétichisation des femmes asiodescendantes, souffrant d’une hypersexualisation (comme par exemple, le “stéréotype de la geisha“).

Les femmes sont davantage fantasmées, fétichisées, à cause de stéréotypes hérités de la colonisation.

Mélanie Cao explique : “Les stéréotypes à la base des idées racistes anti-asiatiques ne sont pas les mêmes pour les femmes et pour les hommes. Les femmes sont davantage fantasmées, fétichisées, à cause de stéréotypes hérités de la colonisation.” Des statues commémorant les anciennes colonies françaises d’Afrique et d’Asie existent d’ailleurs toujours. À Marseille, par exemple, devant la gare Saint-Charles, l’une représente des femmes africaines et asiatiques à moitié nues, dans des positions lascives.

Les réseaux sociaux, quant à eux, ont été ces dernières années le théâtre d’appels à la haine et de messages racistes. “C’était une prise de conscience collective et une découverte pour le grand public, en particulier pour les personnes qui ne sont pas concernées. D’un coup, les personnes asiodescendantes étaient en danger dans l’espace public. Ce qui n’était pas toujours le cas avant, contrairement à d’autres minorités”, déclare la féministe.

La minorité “modèle”

M. (23 ans) est étudiante en dernière année de bioingénierie. D’origine coréenne et grecque, elle ne pensait pas que le racisme anti-asiatique existait avant de rencontrer Mélanie Cao lors de la conférence sur l’asioféminisme du 22 mai 2022 à laquelle elle participait avec sa sœur. 

Les stéréotypes les plus répandus au sujet des personnes asiodescendantes ont pour la plupart une connotation positive. C’est ce qu’on appelle “la minorité modèle”. Elle est supposée “bien” se conduire, ne pas “faire de vagues”. Des préjugés parfois considérés comme valorisants par les personnes concernées. On parle alors de “racisme intériorisé”.

Marie témoigne en ce sens : “J’avais l’impression d’avoir des privilèges que d’autres personnes de couleur n’avaient pas. Par exemple, on était les racisés modèles, on disait que j’étais forte en maths, que j’étudiais bien à l’école et je voulais entrer dans ce moule pour ne pas décevoir les gens qui pensaient ça de moi”, confie l’étudiante. La pression endossée a abouti à un biais perfectionniste impactant plusieurs aspects de sa vie. “Je voulais toujours que tout soit parfait. Je voulais tout contrôler.” 

M. et O. sont sœurs. L’une nous confie : “J’ai vécu un racisme intériorisé en me persuadant que j’étais blanche. Quand j’étais petite, j’étais la seule Asiatique mais il suffisait qu’un ou une autre apparaisse pour qu’on me place à côté de lui ou d’elle.” L’autre enchaîne : “À l’unif, pendant la pandémie, on s’éloignait de moi, on changeait de trottoir… Là, j’ai vraiment envie de faire bouger les choses, de rencontrer des gens pour me sentir moins seule.” © Coralie Vankerkhoven pour axelle mag, photo et légende.

Ces clichés ne permettent pas aux personnes asiodescendantes de se sentir légitimes dans la lutte antiraciste lorsque d’autres minorités subissent des violences “plus graves”, d’après Mélanie Cao. Parce qu’elles sont perçues comme “de bons éléments”, les personnes plutôt originaires de l’Est et du Sud-Est asiatiques* sont associées à la blanchité (tant qu’elles ne perturbent pas l’ordre établi et qu’elles ne revendiquent rien de politique). Ce statut peut être très vite remis en question, comme l’a démontré la pandémie de Covid 19 : cette blanchité est donc “honoraire” car, selon Mélanie Cao, elle ne tient qu’à un fil… qui rompt en période de crise.

[* Nous précisons “Est et Sud-Est asiatiques” parce que d’après Mélanie Cao, le terme “asiatique” est un mot fourre-tout, souvent utilisé pour identifier les personnes coréennes, japonaises ou chinoises… d’Asie de l’Est ou Sud-Est, donc. Ce concept invisibilise les personnes asiatiques du Sud comme les Indien·nes, les Pakistanais·es, les Népalais·es, etc.]

La blanchité associée 

Lors des entretiens menés pour son projet éditorial de podcast et de recherche “Asiofeminism now !”, Mélanie Cao observe un biais récurrent chez les personnes asiodescendantes qu’elle a interrogées : le déni de leur identité asiatique. Elles s’associent inconsciemment à cette blanchité car leur “asianité” n’est pas valorisée.

Sun Joo : “Adoptée, pendant longtemps, j’ai eu ce syndrome de la blanchité mais comment accepter cette part de moi ? Sur mon bras, c’est un dragon coréen et j’ai repris mon prénom d’origine coréenne.” © Coralie Vankerkhoven pour axelle mag, photo et légende.

“J’ai découvert très tard que j’étais asiatique. Je me pensais blanche”, déclare Marie. Elle prend réellement conscience de son identité lors de la pandémie. “Les gens changeaient de trottoir. Mes propres amis ne voulaient pas que je m’assoie à côté d’eux. Je devais préciser si j’avais été “dans mon pays” avant d’entrer dans des kots…” D’après Mélanie Cao, les jeunes asiodescendant·es ont tout de même moins de difficulté à revendiquer leur identité que leurs aîné·es. Car aujourd’hui, des outils existent pour questionner les identités et pour rejeter le mythe de la “minorité modèle”.

Bien que Mélanie Cao observe l’apparition d’une nouvelle identité collective, il demeure complexe, selon elle,de créer une vraie convergence. “En Belgique, la difficulté, c’est qu’il y a plein de communautés asiatiques différentes qui sont éclatées. C’est difficile de se rassembler en un groupe commun pour faire force politique. C’est récemment, avec la pandémie, que nous avons entamé ces rencontres. On parle de “Yellow Power”, en référence au mouvement politique asiatique-américain des années 1960. On peut faire groupe et voir ce qui nous rassemble plutôt que ce qui nous différencie.”

Ainsi, Grace Lee Boggs ou Yuri Kochiyama, des féministes antiracistes ayant lutté auprès des Black Panthers et dans le Black Power, sont inconnues. Radiées de l’histoire parce que récalcitrantes au sein de “minorités modèles”, et parce que les personnes asiatiques sont perçues comme dépolitisées.

 Faire converger les féministes racisées

Comment créer des convergences politiques ? Il est encore trop tôt pour y prétendre. Selon Mélanie Cao, “pour l’instant, c’est difficile de créer des convergences politiques avec d’autres personnes racisées parce que nous avons des difficultés à nous organiser entre communautés asiatiques. Mais à terme, on pourrait vraiment imaginer une solidarité entre féministes racisées. C’est hyper important parce qu’on est opprimées par le même système patriarcal et raciste, bien que cela se traduise différemment.” 

À terme, on pourrait vraiment imaginer une solidarité entre féministes racisées.

Elle détaille : “L’immigration asiatique est présentée comme une plus-value par les politiques, opérant ainsi une hiérarchisation des groupes issus de l’immigration. Hiérarchiser l’immigration sert la suprématie blanche. Cela a pour effet de diviser les personnes racisées. Le but des groupes dominants, c’est que les personnes minorisées ne fassent pas alliance, parce que cela devient dangereux pour l’ordre établi.”

Le discours de l’ancien président français Nicolas Sarkozy à l’occasion du Nouvel An chinois, le 16 février 2010, où il félicitait notamment “les Asiatiques” français pour leur “intégration à la France” et pour leur “apport économique”, illustre les propos de Mélanie Cao. Une instrumentalisation récurrente chez les politiques français·es, en témoigne ce tweet du politicien d’extrême droite Damien Rieu le 19 juin 2022 : “On a colonisé l’Asie. Pourtant les asiatiques qui vivent en France n’ont aucun esprit de revanche contre nous. Bons résultats scolaires et pro, commettent très peu de délit… (sic)”

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S’inspirer des féministes du passé

Dans le cadre de son master en genre, Mélanie Cao a étudié l’asioféminisme aux États-Unis. “Il ne se passait pas grand-chose en Belgique. Or, je voulais voir ce qui avait été fait pour être inspirée et envisager ce que l’on pouvait faire ici”, raconte-t-elle. L’objectif était de documenter les différentes solidarités politiques comme par exemple les Black Power et Asian American Movement, dans les années 1970 : les féministes de ces mouvements se retrouvaient pour militer ensemble.

À la recherche de modèles pour ses consœurs, elle met un point d’honneur à réaliser des portraits de femmes et de minorités de genre d’aujourd’hui ou d’avant, à retrouver sur la page Instagram du compte @asiofeminism_now. Vous pourrez ainsi y découvrir les histoires inspirantes et motivantes de Mari Katayama, Kelsi Phung ou encore Kei Lam