Vers une école plus “inclusive” ? Une rentrée scolaire en demi-teinte

Loïc a 11 ans. Il fait du cheval, joue dans le jardin avec Edelwen, sa sœur jumelle. Il lit aussi, écrit et calcule. Un peu plus lentement que les autres, mais avec les autres. Loïc est trisomique : il fréquente une école ordinaire avec des enfants tout aussi ordinaires. C’est ce qu’on appelle l’enseignement inclusif : le système éducatif s’adapte aux besoins de chaque élève  quelle que soit sa situation (handicap ou non, précarité, etc.). Mais avec l’entrée en vigueur de la réforme des pôles territoriaux en ce mois de septembre, la scolarité de Loïc en fragile équilibre risque de s’effondrer. Au-delà du cas de Loïc, c’est tout un problème de société que Muriel, sa maman, veut dénoncer.

Si tout était aussi simple qu’un "bisou magique"... © Coralie Vankerkhoven

“En maternelle, Loïc a d’abord été en intégration “sauvage”, non sans bénéficier de l’aide du service Saphir dans l’enseignement ordinaire, raconte Muriel. Avec le décret Intégration  [qui permet depuis 2004 l’intégration de l’élève “à besoins spécifiques” au sein de l’enseignement ordinaire avec le suivi d’une équipe pédagogique de l’enseignement spécialisé, ndlr]  et l’apport de toute l’équipe pédagogique, Loïc a pu rentrer en primaire où une enseignante du spécialisé venait l’aider pendant 4 périodes [4 fois 50 minutes de cours, ndlr]. Les bénéfices ont été à tous les niveaux que ce soit social, cognitif, langagier… En fréquentant d’autres enfants, il a appris à s’adapter, à se confronter aux autres. Il a pu faire des progrès langagiers énormes notamment par imitation des autres, ce qu’il n’aurait pas pu accomplir dans une classe d’enseignement spécialisé ou uniquement dans une relation adulte-enfant asymétrique. Quand on voit les autres lire et compter, on a envie de les imiter. C’est toute une aventure culturelle avec la présence des autres, un voyage que Loïc a rejoint.” Mais ce voyage est actuellement en passe d’être suspendu.

L’entrée en vigueur des pôles territoriaux

En effet, depuis la rentrée de septembre, le décret Intégration a fait place aux pôles territoriaux créés dans le cadre du Pacte pour un Enseignement d’excellence qui vise pourtant l’inclusion. La suppression de ce décret alors que les pôles étaient loin d’être opérationnels a eu comme conséquence qu’un nombre important d’enfants se sont retrouvés à la rentrée sans soutien et dans des mesures transitoires floues. D’où l’angoisse des familles qui craignent de voir les apprentissages régresser d’autant que peu d’enseignant·es ont postulé au sein des pôles en raison d’un certain nombre d’inconnues (reconnaissance de l’ancienneté, changement de type de fonction, etc.).

Ainsi, depuis la mi-août 2022, Anne Ketelaer, conseillère juridique et fondatrice de l’asbl DHEI (Droit, Handicap Et Inclusion), alerte : “J’ai vu les demandes d’assistance juridique exploser : plus d’une trentaine de nouveaux dossiers pour des enfants sans aide et sans soutien depuis la rentrée.”

Donnons-nous les moyens pour que ce modèle inclusif puisse vraiment exister !

Quant à Muriel, elle regrette la situation et se demande : “Quand on barre à ces enfants en situation de handicap mental toute perspective d’avenir et de dépassement de soi, quel impact cela a-t-il sur leurs désirs, sur leurs rêves ? Avant que de partir d’office du principe que ces enfants ne sont pas intégrables, donnons-nous les moyens pour que ce modèle inclusif puisse vraiment exister ! Que l’on s’appuie sur des études scientifiques et sur des exemples concrets, puisque d’autres pays comme l’Italie, le Portugal, le Danemark, ont réussi le défi de l’inclusion. L’accueil de l’enfant en situation de handicap mental dans une école  ordinaire demande au niveau pédagogique d’être plus inventif, plus flexible, mais avec rigueur. Dans ces écoles inclusives, on constate que les compétences de médiation se développent avec un climat plus apaisé.”

“Quand on est dans un parcours enfermant, quel impact cela a-t-il sur les rêves, sur le désir d’apprendre ?” © Coralie Vankerkhoven

Un dispositif à côté de la plaque ?

Le pôle territorial est une structure attachée à une école d’enseignement spécialisé, constituée d’une équipe multidisciplinaire et dont la mission est d’accompagner les équipes de l’enseignement ordinaire et les enfants à besoins spécifiques. 48 pôles couvriront l’ensemble de la zone d’enseignement maternel, primaire et secondaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles et qui, en 2025-2026, devraient être complètement effectifs. Selon le cabinet de la ministre de l’Éducation Caroline Désir (PS) que nous avons contacté, ce nouveau dispositif permettra d’éviter “une concentration des moyens au niveau géographique ou sur certains publics et de davantage systématiser l’inclusion.”

Certes, l’instauration de telles mesures demande des ajustements, mais la lecture des textes laisse à penser que la visée inclusive prônée est plus lâche qu’il n’y paraît et que si les enfants à besoins spécifiques sensorimoteurs (type 4, 5, 6 et 7) en sortent gagnant·es, l’avenir en inclusion des enfants en situation de handicap mental (type 1, 2, 3, voire 8) est plus en suspens. Ainsi, les enfants à troubles sensorimoteurs bénéficieraient d’une intégration permanente totale avec le soutien des Pôles, sans passer par la case d’un an en enseignement spécialisé, à la différence des autres qui doivent passer par cette année probatoire. Or, rappelle Anne Ketelaer, “on sait les bénéfices de l’inclusion pour l’autisme !”

S’agit-il d’apposer simplement des pictogrammes près des toilettes ?

Pragmatique, ce système renvoie dos à dos les types d’enseignement et catégorise les enfants, même si “des aménagements raisonnables” sont notamment prévus pour les enfants à déficience intellectuelle. “À quoi jauge-t-on un “aménagement raisonnable” ?, s’interroge Muriel. S’agit-il d’apposer simplement des pictogrammes près des toilettes ?”  

Thérèse Lucas, ancienne responsable de la cellule “aménagements raisonnables” à la DGEO (Direction générale de l’enseignement obligatoire) qui travaille en étroite collaboration avec la DHEI, souligne également les ambiguïtés de la notion de “raisonnable”, laissée à l’appréciation subjective. Ainsi, par exemple, elle rappelle que dans “l’article 4 spécifiant que “l’élève à besoins spécifiques peut bénéficier d’aménagements raisonnables pour autant que sa situation ne rende pas indispensable une prise en charge par l’enseignement spécialisé”, le “pour autant” est une brèche dans laquelle des directions s’engouffrent. Nous sommes vraiment dans des injonctions paradoxales  où on affirme l’inclusion tont en la rendant impossible.”

Déjà en octobre 2021, la Ligue des Droits de l’Enfant avertissait dans un article consacré aux pôles territoriaux que “notre système scolaire évolue non seulement vers un système moins inclusif, mais, pour les plus fragiles, ceux qui subissent déjà le poids d’un handicap, il devient de plus en plus un lieu de non-droits.”

Faut-il également rappeler que la Belgique a signé et ratifié la Convention des Nations Unies relatives aux droits des personnes handicapées et qu’elle s’est fait condamner le 3 février 2021 par le Comité européen des Droits sociaux pour son manque d’efforts en matière d’inclusion d’élèves avec un handicap intellectuel  ?

“Ouvrir le champ des possibles”, vraiment ?

Le cabinet de la ministre Désir se montre toutefois rassurant : “En ce qui concerne l’inclusion scolaire des élèves en situation de déficience intellectuelle, Madame la ministre a initié durant deux journées lors de l’année scolaire précédente une table ronde intitulée “Ouvrons le champ des possibles et construisons un horizon commun !” Cette table ronde, co-organisée avec les acteurs institutionnels, a été à l’origine de l’inscription d’objectifs spécifiques sur la feuille de route du chantier du Pacte pour un Enseignement d’Excellence concerné. Ainsi, un groupe de travail s’est constitué et le cabinet, en collaboration avec Unia, l’asbl Inclusion et le DGDE [délégué général aux droits de l’enfant, ndlr],  va s’atteler, dès cette année scolaire, à analyser les pistes concrètes évoquées lors de la table ronde, afin que Madame la ministre puisse sur cette base proposer des mesures pérennes en la matière au gouvernement.”

Ces décisions politiques, ces réformes en cascade pèsent lourd sur la vie des enfants à besoins spécifiques, mais aussi sur celle de leur entourage qui doit comprendre les changements et les assimiler dans un quotidien déjà surchargé en termes de soins médicaux, paramédicaux, de dossiers à remplir.

Des réformes en cascade qui pèsent lourd sur la vie des enfants

Plus que quiconque, les parents d’un·e enfant à besoins spécifiques ont l’impression de devoir se justifier et justifier l’existence de leur enfant et de ses droits. En 2017 déjà, devant le Parlement bruxellois, Muriel évoquait le sort ou le “laisser à leur sort” de ces parents qui “parlent rarement d’eux-mêmes, de leurs aspirations, de leur santé ou de ce qu’ils rêvaient. Ils ont également besoin que l’on prenne soin d’eux. Ils s’oublient souvent, délaissent leur vie et mettent leur santé en péril faute de temps… et parfois d’argent.”

Les mamans en première ligne

Sans surprise, parmi ces parents, ce sont le plus souvent les femmes qui prennent le statut “d’aidant proche”, qui mettent en pause leurs ambitions pour devenir jongleuses à plein temps (à la fois éducatrices, taxi…). Anne Ketelaer de l’asbl DHEI le confirme : “Parmi les dossiers de demandes d’assistance, la plupart sont introduits par des mamans. Elles se battent. Depuis la maternelle jusqu’à l’université pour leur enfant…”

Les mamans se battent… et rêvent d’un projet de société réellement inclusif. Pour Anne Ketelaer, elle-même maman d’un enfant autiste, “un enseignement inclusif conditionne une société elle-même inclusive.” “Ouvrir la porte, n’est-ce pas affirmer que la fragilité a droit d’existence ?, questionne Muriel. Cela induit quelque chose : que moi, j’ai aussi ma place et avec des troubles qui ne sont pas forcément visibles comme ceux liés au genre, à la recherche de son identité ou autre. Que moi, si un jour, j’ai un accident de la vie, un lieu pourra m’accueillir. Cela va à l’encontre du modèle social dominant. Mais finalement, c’est quoi réussir ?”