Congrès de Vie Féminine : “Pour que chaque voix compte et se tricote avec les autres”

Vie Féminine, mouvement centenaire belge de femmes, a tenu son congrès ce samedi 14 octobre. Au menu : la question des publics et de leur participation, et les liens du mouvement avec ses services. L’occasion de réaffirmer son identité et d’ouvrir des chemins pour l’avenir. Une invitation à se mettre au travail et en mouvement. Une journée chaleureuse pour appuyer l’importance d’être unies et solidaires malgré les divergences et les désaccords, de rester debout face aux menaces multiples qui pèsent sur les droits et les vies des femmes.

Le samedi 14 octobre 2023, Vie Féminine organisait son congrès à Namur. © Manon Legrand, pour axelle magazine

Bienvenue à notre Congrès, à votre Congrès. Nous nous sommes toutes levées pour nous rejoindre afin de préciser encore plus qui on est ensemble, ce qu’on veut être ensemble. […] La diversité chez Vie Féminine n’est pas un vain mot. Les us et coutumes, les manières de voir les choses, les priorités, les préoccupations – l’humour même parfois – peuvent varier assez fort, d’un territoire à l’autre. Et c’est une gageure de tenter de tricoter tous ces fils pour en faire un pull qui nous tienne chaud dans les années à venir.” C’est par ces mots que la présidente de Vie Féminine depuis 2018, Aurore Kesch, a ouvert le Congrès de Vie Féminine. La métaphore du tricot est délicieusement subversive pour le mouvement, moqué parfois pour ses activités “tricot”.

Près de 250 femmes se sont retrouvées à La Nef, église namuroise désacralisée qui, pour les plus anciennes du mouvement, constitue peut-être un clin d’œil à une grande décision prise il y a plus de 20 ans (lors de son congrès de 2001), celle de se départir de l’adjectif “chrétien”. Un choix qui avait d’ailleurs fait perdre quelques plumes au mouvement. Ce samedi d’octobre, l’ex-lieu de culte est transformé en agora citoyenne de femmes, intergénérationnelle et interrégionale.

Aurore Kesch, présidente de Vie Féminine. © Manon Legrand, pour axelle magazine

Un processus de deux ans

On ne tricote pas un pull en deux jours, surtout à autant de mains. On n’actualise pas un projet social et politique en quelques heures, mission impossible. Le congrès de Vie Féminine a nécessité deux ans de préparation et de travail. “Nous avons beaucoup travaillé à son accessibilité, pour entendre et donner envie à un maximum de femmes d’y participer, et toucher notre réseau le plus large”, nous expliquait Aurore Kesch en septembre dernier. Un processus qui, pour elle, “loin de n’être que méthodologique, est éminemment politique”. Deux années ponctuées de plusieurs étapes : le temps de la consultation – plus de 70 consultations auprès de 600 femmes en Wallonie et à Bruxelles – “pour que chaque voix compte et se tricote avec les autres”, selon les mots de la présidente ; le temps de l’analyse, “nécessaire pour mettre sur la table les échanges, les tensions, les divergences” afin d’aboutir ensuite aux premières conclusions qui ont été présentées et mises en discussion dans les différentes régions.

“Le processus était très intéressant sur le plan de l’éducation permanente”, relève Louise, responsable de la régionale de Bruxelles, pour qui ce congrès est le premier. “Travaillant avec des groupes de FLE [français langue étrangère, ndlr], on a dû faire de nombreuses adaptations lors des consultations, poursuit-elle. En matière de langage d’abord, mais aussi de contextualisation, car beaucoup de femmes viennent chez nous pour apprendre le français et pas vraiment pour être à Vie Féminine. Dans certains groupes, des choses sont sorties dans les consultations, et ont ouvert la réflexion à des thématiques à travailler.”

Des fondements et des tournants

“Accueillir les conflits est fondamental pour un mouvement comme le nôtre”, a défendu Aurore Kesch. “Avec ce long dispositif de consultation, de débats et d’assemblées mises en place, on a dès le départ voulu souligner ce qui faisait consensus, mais aussi identifier ce qui faisait désaccord, lourd ou léger. Identifier du commun tout en reconnaissant la légitimité des spécificités et des particularités sans se dresser les unes contre les autres, c’est très fort comme exercice démocratique. C’est aussi faire vivre nos solidarités politiques.” Le jour même du congrès n’était toutefois pas un lieu de grand débat puisque tout le travail avait déjà été fait minutieusement en amont.

Identifier du commun tout en reconnaissant la légitimité des spécificités et des particularités sans se dresser les unes contre les autres, c’est très fort comme exercice démocratique.

Durant la matinée, l’assemblée a passé en revue 16 articles, votés à une large majorité, ainsi qu’une motion. Certains articles ont réaffirmé des choses qui faisaient déjà partie de l’ADN de Vie Féminine, sur lesquelles il était nécessaire de “refaire culture commune”, “pour une conscience élargie”. D’autres articles relèvent davantage de “pas en avant”, voire de “tournants” du mouvement – toujours avec un œil dans le rétro – pour rester connecté aux réalités des femmes qui le composent aujourd’hui. L’article 13 par exemple “reconnaît que les groupes spécifiques (répondant aux besoins de certaines femmes partageant des réalités ou des discriminations communes) ont toute légitimité” et qu’ils ont besoin de moments “de renforcement entre pairs pour consolider les luttes collectives”. Les articles 10 et 11 redonnent des balises à la participation. “Vie Féminine considère que la liberté des femmes de venir, de venir comme elles sont, de partir, de revenir, à leur rythme, soutient leur participation à notre Mouvement” (article 10). “Il n’y a pas d’échelle de valeurs dans la participation à Vie Féminine. Être là, c’est déjà participer”, souligne l’article 11. Une question qui, dans sa mise en pratique, concerne les participantes, mais aussi les conditions d’accompagnement que les bénévoles et salariées offrent aux femmes. Et qui a fait réfléchir en amont. “Cette question de la liberté est intéressante, car elle remonte vraiment du terrain. Mais elle peut aussi être difficile à gérer pour les animatrices. On en a beaucoup discuté pour arriver à l’idée que c’est le projet qui est le moteur des femmes, c’est là que réside leur engagement”, relève Dominique de Huy-Waremme.

C’est important de se réapproprier les termes, anciens comme nouveaux, et de voir quel sens ils ont pour nous.

Lors du congrès, certains articles ont fait l’objet d’interventions de différentes régionales appelant à de la vigilance dans leur mise en œuvre concrète. L’article 9 a ainsi suscité une prise de parole autour de l’utilisation de l’adjectif “vulnérables” qui pourrait renvoyer à une “fragilité” des femmes, contradictoire pour un mouvement qui entend émanciper et empuissancer les femmes.

Des femmes rappellent également l’importance de “travailler aussi avec les hommes”. On le sent, les façons d’agir prennent diverses formes, sans hiérarchie. Et l’espace est ouvert au dialogue et au travail. “C’est important de se réapproprier les termes, anciens comme nouveaux, et de voir quel sens ils ont pour nous”, souligne Dominique. Comme… le féminisme par exemple ! L’article 12 stipule : “Il existe différents féminismes. Celui qui fait consensus à Vie Féminine est intimement lié à notre histoire et nos pratiques d’Éducation Permanente : il donne le temps aux expériences individuelles et spécifiques de construire une parole collective pour l’émancipation de toute les femmes.”

Durant la matinée, l’assemblée a passé en revue 16 articles, votés à une large majorité, ainsi qu’une motion. © Manon Legrand, pour axelle magazine

Enfin, la motion votée engage le mouvement dans quelque chose d’ambitieux : “Vie Féminine est consciente des oppressions spécifiques et systémiques subies par les femmes lesbiennes, bisexuelles et trans. En tant que Mouvement féministe, nous souhaitons contribuer à une société vraiment inclusive. Dans un premier temps, nous nous engageons à mettre en place, le plus rapidement possible, une sensibilisation de notre réseau (via des formations, des ateliers, des animations, des stands, etc.) basé sur la récolte des vécus, besoins et réalités concrètes de terrain.”

Vie Féminine est consciente des oppressions spécifiques et systémiques subies par les femmes lesbiennes, bisexuelles et trans. En tant que Mouvement féministe, nous souhaitons contribuer à une société vraiment inclusive.

“Je m’attendais à ce que les gens soient contre. Et au final, ça a été accepté et c’est une super nouvelle”, s’enthousiasme une participante. “Cela montre qu’on discute de choses importantes concernant la société actuelle. On doit apprendre ces nouveaux langages et ces réalités mises sur la table aujourd’hui qu’on ne comprend pas toujours”, abonde sa voisine. Celle-ci souligne aussi le défi désormais de traduire cette motion inclusive en actes : “On ne sait pas encore comment concrètement on va faire ou réagir dans nos groupes. Il y a du boulot.”

“Ce projet social et politique va nous mettre en mouvement, c’est sûr. Toute la question sera de voir comment on va faire avancer ça désormais sur le terrain et comment les bénévoles et animatrices continueront d’être impliquées, quel temps et quels moyens on va se donner”, observe aussi Louise de Vie Féminine Bruxelles. Aurore Kesch l’a bien souligné : “Nos temporalités en éducation permanente sont vraiment longues, mais elles sont aussi une résistance au “monde qui va trop vite” et qui nous divise.” Et de donner rendez-vous aux femmes dans les mois qui viennent “pour concourir à la traduction de ce texte” et “porter haut et le plus loin possible les revendications”.

Faire lien avec les services

En seconde partie de journée, le congrès a acté une mise au travail, dans les mois et les années à venir, du mouvement avec ses services. En effet, Vie Féminine, outre ses missions d’éducation permanente, regroupe aussi la Fédération des services maternels et infantiles (FSMI) qui coordonne et fédère 12 associations organisant l’accueil de l’enfance (lire à ce sujet l’interview d’Anne Teheux), Le Déclic, service spécialisé dans l’accueil et l’accompagnement pour les femmes victimes de violences, le CEFM (Centre d’écoles de promotion sociale et de formation socio-professionnelle de Vie Féminine), Mode d’Emploi, centre d’insertion socio-professionnel qui vient de fusionner ses 7 centres régionaux répartis sur la Wallonie et la Frauenliga de la région germanophone.

Le chantier portera autour de quatre grandes questions qui ont été soumises au vote et approuvées : “Qu’a-t-on en commun aujourd’hui ? Et pour demain ? Quels liens entre nous voulons-nous ou ne voulons-nous plus ? Quelles seraient les conditions nécessaires et de réussite pour créer/entretenir ces liens ?”

“Nous avancerons sans tabou. Nous répondrons à ces quatre questions, non pas pour les détricoter mais pour les faire évoluer comme les histoires particulières de chacune des composantes de ce mouvement social, comme a évolué aussi notre histoire commune”, a souligné Hyacinthe Gigounon, secrétaire générale, rappelant la force de Vie Féminine “de jongler entre héritage, son histoire et sa continuité, évolution, avenir et innovations” en vue “de répondre au mieux aux besoins des femmes”.

Être visibles

Aurore Kesch a conclu la journée devant un parterre d’invité·es extérieur·es rassemblant notamment la ministre de la Fédération Wallonie-Bruxelles Bénédicte Liénard (qui compte parmi ses compétences la Culture, les Droits des femmes ou l’Enfance), mais aussi la présidente du MOC Ariane Estenne ou encore Marie-Hélène Ska, secrétaire générale de la CSC ou encore des représentantes du mouvement Soralia (anciennement Femmes Prévoyantes Socialistes). La présidente de Vie Féminine a notamment dévoilé quelques exigences du mouvement en vue des élections de 2024 : l’individualisation des droits, la fin du statut de cohabitant·e, la poursuite de la lutte contre les violences faites aux femmes et les inégalités organisées dans la sphère du travail des femmes qu’il soit gratuit ou salarié, la poursuite de la lutte contre le racisme, l’augmentation significative de places d’accueil pour la petite enfance, etc. Des combats collectifs essentiels pour défendre, arracher et garantir des droits qui, dans un contexte de post-pandémie, de crises multiples, de guerre et de montée de l’extrême droite, sont d’autant plus fragilisés, menaçant les femmes en première ligne.

Comment faire valoir ses droits dans un monde dans lequel on ne compte pas, qui ne nous voit même pas ?

“Il y a ce sentiment lourd de transparence, d’invisibilité aux yeux des pouvoirs publics qui tenaille les femmes avec qui nous travaillons. Comment faire valoir ses droits dans un monde dans lequel on ne compte pas, qui ne nous voit même pas ? Comment avoir envie d’approfondir nos façons de vivre ensemble quand on se sent si peu exister aux yeux des autres ?”, a encore partagé Aurore Kesch.

En ce jour de congrès, les femmes étaient là, réunies, mobilisées et solidaires. Leurs prises de parole, applaudissements, rires et étreintes ont illustré qu’à Vie Féminine, par Vie Féminine, les femmes composent et tissent – ensemble avec leurs spécificités et leurs particularités – un grand filet soyeux et résistant.

Pollution environnementale : la santé des filles en danger ?

Ce n’est un secret pour personne : l’environnement est gravement pollué à cause de la chimie de synthèse, qui a fait son apparition après la Seconde Guerre mondiale. Des molécules issues de la pétrochimie traînent partout : depuis l’eau de pluie jusqu’aux logements, en passant par les lieux de travail et le placenta des enfants. Cette exposition environnementale continue et répétée n’est pas sans effet sur la santé, à commencer par celle des femmes et des petites filles.

© Diane Delafontaine, pour axelle magazine

Sophie n’avait pas huit ans quand ses seins ont commencé à pousser et à peine neuf quand ses premières règles l’ont surprise, alors qu’elle était en vacances avec ses parents. “Nous étions en train, évoque la jeune femme aujourd’hui âgée de 19 ans. Ce n’était pas très pratique. Et à la rentrée, quand j’ai dit à mes camarades que j’avais eu mes règles, on s’est moqué de moi. “T’as du sang qui sort du vagin”, me disaient les enfants.” Les adultes n’étaient pas non plus d’un grand secours… “Un jour, des animatrices de la garderie m’ont dit : “Il serait peut-être temps que tu mettes un soutien-gorge !” Mais moi, je n’avais pas l’âge de tout ça, ce n’était pas le moment.” Ce n’est que des années plus tard, quand est venu le tour de ses copines, que Sophie a compris qu’effectivement, avoir ses règles à neuf ans, ce n’est “pas le moment”. Et il lui a fallu quelques années de plus pour savoir qu’elle avait vécu ce que l’on appelle une “puberté précoce”, la moyenne de survenue des premières règles en Occident se situant autour de 11-12 ans.

Si les facteurs génétiques jouent un rôle déterminant dans l’âge de début de puberté, l’abaissement rapide de celui-ci au cours de ces 25 dernières années suggère plutôt une cause environnementale comme le changement des habitudes de vie, l’obésité ou l’exposition à certains pesticides.

Ce phénomène, qui se définit par l’apparition de signes cliniques de puberté – seins et poils – avant l’âge de huit ans est “un des motifs les plus fréquents de consultation en endocrinologie pédiatrique, remarque Véronique Beauloye, professeure, responsable de l’unité d’endocrinologie pédiatrique aux cliniques universitaires Saint-Luc de l’Université catholique de Louvain. Si les facteurs génétiques jouent un rôle déterminant dans l’âge de début de puberté, l’abaissement rapide de celui-ci au cours de ces 25 dernières années suggère plutôt une cause environnementale comme le changement des habitudes de vie, l’obésité ou l’exposition à certains pesticides.”

Exposition précoce, effets dévastateurs

Entre le silence des familles et le peu d’intérêt que suscite généralement la santé des filles et des femmes dans le monde de la recherche, ce n’est pas facile d’avoir des données. Mais plusieurs études concluent à un lien entre le déclenchement des pubertés précoces et la pollution environnementale. En juillet 2018, Santé publique France, l’Agence nationale de santé publique, relève dans un de ses bulletins épidémiologiques qu’il y a une sur-incidence de pubertés précoces en Midi-Pyrénées et Rhône-Alpes, avec des cas dix fois plus nombreux que dans le reste de la France. “Ce sont des régions où il y a beaucoup de vignes et d’arboriculteurs, on pense aux produits phytosanitaires [c’est-à-dire des pesticides, ndlr], dit Odile Bagot, gynécologue et autrice d’un ouvrage consacré aux perturbateurs endocriniens.

© Diane Delafontaine, pour axelle magazine

Ces substances chimiques que l’on retrouve dans de nombreux pesticides (mais aussi dans mille et un produits de la vie quotidienne tels que les boîtes de conserve, les rideaux de douche ou les téléphones portables…) sont capables de mimer l’action de nos hormones, et de provoquer divers dysfonctionnements. “La puberté précoce fait partie des effets redoutés des perturbateurs endocriniens, explique le docteur Pierre-Michel Périnaud, médecin généraliste et président de l’association française Alerte des médecins sur les pesticides. Le nombre de cas n’est pas très élevé pour le moment mais il faut bien se rendre compte que la puberté précoce, ce n’est qu’une des pièces du puzzle des effets de ces pollutions. Car ces substances vont aussi avoir des effets en termes d’obésité, de diabète, de cancers hormonodépendants et de fertilité. C’est un peu comme une boule de billard qui tape à plusieurs endroits en même temps, elles peuvent provoquer diverses pathologies. Il ne faut donc pas minimiser leur impact.”

Du côté des petits garçons

Moins concernés que les petites filles par la puberté précoce, les petits garçons ne sont pas pour autant épargnés par la pollution environnementale, et ses effets sanitaires. Ils sont de plus en plus nombreux à être atteints d’hypospadias, anomalie génitale qui peut prendre diverses formes : orifice de sortie de l’urine décalé sur la face ventrale de la verge, prépuce incomplet, rotation de la verge. Les facteurs génétiques font partie des causes clairement identifiées de l’hypospadias mais ils ne sont pas les seuls. L’exposition in utero à des perturbateurs endocriniens, notamment contenus dans des pesticides, accroît le risque d’hypospadias, et ce risque peut être transmis à la génération suivante. Les hommes sont par ailleurs très concernés par la chute de la fécondité et le cancer de la prostate.

Leucémies et cancers des ovaires

“On sait que l’exposition périnatale (avant la conception, pendant la grossesse et au cours des premiers mois de la vie) est délétère car ce sont les moments où se mettent en place le système nerveux central et le système reproducteur. Être exposé à des perturbateurs endocriniens à ce moment-là a des effets évidents”, décrit Laurence Huc, directrice de recherche à l’Inrae, toxicologue, et membre du conseil scientifique de l’Institut citoyen de recherche et de prévention en santé environnementale. Situé à Sainte-Pazanne, dans l’ouest de la France, cet institut est né de la volonté et de la détermination du collectif de parents Stop aux cancers de nos enfants. Car dans un périmètre resserré de moins d’une dizaine de communes, 25 enfants ont contracté des cancers ces dernières années.  “Les cancers d’enfants les plus fréquents, et les mieux connus, ce sont les leucémies, dit Laurence Huc. Ils touchent les filles comme les garçons. Mais on a aussi en France des cancers des ovaires. Très rares, ce sont des cancers qui ne se soignent pas très bien et qui peuvent exiger l’ablation de l’utérus.”

Les petites filles qui ont leurs règles avant d’arriver au collège peuvent vraiment être traumatisées.

“Les petites filles qui ont leurs règles avant d’arriver au collège peuvent vraiment être traumatisées, reprend Odile Bagot. De plus, l’arrivée des règles accélère la fusion des cartilages et annonce la fin de la croissance. On sait aussi que l’exposition trop élevée aux œstrogènes des seins et de l’utérus accroît les risques de cancer.” Il existe aujourd’hui des traitements pour prévenir la survenue de la puberté précoce. Ils peuvent être pris dès les premiers signes de durcissement mammaire. “Il s’agit d’injections de LH-RH, l’hormone que secrète l’hypophyse pour freiner la puberté, décrit Odile Bagot. Cela marche très bien. Dès que l’on arrête ces injections, à un âge qui semble plus adapté, la puberté se déclenche.” Sophie n’a pas suivi ce traitement. Elle a par contre pris très tôt la pilule, pour atténuer les douleurs qu’elle avait, à chaque survenue de ses règles.

En me renseignant, j’ai aussi appris que la puberté précoce pouvait être un facteur aggravant de l’endométriose.

“Je ne supportais pas bien ma pilule, se souvient-elle. J’ai eu beaucoup d’acné et j’ai pris beaucoup de poids. Mes camarades se moquaient de moi à l’école. C’était très dur, j’ai dû avoir un suivi psychologique.” Fatiguée de ces symptômes, elle décide, à 17 ans, d’arrêter de prendre la pilule. Les désagréments disparaissent, mais elle se remet à souffrir à chaque cycle. “Les médecins m’ont toujours dit que ça arrive souvent quand on est réglée tôt, comme moi, d’avoir des règles douloureuses. Mais en me renseignant, j’ai aussi appris que la puberté précoce pouvait être un facteur aggravant de l’endométriose.” Sophie a donc décidé de réaliser des tests pour savoir si elle est atteinte, ou pas, par cette maladie gynécologique qui affecte 10 % des femmes, et à l’heure où nous bouclons cet article, elle attend les résultats.

L’exposition aux polluants est genrée

Les femmes ne sont pas exposées de la même manière que les hommes à la pollution environnementale, pour la simple raison qu’elles n’ont pas les mêmes activités, ni les mêmes façons de travailler. Or, c’est dans la vie quotidienne que l’on s’expose aux pollutions. "Prenons les produits cosmétiques (maquillage, vernis, crèmes) dont certains contiennent des perturbateurs endocriniens : les femmes en consomment plus que les hommes, et ce dès l’adolescence", remarque Sylvie Platel, du WECF. Elles sont aussi davantage au contact des plastiques alimentaires, emballages et autres contenants en raison des tâches domestiques qui continuent à leur revenir en majorité. Vient ensuite le travail qui induit, lui aussi, des expositions différenciées, avec des secteurs particulièrement exposants, comme le ménage ou l’agriculture. "L’utilisation des pesticides est différente entre hommes et femmes, souligne Sylvie Platel. Les agricultrices sont globalement beaucoup moins formées que les hommes et elles manipulent les produits avec moins de protection."

Effets sanitaires de mères en filles

“L’endométriose est caractérisée par la présence de l’endomètre, une muqueuse qui tapisse naturellement l’intérieur de la cavité utérine, en dehors de la cavité utérine, ce qu’on appelle alors des lésions d’endométriose”, explique la clinique belge de l’endométriose  sur son site Internet. Ovaires, vagin mais aussi rectum, vessie ou intestins : ces lésions peuvent affecter divers organes, et leur inflammation peut provoquer des douleurs au moment des règles et des rapports sexuels, mais également des troubles intestinaux, de la fatigue chronique et de l’infertilité. “Le diagnostic de cette maladie est souvent retardé, en moyenne de 7 ans, ce qui engendre une mauvaise prise en charge”, remarque Valérie Desplanches, présidente de la Fondation pour la recherche sur l’endométriose.

© Diane Delafontaine, pour axelle magazine

“Chaque cas d’endométriose serait imputable pour moitié à des facteurs génétiques et pour moitié à des facteurs environnementaux”, remarque de son côté l’Institut national français de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Les scientifiques s’interrogent sur le rôle des perturbateurs endocriniens ou celui des acides gras polyinsaturés et autres composants alimentaires. “Une étude réalisée chez la souris montre que l’exposition prénatale de souris au bisphénol A [ou BPA, produit que l’on retrouve dans de nombreux contenants alimentaires, ndlr] pourrait favoriser une pathologie ressemblant à l’endométriose chez les souris femelles”, note l’Inserm. “On sait par ailleurs que les souris exposées au BPA ont une ouverture précoce du vagin”, ajoute Odile Bagot.

Chaque cas d’endométriose serait imputable pour moitié à des facteurs génétiques et pour moitié à des facteurs environnementaux.

“Les mille premiers jours de la vie sont vraiment importants, insiste Sylvie Platel, docteure en santé publique et responsable plaidoyer santé environnement au sein de l’ONG Women Engage for a Common Future (WECF). C’est une fenêtre de vulnérabilité au cours de laquelle il suffit d’une exposition pour que le système soit perturbé ensuite, même des années plus tard.” “Aux États-Unis, une étude menée sur des femmes exposées au DDT [un insecticide puissant très utilisé à partir de la Seconde Guerre mondiale et interdit dans la plupart des pays dès les années 1970 à cause de ses effets sur la santé et l’environnement, ndlr] montre que leurs filles ont un risque accru de développement d’une puberté précoce”, explique le docteur Périnaud. Cette étude démontre également qu’il y a un risque plus grand, pour ces filles, de développer un cancer du sein. “À 52 ans, elles ont quatre fois plus de risques de contracter un cancer du sein que la population non exposée au DDT au cours de la vie in utero, explique Odile Bagot. On voit bien là l’impact à distance des perturbateurs endocriniens pour les petites filles qui sont exposées de façon ultra-précoce.”

Les perturbateurs endocriniens en six points

1/ Le risque n’est pas lié à la dose. Les perturbateurs endocriniens bouleversent la toxicologie car ils n’obéissent pas à la règle édictée par Paracelse, père de cette discipline. Ce médecin, astrologue et alchimiste suisse mort en 1541 avait en effet formulé que "c'est la dose qui fait le poison". Autrement dit : plus la dose absorbée d'un produit chimique est élevée, plus l'effet est important. Or, les perturbateurs endocriniens n’agissent pas ainsi.

2/ C’est le moment de l’exposition aux perturbateurs endocriniens qui fait l’effet, avec une vulnérabilité particulière pour les fœtus et très jeunes enfants. Or, pour obtenir les autorisations de mise sur le marché (AMM) de leurs produits, les industriels ne présentent que les doses toxiques et létales à un moment T, généralement sur des individus adultes. Le moment de l’exposition n’entre pas en ligne de compte pour évaluer la toxicité de tel ou tel produit.

3/ Les perturbateurs endocriniens ont des effets différés. L’exposition à un temps T ne peut se révéler que plusieurs années après. On peut prendre l’exemple du Distilbène qui a été donné jusqu’en 1977 aux femmes pour éviter qu’elles ne fassent des fausses couches. Leurs filles ont deux fois plus de risques de développer un cancer du sein.

4/ Les perturbateurs endocriniens ont des effets confondants. Puisqu’ils sont omniprésents dans nos environnements, on est perpétuellement exposé·es à plusieurs perturbateurs endocriniens en même temps. C’est donc difficile de savoir lequel de ces produits provoque tel ou tel effet. La réalité n’a donc pas grand-chose à voir avec les conditions dans lesquelles ces produits sont testés, un par un, avant d’être mis en vente.

5/ Les perturbateurs endocriniens ont des effets "cocktail" : leur toxicité peut être multipliée jusqu’à 1.000 quand ils sont mélangés à un autre produit. On sait par exemple que le Roundup, qui est le produit mis en vente et auquel on est exposé·es réellement, est plus toxique que son principe actif, le glyphosate.

6/ Les perturbateurs endocriniens ont des effets transgénérationnels. On peut reprendre l’exemple du Distilbène. Les petits-enfants des grands-mères qui ont consommé du Distilbène présentent des risques accrus de malformations et de cancers. Ce sont les effets que l’on nomme épigénétiques.

L’inertie des politiques

“Cette transmission entre génération est due à ce que l’on appelle l’épigénétique, explique Catherine Azoulay, gynécologue et endocrinologue, membre active de l’association Alliance santé planétaire. L’épigénétique s’intéresse à l’environnement des gènes, qui peut impacter les cellules et les modifier jusqu’à les rendre cancéreuses sans pour autant modifier l’ADN. Ces modifications de l’environnement sont réversibles. C’est un point intéressant. Par contre, elles sont transmissibles à la génération suivante. On sait par exemple qu’une femme obèse va transmettre un risque d’obésité à son bébé. Or, il n’y a pas de gène de l’obésité. Ce qui se transmet c’est un contexte, qui va faire que le gène s’active dans un sens et pas dans l’autre.” Parmi les éléments défavorables de ce “contexte” : les pesticides, présents dans nos rivières, l’eau du robinet, l’air que l’on respire et… le corps des femmes enceintes. 44 molécules ont ainsi été retrouvées dans les urines de 500 femmes enceintes par les chercheur·es du projet Pélagie, mené entre 2002 et 2006 dans l’ouest de la France. Seulement 1,6 % des femmes n’avaient pas de traces des pesticides mesurés, 54 % en contenaient au moins huit, 10 % au moins 13 et certaines allaient jusqu’à 28 !

© Diane Delafontaine, pour axelle magazine

On manque d’études concernant les effets transgénérationnels des mille et un polluants auxquels la chimie de synthèse nous expose depuis 60 ans. Mais sur le terrain, les médecins et chercheur·es observent des liens qui interpellent. “Certains couples ayant eu des problèmes de fertilité ont eu des enfants qui ont, plus tard, déclenché des cancers”, cite par exemple Laurence Huc. Est-ce que les problèmes de fertilité étaient dus à des perturbateurs endocriniens ? Est-ce que ceux-ci sont passés dans l’organisme de l’enfant et ont déclenché, des années plus tard, un cancer ? Impossible de le savoir. Il faudrait pouvoir identifier une ou des substances parmi toutes celles qui sont présentes dans nos environnements et avoir ensuite des études qui certifient que cette ou ces substances provoquent telle ou telle pathologie.

Je suis sidérée par l’inertie de nos politiques concernant l’interdiction des perturbateurs endocriniens.

“C’est très complexe et les industriels s’appuient sur cette complexité pour ne rien faire…”, regrette Odile Bagot. Ils ne sont pas les seuls. “Je suis sidérée par l’inertie de nos politiques concernant l’interdiction des perturbateurs endocriniens, explique Laurence Huc. L’Américaine Theo Colborn [voir encadré ci-dessous] a organisé une grande réunion scientifique internationale en 1991 pour alerter sur le danger de ces substances, après avoir travaillé 10 ans dessus. Et aujourd’hui, si on prend l’exemple des pesticides, la prise en compte de leur capacité à perturber le système endocrinien reste très marginale dans les processus d’homologation qui leur permettent d’être mis en vente. Et à ma connaissance, aucun pesticide n’a jamais été retiré du marché pour ces raisons. Cela demeure donc une source d’exposition à la pollution très importante.”

Theo Colborn, la pionnière

Pharmacienne puis éleveuse de moutons, avant d’obtenir un doctorat de zoologie, l’Américaine Theo Colborn étudie les effets de la pollution des eaux sur l’environnement. Elle observe et documente d’importantes perturbations parmi les animaux vivant à proximité des Grands Lacs : malformations congénitales, problèmes de thyroïde, incapacité à lutter contre des prédateurs par exemple. En 1991, elle décide de rassembler des collègues pour étudier les effets des produits chimiques sur les hormones, qu’elle soupçonne responsables des troubles qu’elle a observés près des Grands Lacs. C’est à ce moment-là qu’apparaît l’expression de "perturbateurs endocriniens", et qu’est lancée la première alerte sur les dangers de ces substances. En 1996, Theo Colborn publie un ouvrage de vulgarisation à propos de ce risque majeur pour la santé de l’humanité. Intitulé "Our Stolen Future", littéralement "Notre futur volé", il a été traduit en 1998 en français sous le  titre "L'Homme en voie de disparition ?" Notons que c’est une autre femme, également américaine, Rachel Carson, qui avait alerté, dès 1962 sur les dangers redoutables des pesticides pour l’environnement et pour les oiseaux en particulier. Son ouvrage précurseur devenu un grand classique s’intitule "Printemps silencieux". Il a été réédité en 2022.

Un besoin d’études et de formation

“Ce qui nous manque, ce sont des études, certes, mais aussi de la formation, pense Catherine Azoulay qui a découvert la santé environnementale il y a peu de temps. Un médecin devrait demander plus systématiquement l’histoire professionnelle des parents dont les enfants ont des problèmes de santé.” Cela pourrait aider ces parents à sortir de leur désarroi et de leur culpabilité. Sophie peut en témoigner. “J’ai fait des hypothèses sur l’origine de ma puberté précoce, toute seule. J’ai lu, je me suis renseignée et j’ai assez vite soupçonné les pesticides auxquels ma mère a été exposée pendant les trois premiers mois de sa grossesse, alors qu’elle travaillait dans les vignes.” Mais les dangers qui guettent les femmes sur leurs lieux de travail sont souvent méconnus, voire carrément niés. Car ceux qui prennent des risques au boulot, pense-t-on, ce sont les hommes. “La santé des femmes au travail est moins documentée que celle des hommes, note Sylvie Platel, du WECF. C’est vraiment un angle mort qu’on aurait intérêt à développer.”

“Ce que l’on sait, c’est que les femmes sont plus sensibles à ces pollutions du fait de leur métabolisme, reprend Catherine Azoulay. Car tous ces produits chimiques se stockent dans les graisses. Or, les femmes ont un pourcentage de graisses supérieur aux hommes. Elles sont donc théoriquement plus exposées. Et elles ont une élimination rénale plus lente et un système digestif plus lent aussi. Elles sont donc susceptibles de faire de la rétention de ces produits plus que les hommes.” À ces inégalités de genre s’ajoutent des inégalités de classes. “Les femmes des zones urbaines pauvres sont les plus exposées à la pollution, ajoute Catherine Azoulay. Et ce sont souvent elles qui sont les moins informées des effets délétères de cette pollution. Il faudrait vraiment remédier à cela.” Les enfants des classes populaires sont les premiers et premières à être touché·es par l’obésité, qui n’est pas sans lien avec l’exposition aux perturbateurs endocriniens, laquelle est aussi un facteur de risque pour le développement de pubertés précoces…

La culpabilité en embuscade

"Quand on parle de pollution environnementale, les parents dont les enfants ont des soucis de santé ressentent une profonde culpabilité, relève Laurence Huc, toxicologue et membre du conseil scientifique de l’Institut citoyen de recherche et de prévention en santé environnementale. Et surtout les mères, d’autant plus quand on évoque les risques induits par l’exposition in utero. Elles disent toutes que, si elles avaient su, elles auraient fait plus attention." Mais l’exposition des pères avant et au moment de la fécondation compte également car ils peuvent eux aussi transmettre des polluants via leurs spermatozoïdes. "Quoi qu’il en soit, les actions individuelles ne peuvent se substituer à des programmes politiques plus larges, alerte Laurence Huc. Le vrai problème, c’est que l’on met sur le marché des produits, aliments et biens de consommation divers dont on sait qu’ils contiennent des substances dangereuses pour la santé. Comment a-t-on pu fabriquer des biberons contenant du bisphénol alors que l’on sait que cela a des effets hormonaux depuis les années 1950 ?"