Quelle rentrée académique pour les étudiantes musulmanes visibles ?

Par N°241 / p. 18-20 • Septembre 2021

Au mois de septembre, les femmes musulmanes visibles* pourront garder leur foulard au sein des établissements supérieurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Une interdiction levée suite à la manifestation “Hijabis Fight Back” de juillet 2020. Retour sur une mobilisation historique pour contrer des règlements d’ordre intérieur sexistes et racistes.

De gauche à droite : Sarah Tulkens, Salma Faitah, Fatima-Zohra Ait Al Maâti, Souhaïla Amri, le 5 juillet 2020 à Bruxelles, lors de la manifestation du mouvement Hijabis Fight Back. © Abdulazez Dukhan

[Un article publié dans notre dossier de septembre 2021, “Vêtements à l’école : jeunes femmes contre vieux règlements”. À lire aussi : “Dans les écoles, filles et garçons combattent le sexisme des règles vestimentaires”]

C’était le 5 juillet 2020. Une manifestation historique avait lieu : Hijabis Fight Back (HFB) ! Des femmes musulmanes se mobilisaient pour contester l’interdiction du port de signes convictionnels dans l’enseignement supérieur. Cette manifestation a réuni plus de 4.000 personnes. Grâce à cette mobilisation et au travail de nombreux/euses militant·es, la situation a progressé. Les femmes musulmanes auront le droit de garder leur foulard dans les hautes écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles à partir de ce mois de septembre.

“Touche pas à mes études !”

Pour rappel, en 2017, des étudiantes de la Haute École bruxelloise Francisco Ferrer ont introduit une action en cessation devant le tribunal de première instance de Bruxelles contre le règlement d’ordre intérieur (ROI) de l’école (relire à ce sujet la carte blanche d’Imane Nachat). Le tribunal a alors posé une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle. En juin 2020, celle-ci se prononce en faveur du règlement. Face à cette nième discrimination, le mouvement Hijabis Fight Back voit le jour.

De gauche à droite : Sarah Tulkens, Fatima-Zohra Ait Al Maâti, Salma Faitah, Souhaïla Amri, le 5 juillet 2020 à Bruxelles, lors de la manifestation du mouvement Hijabis Fight Back. © Abdulazez Dukhan

“Touche pas à mes études !”, scandaient avec fermeté et émotion des femmes musulmanes des quatre coins du pays, présentes au rassemblement HFB à Bruxelles. C’est la première fois en Belgique qu’une protestation de cette ampleur est organisée par les femmes musulmanes pour leur droit à l’éducation. La mise en place d’une telle manifestation en période de pandémie a nécessité une mobilisation totale et rigoureuse, d’autant plus qu’elle a eu lieu en pleine session d’examens.

Trois collectifs féministes étaient à la manœuvre : Imazi.Reine (voir axelle n° 235-236 et l’épisode 2 de notre série de podcasts Passeuses), Belges Comme Vous et La 5e vague. Toutes étudiantes, les initiatrices ont dû interrompre leur blocus pour s’organiser. La mobilisation a aussi généré une vague de cyberharcèlement et de menaces suite à leur participation médiatique.

Quand plus de 5.000 personnes manifestent pour défendre la même cause, tu réalises que tes demandes sont légitimes et qu’il faut continuer de lutter.

Malgré le contexte violent, la protestation a été synonyme d’espoir pour beaucoup de femmes. Souhaïla Amri, l’une des initiatrices, se souvient : “Le travail en amont valait la peine car cette manifestation m’a redonné de l’espoir.” La mobilisation a engendré de profonds instants de sororité et de soutien.

Souhaïla Amri poursuit, soulagée : “J’ai réalisé que nous étions beaucoup à vivre cette discrimination. Quand plus de 5.000 personnes manifestent pour défendre la même cause, tu réalises que tu n’es pas folle, que tes demandes sont légitimes et qu’il faut continuer de lutter. Quelque chose de phénoménal s’est passé quand j’ai réalisé cela. Ça restera à jamais ancré dans ma mémoire.”

Les conséquences des ROI

Ces règlements semblent anodins, tant les discriminations envers les femmes musulmanes visibles sont anciennes et normalisées. Pourtant, ils ont un impact. Peur, dépression, angoisse… Les effets de l’exclusion sont profonds.

“J’ai fait une dépression quand j’ai voulu aller dans une classe préparatoire et que l’on m’a imposé de retirer mon foulard prétextant que je devais “comprendre” suite aux attaques de Charlie Hebdo. Psychologiquement, c’était dur. Une fois que ça t’arrive, tu as constamment peur de revivre une exclusion”, explique Sarah Tulkens, co-initiatrice du mouvement HFB et fondatrice de la plateforme Belge Comme Vous.

“Je ne comprends pas comment on peut considérer normal que j’abandonne mes études à cause d’un habit et que d’autres personnes exercent un contrôle total sur mon corps”, complète Fatima-Zohra Ait El Maâti, fondatrice de Imazi.Reine et co-organisatrice de la manifestation de 2020.

“Nombre de femmes renoncent à leurs rêves, revoient leurs ambitions à la baisse. Le constat est assez violent !”, déplore Sarah Tulkens. En effet, nous avons consulté des dizaines de témoignages de femmes musulmanes contraintes à revoir leur plan d’études. Sur les groupes de networking sur les réseaux sociaux, il est fréquent de voir des femmes rechercher des établissements “hijab friendly”. Lorsque leur école de prédilection les discrimine, elles doivent trouver d’autres moyens d’acquérir les connaissances, choisissent un cursus par défaut… ou encore quittent la Belgique. Leur parcours est parfois rallongé par ces recherches d’alternatives, voire interrompu.

Souhaïla Amri, le 5 juillet 2020 à Bruxelles, lors de la manifestation du mouvement Hijabis Fight Back. © Abdulazez Dukhan

La récente autorisation de la Fédération Wallonie-Bruxelles permettra donc un choix d’études plus conséquent pour toutes ces femmes reléguées au second plan. Toutefois, Sarah Tulkens insiste : cette autorisation ne concerne que l’enseignement supérieur de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Les ROI sexistes existent donc toujours dans le pays. Ainsi, les lieux de stage sont régulièrement soumis à des ROI proscrivant les signes convictionnels. C’est notamment le cas pour les étudiantes aspirant à devenir enseignantes, comme Souhaïla Amri.

Plus de 20 ans de discrimination

Belgique, décembre 1997 : la Justice est saisie pour la première fois. Six étudiantes d’une école supérieure n’avaient pas pu se réinscrire car leur école (Haute École Libre de Bruxelles Ilya Prigogine) interdisait le port du foulard pendant les stages. Le tribunal des référés de Bruxelles a rejeté leur demande. À cette époque, le sujet divisait déjà la société pendant que les femmes musulmanes – comme Malika Hamidi – prenaient la parole dans la sphère médiatique afin de se réapproprier le débat.

Pourquoi cette interdiction a-t-elle été établie au fil du temps ? Les trois militantes sont unanimes : il s’agit essentiellement de sexisme et d’islamophobie institutionnalisée. En effet, le foulard n’est pas uniquement interdit dans l’enseignement. Loisirs, emploi, fonction publique… Les musulmanes visibles ne sont manifestement pas les bienvenues dans l’espace public. La violence perpétrée à leur encontre est largement répandue. D’après le Collectif Contre l’Islamophobie en Belgique, plus de 90 % des victimes d’islamophobie sont des femmes.

Fatima-Zohra Ait El Maâti souligne l’aspect néocolonial des ROI en se référant aux cérémonies de dévoilement ayant eu lieu lors de la colonisation en Algérie. Elle souligne d’ailleurs une contradiction : “C’est devenu trendy de mettre en place des cursus sur la décolonisation. Je trouve cela hypocrite de ne pas décoloniser les ROI !”

Pour Souhaïla Amri, les femmes musulmanes sont emprisonnées dans une dualité stéréotypée. “On projette une image sur les femmes, et plus particulièrement sur les femmes musulmanes. Quand elles ne correspondent pas aux stéréotypes, on a du mal à les accepter”, explique-t-elle. Ainsi, soit on prétend les sauver d’un patriarcat musulman les obligeant toutes à porter le foulard, ce qui confère le bon rôle aux institutions discriminantes. Soit on les criminalise. Ces femmes sont, effectivement, souvent publiquement accusées d’être l’étendard du radicalisme islamiste.

La lutte continue !

Quelques mots vont changer dans les règlements d’ordre intérieur, mais ce qui devrait évoluer, ce sont les mentalités !

“Il serait naïf de penser que ces filles seront totalement les bienvenues en septembre, car les professeurs seront toujours les mêmes”, alerte Fatima-Zohra Ait El Maâti. En effet, certain·es enseignant·es ont défendu ces ROI. “Quand des filles ont essayé de porter des accessoires couvrants comme un bandeau, c’est ces mêmes professeurs qui ont mis ces élèves à la porte ou qui leur ont fait des remarques islamophobes. Quelques mots vont changer dans les ROI, mais ce qui devrait évoluer, ce sont les mentalités !”, signale-t-elle, désillusionnée.

Rien n’est acquis quand il s’agit des droits des minorités. “On ne doit pas se laisser endormir, avertit Sarah Tulkens. On a l’impression que les choses s’améliorent, mais il ne faut pas longtemps pour que les débats s’enflamment. À chaque fois qu’on pensait être mieux acceptées et représentées dans l’espace public, quelque chose a ébranlé ce qu’on pensait acquis.”

En juillet dernier, la Cour de justice de l’Union européenne a d’ailleurs estimé que l’interdiction du port du foulard sur le lieu de travail n’était pas discriminatoire, pile un an après la manifestation Hijabis Fight Back.

Pour aller plus loin
  •  Quels établissements sont concernés ? Le changement concernera tous les établissements d’enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles, les établissements de promotion sociale organisés par la Cocof (la commission communautaire française) et l’Esac (l’École supérieure des arts du cirque). Il s’agit au total de cinq hautes écoles, cinq écoles supérieures des arts et 29 établissements de promotion sociale.
  • *”Femmes musulmanes visibles” : Cette expression désigne les femmes musulmanes dont la confession est visible par le port d’un signe convictionnel (en l’occurrence le foulard). Cette appellation est préférable au terme “femme voilée” qui essentialise les femmes musulmanes visibles, réduites à un habit. De la même façon qu’on ne dit pas une “femme mini-jupée” ou un “homme kippapé” ! Les femmes musulmanes visibles sont avant des femmes – qui, par ailleurs, portent un foulard.