Une femme, une voix : 15 photos pour exprimer la participation démocratique des femmes en Belgique

Une femme, une voix – le titre du hors-série d’axelle (n° 215-216) – est un slogan féministe. Il est inscrit sur les murs de la conquête, par les femmes, de leurs droits civiques et politiques. Sans participation des femmes, il n’y a pas d’égalité politique. Et en effet, la démocratie titube : les femmes que nous avons interviewées côtoient, ou vivent, l’effacement, les discriminations, les violences, la précarité, les inégalités, les injustices… Mais elles font face. En critiquant, en accusant, en utilisant, en maîtrisant, en subvertissant, en détournant… Elles redéfinissent les contours d’une meilleure société, où la solidarité, l’égalité, la justice, ne sont pas des valeurs abstraites, mais habitées de l’intérieur, éclairées. Pour nous, elles ont imaginé et pris la pose dans l’œil de la photographe Laetitia Bica. Elles ont imprimé à leur corps des mouvements politiques et poétiques. De cette création collective émergent des images tout en nuances, qui les montrent vulnérables et puissantes, unies et résistantes, et qui nous invitent avant tout à réfléchir.

© Laetitia Bica pour axelle magazine

Pour parcourir notre portfolio, passez sur l’image ci-dessous et cliquez sur les flèches…

Photographies réalisées les 20 et 21 novembre 2018 au MAD (Brussels Fashion and Design Platform), dont nous remercions toute l’équipe. Merci également à Caroline Lemaire (assistante photographe) et Sarah Roman (maquilleuse).

Roller derby : des féministes à roulettes

Un sport pour les filles/par les filles prend son essor sur la place publique, dans les skateparks et les salles omnisports : le roller derby. Découverte d’un univers où les règles sont écrites par les équipes, et où chacune vient comme elle est.

En jaune, l’équipe de roller derby Montpellier (DCCLM) contre les Marseillaises des Bloody Skulls (Montpellier, 14 avril 2018). © Charlotte Caselles

Avant l’entraînement, on retrouve les joueuses dans le vestiaire ou au bord du terrain. On se change et on “chausse”. On enfile d’abord ses protections : protège-genoux, coudières, protège-poignets, casque. Puis, quand on se relève, prête à glisser, on enfile le protège-dents. Rouler sur la piste ovale, aider ses coéquipières, jouer la tactique pour marquer des points… : le roller derby galvanise ses joueuses. Pour la plupart d’entre elles, c’est bien plus qu’un sport de contact.

“Ça a changé ma vision du sport”

“J’ai pratiqué plusieurs sports avant de découvrir le roller derby : natation, escalade, badminton, mais toujours en dilettante, sans objectif personnel. Le roller derby a changé ma vision du sport et de l’amour que certains peuvent éprouver pour un sport”, explique Katheline Clacens, alias K, son « derby name » (nom de joueuse) sur le terrain, depuis quatre ans chez les Namur Roller Girls – l’un des plus importants clubs de Belgique, qui compte 80 membres.

Né dans les années 1930 aux États-Unis, le roller derby était tombé en désuétude. On le redécouvre en 2010 lorsque l’actrice et réalisatrice américaine Drew Barrymore le remet en lumière – fluo, et sans les règles du vrai roller derby – dans une fable moderne sur l’émancipation d’une jeune fille timorée, Bliss. À l’origine, ce sport était pratiqué aussi bien par les hommes que par les femmes. C’est aujourd’hui un sport à prédominance féminine et où le principe d’inclusion de toutes les personnes, quelle que soit leur identité de genre ou leur orientation sexuelle, infuse dans l’ensemble des ligues existantes, en Belgique comme à l’étranger. La WFTDA, la fédération états-unienne féminine de roller derby (à laquelle de nombreux clubs sont affiliés), a d’ailleurs fait de cette “inclusion” l’un de ses principes fondamentaux. À leur niveau, les clubs belges ont mis en place des comités de réflexion.

Affirmation des valeurs féministes

Nathalie Onadu, alias Mamacita Matadora, est à l’origine de l’équipe bruxelloise des Brussels Derby Pixies“Il y a huit ans, l’idée était déjà de faire un sport pour et avec les femmes. Les valeurs féministes se sont surtout affirmées par la suite, lorsque certaines personnes sont venues faire du derby pour se castagner, sans respect des différences”, explique-t-elle. Le roller derby est en effet un sport de contact et de vitesse, où le physique tient une place centrale… mais rien d’incompatible avec des valeurs de respect. Les Bruxelloises ont alors créé un comité « Inclusion et diversité » et rédigé une charte de valeurs à respecter.

Différentes chartes existent au niveau des clubs, des fédérations nationales ou internationales, mettant en avant “l’autodétermination du genre” (un principe selon lequel les personnes ont le droit de déterminer elles-mêmes leur identité de genre), le respect mutuel, l’estime de soi et la création d’un espace sécurisant pour toutes. “Chez nous, explique Mamacita Matadora, nous avons opté pour la “non-mixité choisie” avec les personnes qui s’identifient en tant que femme, ou trans, ou autre… Les hommes jouent plutôt avec l’équipe masculine, qui s’est montée en dehors de l’association. On en a beaucoup discuté.” L’équipe bruxelloise axe sa communication et ses formulaires sur un vocabulaire “inclusif” et demande aux joueuses quel pronom elles veulent utiliser pour ne pas les “mégenrer”, c’est-à-dire utiliser le mauvais genre d’une personne. “C’est plus facile à appliquer pour certaines que pour d’autres, mais on s’entraide pour expliquer que ce n’est pas anodin, et même très important pour certaines personnes.”

À Namur, le staff est mixte.  “Le coaching est assuré par des femmes comme par des hommes dans les équipes féminines. C’est la même chose dans l’équipe masculine, qui s’entraîne chaque semaine”, explique Sophie Dubé, alias Batsmash, des Namur Roller Girls.

Côté festif et militantisme

L’apparence des joueuses est parfois controversée, même au sein de leur propre équipe : l’image sexiste de la serveuse en patins a la vie dure et le roller derby a un côté festif assumé : musique d’entrée lors de la présentation des équipes, noms de joueuses déjantés, tenues brillantes, maquillage… “Au début, l’équipe namuroise était beaucoup dans cette influence : on portait des shorts à paillettes et des bas résille. Mais on s’est rendu compte qu’on n’était pas considérées comme des sportives. Petit à petit, on a abandonné ces atours ainsi que le maquillage, même si certaines les ont conservés. Finalement, si on accepte tout le monde tel qu’il est, pourquoi pas avec des bas résille !”, explique Batsmash.

Le militantisme n’est jamais loin des patins. Le prochain défi à relever dans les clubs, c’est la mixité sociale. “C’est encore très dur, parce que c’est un sport qui coûte cher”, explique Mamacita Matadora. Comptez entre 150 et 300 euros pour l’équipement de la débutante, hors adhésion. Les clubs réfléchissent à ouvrir des créneaux récréatifs ou à organiser du prêt de matériel, pour s’ouvrir au maximum de personnes.

Des jeunes femmes exilées rentrent au Sud-Soudan : “Cette terre est une extension de moi-même”

Le 9 juillet 2011, la République du Soudan du Sud, le plus jeune État du monde, faisait sécession de la République du Soudan et proclamait son indépendance. Mais l’allégresse a rapidement fait place à la guerre civile, aux massacres et au déplacement forcé de centaines de milliers de personnes. À Juba, dans la capitale de cette république dévastée, axelle a rencontré quatre jeunes femmes, ayant grandi en exil, qui ont fait le choix de rentrer pour contribuer à la pacification et au développement de leur pays.

Réalisé avec le soutien du Centre Pulitzer pour le reportage de crise.

Apuk Ayuel Mayen dans l’une des écoles où les frais de scolarité des élèves sont financés grâce à son association. © Andreea Campeanu

Les robes virevoltent devant le bar au rythme de la musique cubaine, les rires sont forts et spontanés. Le dimanche après-midi, la cour de Logali House, un hôtel de Juba, la capitale du Soudan du Sud, est bondée de monde. Employé·es des Nations Unies, humanitaires, jeunes businessmen et businesswomen ou artistes sud-soudanais·es, plus ou moins expert·es dans la maîtrise des pas de salsa, laissent le son et l’humeur joyeuse les entraîner, avant la tombée de la nuit et les couvre-feux appliqués par la plupart des organisations internationales. Les exutoires sont rares à Juba.

“Mes sœurs qui vivent aux États-Unis me demandent souvent : “Mais qu’est-ce que tu fais encore là ?”, dit Apuk Ayuel Mayen, en sirotant un jus d’hibiscus. Après juillet 2016, et les combats à Juba, beaucoup de ceux qui étaient revenus vivre ici sont repartis.” Les références temporelles, toujours identiques, se glissent dans les conversations, même les plus anodines, et rappellent, sans cesse, la guerre qui ravage le pays depuis cinq ans. Et avec elle, l’impression, tous les jours, de faire machine arrière…

Contraception : où sont les hommes ?

Aujourd’hui, en Belgique, les femmes sont majoritairement en charge de la contraception. Les hommes ne s’y impliquent pas, ou très peu, tant elle semble naturellement incomber à leurs partenaires. Pourtant, partager les responsabilités serait avantageux. Quels sont alors les freins et comment les dépasser ? Extraits d’un article et de témoignages à découvrir en intégralité dans le hors-série n° 215-216. Et un bonus pour messieurs : retrouvez en fin d’article des pistes pour partager la responsabilité contraceptive !

© Marie Leprêtre pour axelle magazine

Selon cette étude récente de Solidaris, 68 % des femmes et 33 % des hommes déclarent utiliser un moyen de contraception. Une femme sur deux se dit seule à en décider et 87 % des femmes le finance également seule. À cela s’ajoute une forme de “travail invisibilisé”, régulier, voire quotidien : bonne utilisation, suivi médical, visite à la pharmacie… Il influence la sexualité et le désir : le travail des femmes anticipe les relations sexuelles et crée toutes les conditions pour que le désir masculin puisse, lui, être spontané.

On le voit : que ce soit techniquement, financièrement ou mentalement, la contraception est majoritairement à charge des femmes. Tout se passe comme si les hommes n’étaient ni féconds ni concernés par les conséquences possibles d’un rapport sans contraception : la naissance d’un enfant. Leur fertilité est pourtant plus longue et quotidienne. Ce n’est d’ailleurs que depuis sa médicalisation dans les années 1960 que la contraception s’est féminisée. Auparavant, le retrait était la méthode la plus utilisée en Europe. Pourtant, si les hommes maîtrisaient, eux aussi, leur propre contraception, les bénéfices seraient importants…

Quels avantages ?

Du point de vue de la santé publique, une alternance diminuerait les risques liés aux effets secondaires que les femmes sont seules à supporter.

Du point de vue de la santé publique, une alternance diminuerait les risques liés aux effets secondaires potentiels des différentes formes de contraception médicale (pilules, stérilets, etc.) que les femmes sont seules à supporter : accidents thromboemboliques veineux et artériels, douleurs, céphalées, règles plus longues et plus abondantes, trouble de l’humeur, acné…

Une contraception va peut-être convenir parfaitement à une femme, et d’autres vont s’en plaindre, explique Yannick Manigart, gynécologue-obstétricien et spécialiste de la contraception féminine. Pour certaines patientes – beaucoup –, rien ne convient. Elles expulsent leur stérilet, elles ne peuvent pas prendre ceci ou cela, la ligature des trompes implique un risque… S’il existait une alternative pour les hommes, ce serait bien !”

Une prise en charge masculine en complément ou en remplacement de la contraception féminine représenterait également une possibilité de réduire le nombre de grossesses non désirées et aussi d’avortements, dont la moitié fait suite à un échec contraceptif. Par ailleurs, les hommes assumeraient plus efficacement leur fertilité. Balayé, le “elle m’a fait un enfant dans le dos”. Parallèlement, une volonté d’un partage plus équitable émerge. 39 % des hommes se disent prêts à utiliser une contraception masculine (29 % ne savent pas, 31 % disent non) et 51 % des femmes y sont entièrement favorables (25 % ne savent pas, 21 % disent non). Pourquoi cette inégalité persistante ?

© Marie Leprêtre pour axelle magazine

Freins techniques et professionnels

Le premier argument invoqué est le manque de contraceptifs masculins (voir plus bas : “Messieurs ? Action !”). Le désintérêt de l’industrie pharmaceutique, de la médecine et des pouvoirs publics en a toujours limité les budgets. Les effets secondaires sont aussi cités pour expliquer cet échec. Ils sont pourtant comparables à ceux subis par les femmes, ce qui pose la question de la hiérarchisation sexuée de la santé : quand des effets secondaires sont subis par des femmes, ce serait normal, mais cela deviendrait inacceptable quand ils sont subis par des hommes…

Un autre frein conséquent se trouve du côté des professionnel·les de la santé. Une recherche comparative est à cet égard très explicite. En France, 15 % des femmes entre 15 et 49 ans bénéficient de méthodes dites “masculines” (préservatifs, vasectomie et retrait), tandis qu’au Royaume-Uni, elles sont 54 %. Pourquoi ?

Proposer une contraception masculine n’est pas non plus une évidence en Belgique.

L’étude démontre que les conseils diffèrent en fonction du contexte national : mode de rétribution des praticien·nes (au forfait ou, comme en France, à l’acte, ce qui peut favoriser la prescription de contraceptifs demandant des ordonnances régulières), historique des méthodes, formations, information… ainsi que la représentation genrée de la contraception. Tant les praticien·nes français·es que britanniques partagent la vision d’une responsabilité majoritairement féminine, avec toutefois des nuances. Les Français·es présentent une perception plus “naturalisante” (les femmes seraient “naturellement” plus concernées que les hommes), tandis que les Britanniques en font une question de société et d’éducation, avec possibilité d’évolution. Proposer une contraception masculine n’est pas non plus une évidence en Belgique : du côté des médecins et des centres de planning familial, le sujet est peu abordé…

L’obstacle des stéréotypes

La contraception est ainsi liée à la sphère reproductive, attachée aux femmes.

Pour beaucoup de chercheur·es, cette inégalité trouve son origine dans les rapports sociaux de genre, c’est-à-dire les rôles spécifiques attribués aux femmes et aux hommes dans notre société. La division sexuelle du travail en est un enjeu essentiel : les tâches sont séparées et hiérarchisées, celles dites masculines davantage valorisées. La contraception est ainsi liée à la sphère reproductive, attachée aux femmes. Il s’agit donc pour les hommes, en matière de contraception (comme dans tous les autres domaines), de se différencier des femmes et des pratiques qui leur sont culturellement associées. La responsabilité contraceptive ne fait en effet pas partie du modèle hégémonique actuel de la masculinité. Des chercheurs relèvent ainsi la crainte imaginaire d’une “féminisation” de l’homme (et donc de son infériorisation) que pourrait provoquer la contraception masculine. Un homme qui utilise une contraception ne serait plus tout à fait un homme…

• “On ne naît pas homme, on le devient”. À relire, notre entretien avec la philosophe française Olivia Gazalé qui décortique la notion de virilité dans son essai “Le mythe de la virilité”.

C’est aussi dans ce cadre des rôles genrés que l’on rencontre régulièrement l’argument de l’homme irresponsable à qui la femme ne pourrait pas faire confiance. Cette représentation est souvent profondément intégrée. Elle peut parfois coïncider avec la réalité, car elle résulte de la socialisation différenciée des femmes et des hommes. Comme tout stéréotype, ce n’est pas d’une caractéristique biologique immuable mais une vision naturalisante qui, ici, freine l’égalité, dédouane les hommes et pèse au final sur les femmes. La socialisation genrée doit donc, encore une fois, évoluer pour que les hommes se sentent soucieux et responsables de leur fertilité.

L’une des résistances principales à la vasectomie se trouve dans le symbole suprême de la virilité : le phallus.

Enfin, l’une des résistances principales à la vasectomie se trouve dans le symbole suprême de la virilité : le phallus. Perte d’érection, de libido… : des craintes encore bien ancrées qui surgissent à l’idée de toucher à l’appareil génital masculin. Daniel Murillo, gynécologue et andrologue, spécialiste de la fertilité, explique ainsi le refus de cette opération, pourtant bénigne. “Il faut démystifier le concept. Parce qu’on se fait vasectomiser, on devient un eunuque et on se fait châtrer. Le grand fantasme des hommes, c’est qu’on est châtré comme un chat. Un fantasme très présent en Belgique. […] Tout est encore un concept par rapport à la masculinité.”

Une menace pour les femmes ?

Certaines femmes restent réticentes au partage de la contraception, tant il s’agit pour elles d’une victoire fondamentale et très récente. Elles craignent de fragiliser leur autonomie. Le risque est en effet que certains hommes, forts des rapports de pouvoir en leur faveur, instrumentalisent ce partage pour contrôler la contraception des femmes, pour leur imposer une grossesse et limiter leur droit à disposer de leur corps. Là encore, il est primordial de déconstruire ces rapports sociaux de genre qui subordonnent les unes aux autres…

Mais ces rôles de genre ne sont pas immuables, puisqu’ils sont construits. Les domaines d’action sont nombreux : l’éducation des plus jeunes, via notamment une EVRAS (Éducation à la vie sexuelle, relationnelle, affective et sexuelle) égalitaire, la formation des professionnel·les de la santé, l’information des patient·es, le soutien des pouvoirs publics… Assumer chacun·e ses responsabilités et sa fertilité, alterner la charge contraceptive, partager les risques et le plaisir ne pourront donc être envisagés qu’en provoquant une transformation radicale de notre société.

Un article nourri par le mémoire de Master interuniversitaire de spécialisation en études de genre de Laurence Stevelinck, Contraception : où sont les hommes ? Essai sur une responsabilité partagée – L’exemple de Thomas Bouloù, 2018.

Droit à l’avortement : l’impossible repos des guerrières

Les femmes et les militantes féministes sont en première ligne pour défendre le droit à l’avortement dans l’arène politique. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce droit n’est pas totalement acquis…

En 1973, le médecin namurois Willy Peers est arrêté sur dénonciation anonyme pour avoir pratiqué des avortements. Il passe 34 jours en détention provisoire et alerte l’opinion publique sur l’hypocrisie de la loi belge. Son arrestation déclenche de nombreuses manifestations de soutien : à Gand, par exemple, des femmes entament une grève de la faim… Sur cette photo, prise à sa sortie de prison, il participe à une marche aux côtés de son épouse. © Belga Archives

Il serait facile de croire que la Belgique n’a plus de problème avec l’avortement. L’interruption volontaire de grossesse est en effet autorisée dans notre pays depuis la loi de 1990. Certes, nous sommes loin de la situation de la Pologne ou de la Hongrie où l’avortement est interdit. Le combat historique des femmes belges a permis des avancées majeures il y a bientôt trente ans. Mais le combat actuel tente d’éviter les reculs : car le droit à l’interruption volontaire de grossesse ne fait pas encore l’unanimité, même au sein des partis politiques…

Le temps des risques

La première loi belge sur l’avortement date de 1897 et l’interdit complètement. L’avortement est considéré dans le Code pénal comme un crime « contre l’ordre des familles et de la moralité publique ». La loi sanctionnait d’un emprisonnement de deux à cinq ans la femme qui y avait recours, mais aussi la personne qui l’avait fait avorter. Les peines étaient fort aggravées si cette personne était médecin, sage-femme ou pharmacien·ne. Cette loi a été complétée en 1923 par une loi prohibant toute publicité et information en matière de contraception. Les femmes avortaient donc clandestinement, malgré les risques encourus, des risques légaux mais pas seulement. “Beaucoup de femmes mouraient ou étaient mutilées. À l’hôpital Saint-Pierre, à un certain moment de notre histoire, les femmes qui se retrouvaient au service gynécologique y étaient davantage pour des séquelles des avortements que pour des naissances”, s’insurge Sylvie Lausberg, présidente du Conseil des femmes francophones de Belgique (CFFB). En réaction, des médecins et plannings familiaux (le premier s’est ouvert en 1962) se sont alliés aux femmes pour pratiquer des avortements illégaux dans un cadre sûr, comme le médecin namurois Willy Peers. En 1973, celui-ci est arrêté sur dénonciation anonyme pour avoir pratiqué des avortements. Il passe 34 jours en détention provisoire et alerte l’opinion publique sur l’hypocrisie de la loi belge.

Les féministes s’emparent du sujet

En 1976, la Journée nationale des Femmes choisit pour thème :  “Avortement : les femmes décident”. “Cette journée marque l’entrée du thème de la dépénalisation de l’avortement dans le mouvement féministe belge”, rappelle Fabienne Bloc, travailleuse psychosociale au sein de plannings familiaux. Lors de cette journée, des Comités sont créés pour faire pression et demander la sortie de l’avortement du Code pénal.  “Il y a eu beaucoup de conversations bouleversantes. On s’est rendu compte que les femmes n’étaient pas toutes égales devant les avortements clandestins. Les plus aisées pouvaient, par exemple, partir avorter à l’étranger”, continue-t-elle. Difficile à croire aujourd’hui, mais parmi ces pays étrangers se trouvait… la Pologne.

“Burn-out militant” : changer le monde, oui, mais sans s’oublier ! Comment tenir sur la longueur ?

L’engagement pour une bonne cause fait partie de la vie de beaucoup d’entre nous. Que ce soit localement, dans notre village ou dans notre quartier, pour un sujet de société plus large, pour l’environnement ou, bien sûr, pour les femmes : les combats sont innombrables. Et parfois, notre militantisme prend de plus en plus de place dans notre vie… jusqu’à nous faire souffrir. C’est le “burn-out militant”, qui a de multiples causes. Morceaux choisis d’un dossier (à retrouver en intégralité dans notre n° 214) consacré à ce phénomène méconnu.

Rendez-vous en fin d’article pour découvrir quelques pistes pour nous aider à militer dans la durée.

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

Le burn-out n’est pas réservé aux entreprises. Il s’infiltre jusque dans le militantisme. Dans notre société inégalitaire, cet épuisement guette différemment les femmes, qu’elles soient bénévoles ou salariées d’organisations qui luttent pour un monde meilleur. Rencontre avec plusieurs militantes fatiguées…

Nous connaissons tous·tes cette image. Une femme qui montre son biceps, point serré, un ruban rouge dans les cheveux. La phrase “We can do it” (“nous pouvons le faire”) est écrite au-dessus d’elle. Cette illustration de Rosie la riveteuse, la travailleuse américaine qui se relève les manches, est utilisée par les féministes depuis les années 1980 pour mettre en lumière la lutte collective pour l’égalité. Des militantes auxquelles axelle a tendu l’oreille ont cependant été contraintes de dire, à certains moments de leur vie : “Je ne peux plus le faire.” Elles renoncent, ne serait-ce que temporairement, à leur engagement, et souhaitent briser ce qui est encore un tabou pour beaucoup : le “burn-out militant”. En racontant leurs histoires, ces femmes engagées, mais épuisées, montrent qu’il doit exister de multiples manières de militer pour une cause.

L’implication sept jours sur sept

“Il y a plusieurs causes au burn-out militant. Je pense que la principale, c’est d’avoir trop de choses à faire. Tu commences par simplement t’impliquer, par être activiste, et puis tu découvres qu’il y a de plus en plus de dossiers sur lesquels te mobiliser”, explique Sarah, militante féministe [tous les prénoms ont été modifiés, ndlr].

Comment est-ce que tu peux prendre une pause quand tu sais que des gens meurent de l’autre côté de la planète ?

Emma est elle aussi féministe et son engagement a pris de plus en plus de place dans sa vie. Elle a, en outre, travaillé pour une organisation de défense des droits humains. Son militantisme laissait peu de place à la vie privée, dans une organisation qui semblait entretenir le chevauchement entre le personnel et le professionnel. Emma raconte : “Dans l’organisation où je travaillais, les gens s’impliquaient sept jours sur sept. Il n’y avait pas de pause ou de moment de repos. Comment est-ce que tu peux prendre une pause quand tu sais que des gens meurent de l’autre côté de la planète ? Il y a une forme de pression. Quand tu ne vois aucun collègue qui quitte son bureau à l’heure, tu ne le fais pas non plus”, continue-t-elle. Sarah poursuit : “N’oublions pas que nous vivons dans un monde capitaliste et que ces structures manquent de moyens. Quand ton activité militante est aussi ton boulot, tu sais que la réussite dépend de ton implication et du travail que tu feras en dehors de tes heures.”

Mathilde, quant à elle, est active dans la transition écologique et dans le féminisme. Elle a quitté son emploi salarié pour créer un salon de thé militant avec un ami mais elle a dû renoncer au projet. Elle confie aussi cette pression : “J’y ai mis tout ce qui me nourrissait en tant que militante, que ce soit dans les soirées qu’on organisait, dans la décoration ou dans les produits, qui étaient bio et locaux. On veut tout faire bien, il y a cette responsabilité. Je me suis mis cette pression toute seule. Malgré nos efforts, on a commencé à avoir des problèmes d’argent. C’était mon bébé… et ça ne marchait pas comme prévu.”

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

Enchaînées

À cette pression de bien faire s’en ajoute une autre : l’obligation de cohérence. On retrouve ce sentiment dans le récit que livre en 2017 Audrey Barat, ancienne journaliste devenue coach. “Je rêvais de voyager, mais ma voix militante-moralisatrice me disait que c’était mal, parce que ça polluait, et que le tourisme était source d’exploitation. Je rêvais de créer un lieu de bien-être, où les gens pourraient venir se ressourcer, mais ma voix de militante-moralisatrice me disait que ce lieu ne serait accessible qu’aux personnes qui avaient “les moyens” et que donc c’était mal. Je rêvais d’avoir une jolie maison, mais ma voix de militante-moralisatrice me disait que si je faisais un crédit à la banque, j’entretenais le système, et je m’enchaînais. Oui, j’étais enchaînée. Mais pas “au système”. À mon propre système. “

C’est beaucoup plus fatigant d’être féministe quand tu es une femme, parce que tu vis les injustices que tu combats.

Sarah confirme : “J’ai vraiment eu du mal à me trouver des hobbys. Tout ce qui m’intéressait, comme le crochet ou la danse, était trop connoté féminin et ça me dérangeait en tant que féministe.” Emma confie : “Ma vie est devenue le féminisme. Même à mon cours de chant, je choisissais des chansons féministes. Quand je voulais regarder des documentaires ou des films, je laissais tomber ceux qui ne montraient que des hommes blancs… Ça ne laisse pas beaucoup de choix ! J’ai aussi modifié mon langage, car je voulais inclure tout le monde. Alors j’ai commencé à dire “tous et toutes”, “quelqu’une”, etc. C’est très fatigant.”

Difficile de se déconnecter

Même en plein burn-out, le lâcher-prise était impossible pour Laura, militante dans les milieux de la transition écologique et du féminisme : “Mes parents sont venus me voir alors que je n’étais même plus capable de sortir de mon lit. Ils ont réussi à me faire manger de la pizza surgelée industrielle quand même ! Mais au troisième jour, ça a été plus fort que moi, j’ai été au marché chercher des produits bio et j’ai cuisiné.”

• À relire, un témoignage sur le “burn-out maternel : “Je ne ressentais pas cet amour, j’étais comme un zombie”

Comme dans les cas de burn-out “classique”, il n’est pas simple de se déconnecter quand même la vie sociale devient un champ de bataille. “Il y a les gens qui pensent que tu es la féministe de service et qu’ils peuvent te demander tout ce qu’ils veulent, tu es obligée de leur répondre. Il y a aussi ta sensibilité qui augmente quand tu milites : tu ne peux plus laisser passer certains propos tenus par ta famille ou tes amis”, explique Sarah.

À ce sujet, il y a le terrain des relations intimes. Par exemple, des militantes pour le bien-être animal peuvent vivre des conflits au moment des repas de famille ; des féministes peuvent être en relation avec des personnes pas forcément sensibles à la cause, ou simplement sexistes… Une charge mentale et un travail émotionnel supplémentaires sont alors au rendez-vous.

Aujourd’hui, je suis en train d’apprendre à diriger ma colère. Je ne peux pas être en guerre contre tout le monde tout le temps.

Mathilde en a fait les frais lorsqu’elle a décidé d’arrêter de se raser et de s’épiler, questionnant ainsi la peur des poils féminins. Elle a été critiquée par son entourage : “J’en avais vraiment marre des remarques de mes amis et de certains de mes amants. C’est constant et, au bout d’un moment, ça meurtrit.” Sarah acquiesce : “C’est beaucoup plus fatigant d’être féministe quand tu es une femme, parce que tu vis les injustices que tu combats. Ce n’est pas comme soutenir la cause animale par exemple, quand on sauve chats et chiens errants sans connaître leur sort.”

En d’autres termes, plus les femmes s’investissent dans le féminisme, plus elles découvrent des choses qui leur sont vraiment arrivées ou qui sont arrivées à leurs sœurs, à leurs amies, à leurs mères… Les injustices qu’elles combattent peuvent aussi survenir dans la période où elles militent, les obligeant parfois à se retirer d’une action pour s’occuper de problèmes personnels qui mobilisent toute leur énergie.

Enfin, discriminations ou violences peuvent les atteindre même dans le milieu où elles sont engagées si, par exemple, elles subissent des réflexions racistes dans un groupe féministe ou si elles sont considérées comme inférieures par rapport à d’autres militantes parce qu’elles n’ont pas fait d’études supérieures ou parce qu’elles portent le voile…

Quant à la transition écologique, elle pèse également plus sur les femmes. Un exemple : la campagne “zéro déchet”, qui implique l’utilisation de bocaux renouvelables lors des courses, le recours aux couches lavables et aux produits ménagers écolos ou faits maison. Dans une société où les tâches ménagères sont toujours massivement réalisées par les femmes, ce sont bien elles qui vont devoir gérer les contraintes du zéro déchet en premier

Culpabilité et colère

Les activités militantes peuvent être professionnelles ou bénévoles, elles peuvent avoir lieu le matin comme le soir. Il s’agit de telle conférence qu’il ne faut pas rater, de tel documentaire à voir, de telle formation qu’il faut absolument suivre. De cette profusion d’activités naît une culpabilité quand on se rend compte qu’on ne peut pas tout faire. “Oui, cette culpabilité existe, ce qui est étrange parce qu’il n’existe pas de “bonnes” ou de “mauvaises” militantes… Je culpabilise aussi quand je ne réponds pas à des propos sexistes”, précise Mathilde. Sarah explique : “C’est vrai que tu te sens vite obligée d’en faire toujours plus et que tu culpabilises quand tu décides de te mettre en retrait.”

Cette culpabilité doit être analysée avec des lunettes de genre : les femmes culpabilisent plus que les hommes. Ce n’est pas une émotion ressentie égalitairement, elle est apprise et entretenue par la société (voir axelle n° 213). “Alors qu’en tant que militantes, nous parlons tout le temps de politique et de combats collectifs, nous restons très seules face à notre culpabilité. Il y a un travail à faire là-dessus”, continue Sarah.

Parmi les autres émotions ressenties par les militantes et qui participent à cette spirale d’épuisement, la colère revient en premier lieu. Laura raconte : “Quand je suis arrivée dans mon asbl, j’étais pleine d’espoir, j’allais enfin faire quelque chose d’utile. Mais au sein de l’équipe en place, il y avait beaucoup de colère et de lassitude. J’ai vite perdu mon énergie positive.” Mathilde observe : “Aujourd’hui, je suis en train d’apprendre à diriger ma colère. Je ne peux pas être en guerre contre tout le monde tout le temps.” Pour Sarah aussi, “quand on constate tout le travail qu’il reste à faire, on peut se sentir triste, déprimée et en colère. Cette colère peut être mobilisante, mais si on la ressent en permanence, on est tirée vers le bas.”

Lorsque plus rien ne tire vers le haut et qu’on se retrouve tout en bas, c’est le début du burn-out. Parmi les femmes que nous avons rencontrées, celles qui en sont revenues disent le stress, les nuits d’insomnie et les crises d’angoisse : des symptômes typiques du burn-out. “Pour moi, la sonnette d’alarme a retenti quand j’ai commencé une crise d’angoisse au boulot. J’en faisais déjà la nuit, donc ça y est, j’allais en faire jour et nuit…”, se souvient Mathilde.

© Diane Delafontaine pour axelle magazine

Prendre soin de soi : “un acte politique” ?

Pour ces militantes au bout du rouleau, l’échappatoire se trouve peut-être dans un concept féministe, celui du “care”, qui permet de comprendre que ce sont majoritairement les femmes qui s’occupent des autres, qui prennent soin. Mais pas d’elles-mêmes ! La philosophe américaine Joan Tronto a tenté de trouver une éthique du care, en critiquant cette division sexuée des tâches entre femmes et hommes. Elle nous confiait que ce sujet était pour elle “une préoccupation féministe à propos de la vie des femmes, afin qu’elles puissent alléger leur fardeau.” Ce “fardeau” peut se prolonger dans la vie militante, comme on le voit dans les témoignages des femmes que nous avons rencontrées. D’où l’importance de prendre soin de soi, pour sa santé mentale et physique.

Pour Sarah, “c’est un acte de résistance de s’écouter, un acte politique. C’est une continuité de l’action militante. Des moments de pause sont importants, d’autant plus que cela prend du temps d’apporter des modifications dans la société : il faut tenir sur la longueur. Plus on cumule personnellement des discriminations, plus on est fatiguée et plus il faut prendre soin de soi. Quand on fait une pause, le collectif prend la relève !”

Il faut donc se laisser du temps quand on est engagée… et aussi trouver de la joie dans son engagement. À ce sujet, Sarah pense que “nous avons besoin d’un espace pour faire vivre la joie dans le monde militant. Il nous faut un endroit où nous pouvons nous réjouir de toutes nos avancées plutôt que de nous concentrer sur ce qu’il reste à faire et sur nos échecs. Un endroit où on ne se critiquerait plus, mais où on serait contentes de la diversité de nos mouvements. J’ai cherché cet endroit, je ne l’ai jamais trouvé.”

De quoi se rappeler la fameuse réponse d’Emma Goldman, féministe et anarchiste russe, à des théoriciens de la révolution qui ne pensaient qu’au sacrifice : “Si je ne peux pas danser, je ne veux pas faire partie de votre révolution !”

Merci à Vanessa D’Hooghe, qui a contribué à nourrir ce dossier.

 

Rencontre avec l’écrivaine turque Asli Erdogan : “L’exil est aussi une prison”

La journaliste et romancière turque Asli Erdogan, exilée à Francfort, vit toujours sous la menace de la réclusion à perpétuité. axelle l’a rencontrée à Paris à l’occasion d’une conférence de soutien à son ami le journaliste Ahmet Altan, condamné, comme des centaines d’autres intellectuel·les de Turquie ces dernières années, à la prison à vie.

© Cyrille Choupas

Ses boucles rousses entourent un regard d’un vert vif et profond, duquel se dégage une grande intelligence et se devinent, en creux, des tourments et des blessures. Asli Erdogan parle, doucement, humblement. Ses mots se suspendent ensuite quelques secondes dans l’air comme les volutes de fumée de sa cigarette. La romancière et journaliste turque, ingénieure physicienne de formation, a passé, en 2016, quatre mois dans les geôles turques. Ses textes engagés sur les droits des femmes, la situation des Kurdes ou les conditions de détention, en ont fait une cible du président turc Erdogan (leader du parti islamo-conservateur AKP), avec lequel elle ne partage qu’un nom de famille courant en Turquie.

L’arrestation

Asli Erdogan a été incarcérée en août 2016, quelques semaines après le coup d’État manqué d’une faction de l’armée, puis des purges massives d’opposant·es. Il était reproché à cette écrivaine et journaliste d’avoir signé un article dans un journal pro-kurde (Özgür Gündem) où elle clamait son indignation et dénonçait les atteintes à la liberté d’opinion. Elle a finalement été libérée le 29 décembre 2016. Depuis, devenue malgré elle le symbole des prisonnier·ères d’opinion en Turquie, elle vit en exil dans l’attente de son procès, sans cesse ajourné. Elle encourt une peine de réclusion “aggravée”, “un nouveau mot pour signifier la perpétuité”, nous explique-t-elle.

Malgré les menaces judiciaires, Asli Erdogan ne cesse de dénoncer le pouvoir totalitaire qui s’abat sur son pays en particulier depuis l’élection à la présidence de Recep Tayyip Erdogan en 2014 (il était Premier ministre depuis 2003). En janvier 2018, Asli Erdogan est déjà venue à Paris où elle a reçu le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes, qu’elle a publiquement dédié “à toutes les femmes qui ont été réduites au silence, qui ont été persécutées, humiliées, violentées, emprisonnées, et en particulier à mes amies de la cellule C9” (ses codétenues). Et, le 17 septembre dernier, lorsque nous l’avons rencontrée, elle participait à une conférence de soutien à son ami, le journaliste Ahmet Altan, 65 ans, condamné en février à la prison à vie. Ce jour-là, l’écrivaine a évoqué les conditions de détention, le nombre croissant de détenu·es en prison (la population carcérale a bondi de 160 % entre 2006 et 2016 selon un récent communiqué du Conseil de l’Europe), la corruption du système judiciaire ou encore le musellement des journalistes : selon Reporters sans frontières, la Turquie est la plus grande prison du monde pour les professionnel·les des médias.

Vous avez recommencé à écrire après une longue pause, sur le thème de la prison. Comment vous sentez-vous ?

“C’est très difficile pour plusieurs raisons. La première, c’est que je suis loin de ma maison, du seul endroit où je peux vraiment me sentir chez moi, entourée de mon immense bibliothèque. J’avais aussi des milliers de pages de notes. Tout est resté en Turquie. C’est comme repartir de zéro. Je suis loin de ma propre langue, je ne l’entends plus, je ne la parle plus… De plus, la prison n’est vraiment pas un sujet facile à aborder pour une ex-prisonnière. C’est tout le dilemme de l’écriture. Est-ce que l’écriture est une libération ou une captivité ? Est-ce que ça libère des traumatismes ? Quand tu écris sur la prison, tu dois retourner en prison.”

Actes Sud 2006

Vous avez d’ailleurs souvent écrit sur les traumatismes, les vôtres ou ceux de la société…

“Oui, c’est mon sujet de prédilection. Dans Le Mandarin miraculeux [récit d’une jeune femme émigrée en Suisse pour fuir les interdits de son pays, ndlr], la narratrice est une femme qui a perdu un œil. Elle a un manque, une blessure. Je crée toujours des personnages profondément blessés, traumatisés.”

Vous considérez-vous comme une autrice féministe ?

“Je n’ai jamais eu l’ambition d’être une écrivaine féministe. À partir de mes quarante ans, je me suis posé la question suivante : c’est quoi, une voix de femme ? Je pense que le seul livre dans lequel je parle de cela est mon livre de poésie, qui n’a pas été traduit en français. Bien sûr, mes essais sont remplis de questions féministes, parce que je suis féministe. Et l’écriture n’est jamais neutre. De plus, quand on écrit sur les traumatismes, on écrit sur les femmes puisqu’elles sont davantage victimes que les hommes.”

Actes Sud 2018

Comment “écrire sur les victimes” ?

“J’ai essayé différentes approches, parce que chaque victime est unique et que chacun et chacune a une part de victime en soi. Le langage journalistique peut s’attacher aux faits… Mais la meilleure façon est, je pense, la littérature. J’utilise des techniques littéraires – poésie, métaphores, narration à la troisième personne – pour raconter les histoires individuelles. Ces dernières années, j’ai essayé la technique d’un poète autrichien, Heimrad Bäcker. Il a écrit sur l’Holocauste avec un procédé que personne n’avait utilisé avant. Il a compilé des citations d’autres documents, comme des inventaires, des descriptions, des listes de directives. Cela peut paraître très ennuyeux, mais ça marche très bien pour raconter de telles horreurs. J’ai écrit un article sur le massacre de Cizre de cette manière, à partir de rapports d’autopsie, de rapports de police, d’articles de journaux. Comment choisir entre des milliers de phrases ? Et comment les mettre ensemble ? C’est comme faire un collier de perles à partir de déchets. L’effet est hypnotique pour les lecteurs. Et, en fait, ça peut faire pleurer. Un jour, ma mère m’a appelée en pleine nuit, en pleurs, et m’a dit : “N’écris plus comme ça, ça pourrait te causer des problèmes !” Pour écrire sur le viol de trois jeunes femmes kurdes par des paramilitaires turcs, j’ai mêlé l’écriture journalistique et le récit en “je”.”

Parler des viols, et de celui dont vous avez aussi été victime, était un tabou il y a vingt ans. Est-ce encore le cas aujourd’hui ?

“Non, beaucoup de femmes en parlent. Quand j’ai écrit cet article en 1998, j’étais la seule à en parler, peut-être même la première. Avant les années nonante, être violée était un crime dans les mentalités et un fait mineur dans la loi. À celles qui osaient sortir du silence, on rétorquait : “Pourquoi ne t’es-tu pas défendue ?” Je déteste cette question. Mais ce genre de déclaration ne passe plus aujourd’hui. Il y a bientôt quatre ans, une jeune femme, qui rentrait de l’école à 20 heures, a pris un bus : le chauffeur l’a violée et tuée. La Turquie a vivement réagi, des milliers de femmes et d’hommes ont manifesté en criant “Assez !” Bien sûr, le fait qu’elle soit jeune, belle et innocente a favorisé la médiatisation. Le fait qu’elle ait essayé de se défendre l’a aussi élevée en martyre. Mais cet événement a profondément bouleversé la Turquie. ”

Actes Sud 2013

Où en est la situation des femmes en Turquie depuis l’arrivée de Recep Tayyip Erdogan au pouvoir ?

“D’un côté, on pourrait penser que le gouvernement est “pro-femmes”. Erdogan veut réinstaurer la peine de mort pour viol sur mineur, par exemple. Mais en réalité, Erdogan est machiste. Il est contre l’avortement [qui est légal en Turquie, ndlr]. Il encourage les femmes à rester à la maison et à faire des enfants. Et il n’y a jamais eu autant de femmes tuées, agressées ou violées depuis dix ans en Turquie : les violences contre les femmes ont été multipliées par 15. Les discours d’Erdogan réifient les femmes. Les femmes restent considérées comme des objets de désir : c’est l’essence du viol, qui est un acte fasciste.”

 

Si vous deviez écrire un article demain sur la Turquie, de quoi parlerait-il ?

“Récemment, une jeune femme de 22 ans est tombée de la fenêtre d’un gratte-ciel. Il a été dit qu’il s’agissait d’un suicide, mais sa famille n’a pas cru à cette version. On a découvert que, juste avant de mourir, cette jeune femme avait écrit des messages à son compagnon : elle était en train de manger avec son patron qui la harcelait et l’empêchait de sortir de la pièce. Par la suite, le rapport d’autopsie a montré que la jeune femme avait été violée. Mais l’homme n’a pas été arrêté. Il se trouve qu’il est membre du parti au pouvoir, l’AKP. Suite à la mobilisation des féministes, il a été finalement inculpé. Mais pour agression, pas pour meurtre : il n’est pas en prison. C’est une preuve que le système judiciaire est totalement corrompu !

Si vous voulez vous rebeller, il vaut mieux être puissante. Moi, je n’avais pas de mari, pas d’argent. J’étais aussi très pauvre, malgré ma bonne éducation et mes origines bourgeoises. Et, en plus, j’écrivais sur les Kurdes.

Cette histoire nous dit aussi d’autres choses de la société turque actuelle. Souvent, les victimes sont des femmes kurdes. Pas dans ce cas. D’abord, cette jeune femme a été victime uniquement parce qu’elle était une femme : mais si elle avait été issue de la classe moyenne supérieure, si elle avait eu les moyens, elle ne se serait peut-être pas retrouvée à devoir manger en tête-à-tête avec son patron. Dans cette histoire individuelle, on voit comment l’oppression du système agit à plusieurs niveaux. Il ne s’agit pas uniquement de sexisme ou de patriarcat. C’est un mélange de discriminations – genre, classe, ethnicité – qui sont, couche par couche, connectées entre elles. Il n’y a donc pas une seule réponse. Je ne peux pas dire que ce qui m’est arrivé m’est arrivé parce que je suis une femme. Je crois que je dérange, parce que je suis une femme qu’ils ne pouvaient pas classifier. Si vous voulez vous rebeller, il vaut mieux être puissante. Moi [à l’époque de son arrestation, ndlr], je n’avais pas de mari, pas d’argent. J’étais aussi très pauvre, malgré ma bonne éducation et mes origines bourgeoises. Et, en plus, j’écrivais sur les Kurdes.”

Actes Sud 2003

En tant que femme dans la littérature, quel a été votre parcours ? A-t-il été difficile de vous faire une place ?

“Quand, en 1998, j’ai écrit La Ville dont la cape est rouge, je suis devenue très connue. Par la suite, j’ai commencé à écrire des chroniques très offensives dans la presse : sur le viol, les Kurdes, les grèves de la faim en prison… Finalement, en 2001, j’ai été licenciée du journal qui m’employait. Et lorsqu’en 2002 j’ai publié un autre essai, il n’y a pas eu un seul article dans la presse. En 2003, un ex-compagnon, très puissant en Turquie, a écrit un livre pour se venger de notre rupture, dans lequel il rend publics des détails sexuels me concernant. Ce livre a fait les premières pages des journaux, qui titraient en grand que je ne portais pas de soutien-gorge ou que je ne m’épilais pas le pubis. Depuis sa sortie, j’ai été totalement oubliée en tant qu’écrivaine, même si certaines féministes m’ont soutenue. Le livre de mon ex-compagnon a été accepté et moi, j’ai été exclue. Pour moi, cela reste un immense traumatisme. Ce silence a été brisé quand je suis arrivée en prison. Les personnes qui m’avaient ignorée se sentaient probablement coupables : elles savaient qu’elles avaient détruit une écrivaine talentueuse juste parce qu’elle était une femme.”

Actes Sud 2017

Il y a trois ans, votre texte « Dans un immeuble en feu » (publié en français dans Le Silence même n’est plus à toi) se voulait une métaphore de la Turquie, qui brûle à petit feu et dans laquelle ses habitant·es sont coincé·es. Quel avenir imaginez-vous pour votre pays ?

“J’ai voulu montrer comment se sentaient les individus dans un système totalitaire et oppressif, comment l’oppression touchait chaque individu dans sa chair. Aujourd’hui, le feu est beaucoup plus fort… ou le bâtiment a carrément brûlé ! Nous sommes dans une crise sociale, identitaire, politique, économique très forte. Que va-t-il se passer ? Personne ne sait vraiment ce qu’Erdogan essaye de faire… Il a réussi à installer un pouvoir presque omnipotent en quinze ans, à devenir le roi de la Turquie, notamment grâce au contrôle des médias. Son discours fonctionne en Turquie, mais aussi sur les communautés à l’extérieur de la Turquie, notamment quand il parle de la splendeur de l’Empire ottoman et qu’il critique l’Europe.”

Craignez-vous aussi que la Turquie prenne la voie d’un État religieux ?

“Les kémalistes [laïques, ndlr] craignent en effet que la Turquie ne devienne un État religieux régi par la charia [la loi islamique, ndlr]. Moi, ma crainte principale, c’est la dictature, religieuse ou non. Mais effectivement, Erdogan est en train de construire une dictature religieuse. La seule différence serait qu’on soit obligées de porter le voile ce qui, en soi, est un détail, quand on sait que la majorité des Turcs/ques, ou en tout cas les opposant·es, a déjà perdu ses droits humains fondamentaux.”

Croyez-vous encore à la jeunesse, à cet “esprit de Gezi ” que vous avez plusieurs fois évoqué ?

“On a eu beaucoup d’espoir à ce moment-là. Les jeunes, femmes en tête, ont gagné la rue, c’était incroyable. Mais tout s’est très vite détérioré. Les gens sont effrayés aujourd’hui. Quand des étudiants protestent contre un nouveau recteur universitaire placé par Erdogan, la police débarque. Si quelqu’un s’inquiète sur Twitter de la situation économique désastreuse, la police arrive dans la nuit dans son appartement… Je suis d’autant plus désespérée que la génération AKP va prendre la place de la génération Gezi. Cette génération, née dans les années 2000, n’aura connu qu’Erdogan. Le gouvernement est en train d’ouvrir de plus en plus d’écoles religieuses. Actuellement, un jeune sur quatre est scolarisé dans une école religieuse. Ce chiffre pourrait augmenter et engendrer une génération totalement fanatique d’Erdogan…”

Vous pourriez imaginer écrire sur la montée du racisme en Allemagne, votre pays d’exil ?

“Bien sûr, mais l’Allemagne s’en sort mieux, par rapport à la montée de l’extrême droite et de la droite nationaliste, que la Hongrie ou la Pologne… Certes, le racisme est partout. Mais comparée à la société turque, l’Allemagne est beaucoup plus ouverte et, surtout, prête à la confrontation à elle-même. C’est quelque chose que j’admire. Les Allemands ont certainement dû, après avoir commis autant d’atrocités, se demander : “Qu’avons-nous fait ?” La Turquie, elle, ne s’est jamais confrontée à ce qu’elle a fait subir aux Arméniens, aux Kurdes, aux Juifs… Je vais vous donner un exemple. Il y a trente ans, le journaliste allemand Günter Wallraff a pris une fausse identité turque et a écrit le livre Tête de Turc sur la maltraitance des travailleurs turcs en Allemagne. Il montrait toute l’hypocrisie de la société allemande et dévoilait la violence faite aux travailleurs immigrés. Si on compare cela à mon cas… J’ai seulement écrit un article dans un journal kurde et, pour cette raison, je suis allée en prison… Imaginez si j’avais pris une fausse identité kurde ou écrit dans un journal du PKK, j’aurais sûrement écrit un bon essai, mais que me serait-il arrivé ? C’est juste impossible à imaginer en Turquie.”

Actes Sud 2009

Vous sentez-vous plus paisible aujourd’hui ?

“Oui, je ne crains plus la police chaque nuit.”

Êtes-vous en colère ?

“Non, c’est un sentiment qui m’est étranger. J’ai toujours été plutôt naïve, ce qui m’a causé pas mal de problèmes. Je suis révoltée, même si je sais que je suis vraiment chanceuse de ne pas être en prison. Je suis triste aussi. L’exil est aussi une prison. Tu peux passer des années en dehors de ton pays mais quand tu sais que tu ne pourras plus y retourner, le monde devient si amer… Je ne suis pas la seule : la majorité des académiques, artistes, écrivains, tous les cerveaux de la Turquie, fuient la répression. J’en croise dans chaque ville où je passe. Il ne s’agit pas d’une tragédie personnelle, c’est une tragédie sociale.”

Reportage au Brésil : au cœur de la “favela des femmes”

Au Brésil, depuis août 2013, une favela fondée par des femmes fonctionne avec une règle absolue : l’interdiction des violences domestiques et sexuelles, sous peine d’exclusion. Ici, ce sont les femmes qui dirigent et occupent les postes clés.

Jérémy Pain (texte et photos) et Charles Perragin (texte)

Irene Maestro Guimaraes est l’une des grandes figures militantes d’Esperança. « Nous avons créé un endroit pour l’émancipation des femmes, en particulier celles qui viennent de milieux défavorisés. » © Jérémy Pain

Des hauteurs d’Osasco, on ne voit plus Sao Paulo. Seulement sa frange industrielle : de grandes plateformes bétonnées, des centres de distribution de matières premières d’où partent des semi-remorques chargés de soja ou de sucre. C’est pourtant ici qu’il y a cinq ans, une centaine de familles pauvres décide de s’installer illégalement sur un terrain vierge. Beaucoup quittent des squats, la rue ou des appartements misérables dans une ville où les loyers ont doublé en six ans ; d’autres fuient le nord-est du pays à la recherche d’un travail et d’une vie meilleure.

Face au prix des logements, occuper un terrain sans permis est devenu un procédé courant au Brésil. Des centaines de personnes se regroupent dans des favelas où cohabitent celles et ceux qui n’ont plus de quoi se loger et s’alimenter. Aujourd’hui, 11,4 millions de personnes vivent dans ce type d’habitat à travers le pays dans plus de 6.000 bidonvilles dont un quart se situe dans l’État de Sao Paulo.

Pourtant à Osasco, quand le village de fortune baptisé “Ocupaçao Esperança” (“occupation espoir”) voit le jour en août 2013, les nouveaux “favelados” et “faveladas” ne sont pas guidé·es par la seule question matérielle. Le groupe compte un bon nombre de mères célibataires qui, à l’époque, ont l’idée de fonder une véritable enclave contestataire en rupture totale avec la société jugée machiste, violente et individualiste. Si bien que cinq ans plus tard, à distance du flanc hideux qu’offre la ville industrielle, l’îlot, désormais composé de 500 familles, est encadré et dirigé uniquement par des femmes. Un cas unique au Brésil, au point que le lieu est désormais surnommé la “favela des femmes”…

Kubra Khademi, artiste afghane et féministe dans la ville

L’artiste afghane Kubra Khademi utilise son corps pour bousculer les limites de l’espace public. Malgré les difficultés – elle a dû fuir son pays à la suite d’une performance et vit aujourd’hui en exil –, elle continue à développer une pratique artistique féministe. axelle l’a rencontrée lors de son passage à Bruxelles.

"Eve is a seller", performance de Kubra Khademi © Bea Borgers

“Bonjour, je m’appelle Eve.” En septembre dernier, les visiteurs et visiteuses du marché des Abattoirs à Anderlecht ont assisté à une étrange scène. Parmi les cris des marchand·es et les odeurs des étals, un des comptoirs vendait des fruits et des légumes installés dans des positions sexuelles – ici, une carotte dans une orange mimant une pénétration, là une courge coupée en deux représentant des seins… Derrière la table, une femme se présentait comme étant Eve, ce qui n’a pas manqué de susciter des réactions.

“Eve is a seller”, performance de Kubra Khademi © Bea Borgers

Un vieil homme s’est approché pour savoir où était Adam. Un autre a voulu la demander en mariage. Des enfants ont pointé le bout de leur nez. Il y a eu beaucoup de regards entendus, quelques sourires. Des personnes en colère ne se sont pas attardées. Un groupe de femmes n’a pas pu retenir un long fou rire en voyant le contenu de la table. C’est ainsi que s’est terminée la performance de l’artiste Kubra Khademi : dans un éclat de rire féminin.

La culpabilité d’Eve

L’artiste était invitée en Belgique dans le cadre du festival SIGNAL, qui explore les liens entre les arts vivants et la ville. Cette performance, intitulée “Eve is a seller” (“Eve est une vendeuse”), interroge la place des femmes et de leur sexualité dans l’espace public en utilisant l’image du fruit défendu, symbolisé par les fruits et les légumes vendus ce jour-là. “Dans le contexte culturel afghan qui est le mien, Eve est la première femme importante dont j’ai entendu parler. Ma mère m’a tout expliqué à son propos : comment elle a mordu dans le fruit défendu et comment elle et Adam ont été chassés du paradis et sont arrivés sur terre. Ce personnage féminin, connu dans le monde entier, porte la culpabilité. C’est de sa faute”, explique Kubra Khademi à propos de sa performance.

Dans l’espace public que constituent les villes, les femmes subissent quotidiennement violence et harcèlement de la part des hommes. La faute est pourtant souvent rejetée sur elles, sur leur façon de s’habiller ou de se comporter. Les femmes sont suspectes. Coupables. “Ma mère me disait souvent que je “provoquais” les hommes. Dans cette performance, je provoque, mais volontairement, cette fois !”, s’exclame l’artiste.

Corps à corps

Lors de ses performances, Kubra Khademi interroge régulièrement la masculinité de l’espace public. “Il y a la volonté de nous effacer de la société. Les femmes doivent rester cachées. Le harcèlement de rue sert à cela. Il faut en parler et rappeler que c’est tous les jours, dix fois par jour ! Cela brise les femmes, à l’intérieur. Il y a beaucoup d’émotions négatives qui sont ressenties : la colère, la peur, la culpabilité. Cela a des conséquences sur les femmes qui doivent sortir pour aller à l’école ou travailler. Génération après génération, nous vivons cette réalité”, s’insurge-t-elle.

Pour questionner les villes, l’artiste n’utilise pas la photo ou le dessin, mais son propre corps. “Ça me fascine. Utiliser mon corps et ma simple présence, donc ce qui ne devrait pas être là, pour déranger. Il y a beaucoup de limites pour les femmes dans l’espace public : je transgresse ces limites jusqu’à être vulnérable. En même temps, je découvre le pouvoir de mon corps, analyse-t-elle. Dans “Eve is a seller”, je parle avec les gens de sexualité dans l’espace public, je suis très proche d’eux, c’est presque du corps à corps. Je bouscule l’espace public tout en regardant les gens dans les yeux. C’est très fort.”

“Eve is a seller”, performance de Kubra Khademi © Bea Borgers

“Je serais morte si j’étais restée là-bas”

En 2015, pour la performance “Armor” (“armure”), elle fabrique une armure qui accentue les seins et les hanches. Après un mois de travail sur son œuvre, elle sort et, au moment de traverser un certain rond-point de Kaboul, enfile cette lourde protection au-dessus de ses vêtements.

“C’était ma dernière performance dans mon pays. Ce que j’ai entendu était très violent. J’ai été insultée, moquée. Traverser cette place prend huit minutes. À la fin, il y avait un attroupement d’hommes autour de moi, comme si une onde de choc s’était propagée. Et leur colère augmentait à chacun de mes pas. J’ai reçu des projectiles. J’avais demandé à un taxi de m’attendre de l’autre côté. Je suis montée dedans et nous avons filé”, raconte Kubra Khademi.

En portant cette armure, elle voulait montrer que, pour une femme, marcher dans la rue est une bataille. Mais elle a été accusée d’être une espionne à la solde des États-Unis et de vouloir importer en Afghanistan les mœurs occidentales de liberté sexuelle. Elle a dû fuir le pays. “Je serais morte si j’étais restée là-bas. Dans mon pays, liberté sexuelle veut dire prostitution, explique l’artiste. On a tout dit à propos de “Armor”, sauf que c’était une performance artistique. Je ne m’étais pas attendue à de telles conséquences. J’ai tout perdu. Je ne sais pas quand je reverrai mon pays et ma famille. Les conséquences sont aussi grandes pour mes proches. On s’en prend à ma sœur quand elle mange dans un restaurant. Les autres femmes ne veulent pas que ma mère prie avec elles à la mosquée.”

Art et féminisme

Quand on l’interroge sur les liens entre son travail artistique et le féminisme, Kubra Khademi insiste : “Je suis féministe. Ce que je raconte dans mon art, c’est ma vie : mon identité, ma sexualité, la solidarité entre les femmes. J’étais très frustrée quand j’étais petite, parce que je voyais les femmes subir et continuer à dire oui tout le temps. Ma mère s’est mariée à douze ans et a eu son premier enfant à treize ans. Mes sœurs se sont aussi mariées beaucoup trop jeunes. Moi, j’étais considérée comme une rebelle. En fait, j’étais féministe. Je crois que toutes les petites filles sont féministes mais que, très vite, si on ne les nourrit pas, les petites féministes à l’intérieur d’elles meurent. C’est grâce à l’art que je suis restée féministe.” Un sourire passe sur son visage.

Toutes les petites filles sont féministes mais, très vite, si on ne les nourrit pas, les petites féministes à l’intérieur d’elles meurent. C’est grâce à l’art que je suis restée féministe.

Kubra Khademi vit désormais en exil. “En Afghanistan, les gens pensent que l’égalité est atteinte en Occident. En arrivant en France, j’ai d’abord constaté que le milieu de l’art était très masculin, comme tous les autres domaines ! J’ai appris qu’aucune femme n’avait encore été présidente de ce pays. Il y a encore des batailles à mener !”, conclut-elle. Les femmes ne sont toujours pas au paradis.