8 mars 2024 : Le chant des femmes

Par N°257 / p. Web • Mars-avril 2024

De l’aube à la tombée de la nuit, axelle a suivi les actions du Collecti.e.f 8 maars-Bruxelles en cette Journée internationale de lutte pour les droits des femmes. Tournée d’actions de grève et de mobilisation dans divers lieux de la capitale à bord du “Grèvibus”, scène ouverte et grande marche en clôture. Une journée où les luttes se sont rencontrées, et où les femmes ont rayonné par leur détermination, puissance et joie collectives.
Manon Legrand (texte) et Laetitia Bica, Manon Kleynjans, Barbara Salomé Felgenhauer (photos)

© Barbara Salomé Felgenhauer

Où est la colle ?”, “Tu veux un café ?”, “Je t’aide à porter le matos ?”, “Bien dormi ?” Une effervescence s’élève d’un café à deux pas de la gare du Nord dans lequel les femmes arrivent au compte-goutte, se retrouvent, préparent leur matériel, nouent leur foulard mauve, et pour certaines se réveillent encore. 7h15. Embarquement à bord du Grèvibus, un bus loué par le Collecti.e.f 8 maars-Bruxelles qui va sillonner la capitale à la rencontre de femmes en grève à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes.

“Bienvenue à toutes, on est super ravies d’être toutes ensemble dans ce bus qui va faire le lien entre toutes les luttes. C’est une journée de lutte mais aussi une journée où l’on prend soin de soi”, lance Malika, du Collecti.e.f, au micro, l’énergie déjà au zénith. Depuis six ans, le Collecti.e.f 8 maars (composé de syndicalistes, militantes d’organisations féministes et citoyen·nes engagé·es, présent dans plusieurs villes du pays) appelle les femmes “à ne pas travailler ce jour-là, ni pour leur employeur, ni pour leur ménage. À ne pas aller sur leur lieu d’étude et à ne faire que les courses essentielles” pour “revendiquer leurs droits, protester contre les inégalités et visibiliser l’importance du travail féminin pour notre société”, comme elles l’écrivent dans leur appel à la grève cette année.

“J’ai repris ma dignité”

Well I went down to the rich man’s house and I (Je suis descendu·e dans la maison de l’homme riche et j’ai)
Took back what he stole from me (Repris ce qu’il m’avait volé)
Took it back
Took it back my dignity (J’ai repris ma dignité)
Took it back my humanity ((J’ai repris mon humanité)
“The Rich Man’s House”, à écouter ici.

“J’avais envie de ne pas me rendre aux lieux de lutte habituels où l’on voit toujours les mêmes personnes”, confie Catherine montée à bord du bus avec Laure, une amie pour qui c’était important de “commencer la journée très tôt et de soutenir des femmes à des horaires qui ne sont pas les siens”.

Les femmes du bus font grève, partagent-elles, pour “celles qui ne peuvent pas être là”, “pour sortir leur colère nourrie au quotidien”, “pour prendre l’espace”, “pour dénoncer l’exploitation”, “pour être écoutées”.

L’équipage de ce bus pas comme les autres compte aussi des femmes du média d’action collective ZIN TV,  et une étudiante en école de cinéma, venues avec appareils photo et caméras pour “rendre visibles les actions” et “garder des images” de cette journée. Une importante délégation de la Ligue des travailleuses domestiques sans papiers de la CSC Bruxelles a embarqué dès le matin. Ces infatigables militantes chauffent leurs voix et entonnent “The Rich Man’s House”, classique du gospel américain traditionnel chrétien et du mouvement ouvrier américain, qu’elles chantent dès qu’elles peuvent, devant les cabinets des ministres, le Parlement bruxellois ou européen pour dénoncer leur situation d’exploitation. À bord également, des journalistes de chaînes de télévision qui ont répondu présent·es pour couvrir l’événement.

© Manon Kleynjans

Des files se forment sur le ring bruxellois. Les femmes en profitent pour pimper le bus, accrochant aux fenêtres des gants de nettoyage jaune vif et des affiches de revendications. Malika distribue les paroles des chansons de la journée ainsi qu’un document reprenant les “9 commandements aux hommes alliés”. Parmi lesquels : “Tu t’informeras. Du micro tu t’éloigneras. Le féminisme tu n’instrumentaliseras pas. Des remerciements tu n’attendras pas…” Outil pédagogique utile et antidote parfait aux questions des pères, des frères, des amis ou des ennemis qui pourraient s’inviter durant cette journée.

“Nous nous défendons bien”

Sebben che siamo donne (Bien que nous soyons des femmes)
Paura non abbiamo (Nous n’avons pas peur)
Abbiamo delle belle buone lingue (Nous avons de bonnes langues)
E ben ci difendiamo (Et nous nous défendons bien)
Oh lio lio la, e la lega crescera (Et la Ligue grandira)
E noi altri lavoratori (Et nous les travailleurs/euses)
Vogliamo la libertà (Voulons la liberté)
“La Lega”, à écouter ici.  Chanson traditionnelle italienne chantée à la fin du 19e, par les “mondines”, repiqueuses de riz de la plaine du Pô. Elles s’associent en ligues (la lega = la ligue) au côté des ouvriers et chantent leur révolte contre les patrons en réclamant la liberté.

Zaventem. Les femmes sortent du bus sans bagage, mais avec leur rage pour rejoindre le piquet des travailleuses de l’aéroport, en grève en front commun syndical.

“Nos droits ne sont jamais acquis, on doit toujours se battre pour les maintenir. […] Malgré les législations, l’écart salarial de 23 % demeure”, martèle une syndicaliste. Les syndicats dénoncent aussi “des emplois à temps partiel, une charge de travail trop élevée, le manque de facilités pour le personnel de l’aéroport et la grande flexibilité qui lui est imposée”. “Les femmes ici s’unissent contre l’exploitation et la précarité économique”, explique Alicia du Collecti.e.f 8 maars. “Il faut mettre un terme à la multiplication des contrats précaires (temps partiel forcé, CDD, intérim, flexi-job) et à l’exploitation des personnes sans papiers. Car cela crée un dumping social, une spirale vers le bas de nos conditions de travail, qui amène à plus de précarité pour toutes et tous”, déplore une représentante de la Ligue des travailleuses domestiques, en battant le rappel au mégaphone pour leur grève organisée lors de la Journée internationale du travail domestique le 14 juin prochain.

© Manon Kleynjans

“Reconnaissons-nous, les femmes”

Seules dans notre malheur, les femmes
L’une de l’autre ignorée
Ils nous ont divisées, les femmes
Et de nos sœurs séparées.
Levons-nous femmes esclaves. Et brisons nos entraves.
Reconnaissons-nous, les femmes
Parlons-nous, regardons-nous,
Ensemble on nous opprime, les femmes. Ensemble révoltons-nous !
“Hymne des femmes”, à écouter ici

“On voit bien, que ce soit en Palestine ou ailleurs, que les femmes sont victimes d’actes génocidaires, de crimes contre l’humanité et de l’usage du viol comme arme de guerre.” Marie Doutrepont, avocate au barreau de Bruxelles prend la parole devant le Palais de Justice pour cette deuxième halte. Ses consœurs déroulent à ses côtés une grande banderole aux lettres arc-en-ciel affichant “Foutez-nous la PAIX, messieurs”. Ces avocates engagées ont décidé de mettre cette année le focus sur les crimes de guerre contre les femmes, en solidarité avec les femmes victimes des conflits dans plusieurs pays du monde. “Partout, les luttes féministes contestent la militarisation de la société et ses effets […]. Non seulement la logique de la guerre se propage dans le monde entier mais les luttes également. Les travailleuses de toutes les nationalités s’organisent par-delà les frontières pour être plus fortes et défendre la paix”, expliquera aussi Malika lors du piquet de soutien à la Palestine. Les femmes ont, à Bruxelles et dans plusieurs villes du monde, leurs yeux tournés vers la Palestine, là où depuis le début de la guerre en octobre, 9.000 femmes auraient été tuées selon les chiffres d’ONU-Femmes sur les 30.000 victimes du conflit à ce jour. “Sœurs de Palestine, on vous voit, on vous entend. Pas de liberté sans vous”, “Stop au génocide” et “Palestine libre” résonneront toute la journée dans la ville.

Après un Hymne des femmes collectif – incontournable titre du répertoire féministe créé par les militantes françaises du MLF en 1971 –, les femmes se multipliant d’heure en heure malgré la grève des transports en commun rejoignent les Mères Veilleuses, réseau d’entraide et de solidarité entre mères monoparentales, qui tiennent leur piquet, comme chaque année, devant le tribunal de la famille.

© Laetitia Bica

Leur demande ce 8 mars : sauver la Convention d’Istanbul, Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, ratifiée il y a bientôt 8 ans par la Belgique. “Son pronostic vital est clairement engagé car il y a encore des mères accusées d’aliénation parentale, des victimes qui subissent des violences secondaires, des juges qui confondent violences et conflits”, explique Malika. “Il y a eu certes quelques engagements de la part de la Belgique pour soutenir les mamans solos dans leur combat, pour se protéger et protéger leurs enfants, comme la formation des magistrats sur les violences intrafamiliales, poursuit l’une des Mères Veilleuses, mais les actions concrètes sont largement insuffisantes au regard de toutes ces victimes silenciées et condamnées à la place des auteurs de violences.”

Malika et Fatma Karali des Mères Veilleuses commencent ensuite à s’agiter, sirènes hurlantes, pour faire un massage cardiaque à un nounours gisant sur le sol, symbole de cette Convention “bisounours”. Lourds sont leurs discours, mais les femmes ne manquent pas d’humour.

Unies contre les violences institutionnelles, les femmes sans papiers de la Ligue des travailleuses domestiques chantent à leurs côtés. Femmes “invisibles mais invincibles” qui en ce 8 mars se reconnaissent, se regardent et se révoltent.

Le bus plein à craquer redémarre. Avec autant de voix de toutes les octaves et de tous les âges qui composent un chœur battant de femmes.

© Laetitia Bica

“Sous mon sein, la grenade”

… Hé toi
Qu’est-ce que tu t’imagines ?
Je suis aussi vorace
Aussi vivante que toi
Sais-tu
Que là sous ma poitrine
Une rage sommeille
Que tu ne soupçonnes pas ?
“La grenade”, Clara Luciani, à écouter ici

Anderlecht, centre Séverine. Accueil festif et joyeux sur un karaoké de Clara Luciani, cafés et gâteaux disposés sur l’appui de fenêtre. Dans ce planning familial, on fait des IVG, des animations EVRAS, ainsi que des consultations psychologiques sociales et juridiques. “Nous nous mettons en grève pour soutenir les femmes de plus en plus précarisées que nous rencontrons ici. On accueille beaucoup de femmes victimes de violences conjugales et intrafamiliales. On fait aussi grève pour l’allongement du délai de l’IVG”, explique Sarah De Smedt, sa coordinatrice.

“Faire grève pour nous, c’est aussi appeler à une reconnaissance de notre travail. On travaille dans des conditions difficiles, à coup d’appels à projet et de subsides temporaires”, poursuit-elle, mettant ainsi en lumière les difficultés des travailleurs/euses de première ligne, comme le fera aussi Garance en cette journée de grève. “Nous n’en pouvons plus de jongler avec les besoins urgents et fondamentaux des publics avec lesquels nous travaillons – palliant le manque de réponses collectives de la part des pouvoirs publics – et notre santé mentale et physique en tant que travailleurs/euses”, dénonce l’association qui lutte par la prévention contre les violences basées sur le genre.

© Laetitia Bica

Autre commune, enjeux similaires : la Free Clinic (planning familial, maison médicale, service médiation de dettes, service santé mentale) située au cœur du quartier Matonge à Ixelles. “Cette journée nous tient à cœur car une grande partie du travail de notre équipe consiste à promouvoir, défendre et protéger les droits des femmes. On intervient beaucoup quand des violences ont eu lieu”, explique l’une des travailleuses, qui conclut son speech en confiant qu’elles aimeraient “ne plus être nécessaires” laissant planer un court mais dense silence sur l’assemblée. “Mais aujourd’hui, on veut célébrer la puissance des femmes !”, reprend, joyeuse, sa collègue. Et pour ce faire, l’équipe a décidé de “prendre la rue” pour y reproduire une chorégraphie qu’ont réalisée en mars 2023 cinq femmes iraniennes en crop top et cheveux au vent, un geste bravant les interdits devenu l’hymne de la révolution des femmes iraniennes “Femme Vie Liberté”. Les femmes arrêtent les voitures, montent le son, elles dansent. Leurs corps s’embrasent sur le béton et composent un tourbillon collectif suspendu quelques minutes au-dessus du bruit des klaxons et de la pollution.

“À nous la rue”, “Les femmes dansent les voitures s’arrêtent”, continuent-elles de scander ensemble, galvanisées, sur le chemin vers le bus désormais bondé qui poursuit sa route vers les derniers piquets : Garance, l’ULB et l’occupation des femmes sans papiers à Woluwe.

© Laetitia Bica

“Nous nous sommes mises à crier”

La justice, la vérité
Ce qu’on avait réclamé
Contre cet État policier
Mais vous avez préféré
Plus d’hommes bien lunettés
Bien casqués, bien boucliés,
Bien grenadés, bien solidés
Nous nous sommes mises à crier
À bas l’État policier
“À bas l’État policier”, Dominique Grange, à écouter ici. Ce 8 mars, à Bruxelles, cette chanson a été interprétée par la chorale des Strike Sisters.

Il est bientôt 16 heures et le bus a fini sa tournée. Une petite foule colorée se rejoint devant la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule pour poursuivre en bonne et due forme son enterrement festif – ou son grand feu – du patriarcat.

Selma Benkhelifa, avocate des familles de victimes de violences policières, a été invitée par le Collecti.e.f à expliquer “pourquoi le combat contre les violences policières est féministe”.

“Les féministes doivent se tenir aux cotés des familles des victimes, des mamans, des sœurs et du fils de Sourour. Sourour qui aurait été là parmi nous. Sourour qui n’est pas là aujourd’hui parce qu’elle est morte dans un commissariat bruxellois”, commence-t-elle.

Les féministes doivent aussi lutter contre les violences policières, poursuit-elle, “parce que chaque fois qu’on ose critiquer la police et son fonctionnement, les femmes sont la justification pour se taire sur toutes ces violences. On nous dit “oui, mais vous avez besoin de la police contre le viol, les violences conjugales et les féminicides“. La police n’a pas pu empêcher les 25 féminicides qui ont eu lieu en 2023 [et les déjà 4 cette année, ndlr]. Toutes les féministes ont des exemples de femmes qui ont été victimes de violences sexistes et qui ont été mal reçues dans les commissariats.” “Tant qu’on acceptera d’avoir une police sexiste, raciste et violente, en tant que victimes, nous ne nous sentirons pas en sécurité de nous adresser à eux pour nous défendre”, ponctue-t-elle.

“Chanter sans peur”

Que tiemble el Estado los cielos, las calles (Que l’État, les cieux, les rues tremblent)
Que teman lors jueces y los judiciales (Que les juges et le pouvoir judiciaire tremblent)
Hoy a las mujeres nos quitan la calma (Aujourd’hui, ils nous enlèvent notre calme, à nous les femmes)
Cantamos sin miedo, pedimos justicia (Nous chantons sans peur, nous demandons justice)
Y retiemblen sus centros la tierra. Al sororo rugir del amor (Et que la terre tremble au plus profond d’elle-même. Au rugissement assourdissant de l’amour)
“Canción sin miedo”, Vivir Quintana, à écouter ici.

© Barbara Salomé Felgenhauer

D’autres femmes lui succèdent sur l’estrade pour évoquer les situations et discriminations spécifiques vécues par les femmes avec un handicap. L’une d’elle tient son discours en langue des signes, qui sera traduit ensuite. Un ordre inhabituel, pour ne pas dire inédit. En ce jour, sur cette scène dans le public et par-delà, on veut bousculer les codes et les rapports de domination. Ne plus rester sage. On veut “cramer les normes” pour “ne pas étouffer dans notre vieux monde”, “on veut des rides et des peaux qui se flétrissent”, comme l’exprimera Biche de Ville, poète queer sur la scène.

© Manon Kleynjans

Au tour de la chorale du Comité des Femmes Sans-Papiers – rencontrée plus tôt dans la journée à l’hôtel qu’elles occupent à Woluwe-Saint-Lambert avec leurs enfants depuis le 20 janvier – de prendre place. Avant de chanter, elles en appellent “à la reconnaissance de leurs droits fondamentaux, à l’égalité et à la dignité indépendamment de leurs statuts administratifs ; à l’égalité devant l’accès à l’éducation, à la formation, à l’emploi, à un salaire décent, à un logement salubre, au meilleur état de santé possible et à des services essentiels et à la régularisation de toutes les femmes sans papiers”. “L’unité féminine peut être la force qui transforme les aspirations en actions concrètes”, souligne aussi leur porte-parole. Une affirmation qui sonnerait presque comme un résumé de cette journée de mobilisation.

© Barbara Salomé Felgenhauer

La chorale emmène ensuite la foule baignée dans une lumière rasante vers le départ de la marche, dernier temps fort de cette journée de lutte. Les femmes chantent sans relâche “No Women No Cry / Everything’s gonna be alright”. Comme une prière, pour relier les corps. Une grande respiration. Avant de faire trembler la terre.