Bienvenue au premier centre de jour par et pour les femmes sans abri !

Pour l’Ilot, association qui lutte contre le sans-abrisme, il était indispensable d’investir les questions de précarité et d’exclusion au logement sous le prisme du genre. Les travailleurs et travailleuses sociales ont mis des mots sur les réalités invisibilisées du sans-abrisme féminin pour pouvoir répondre aux besoins des femmes le plus justement possible. C’est après deux années de recherche-action menée par des comités d’expert·es (de terrain, académiques et de vécu) que l’Ilot inaugure ce 13 septembre Circé, le premier centre de jour non-mixte par et pour les femmes sans abri. axelle a suivi l’une des étapes de préparation de cette ouverture et a échangé avec la directrice générale de l’asbl, Ariane Dierickx.

Deux cuisinières de l’Ilot © Franck Toussaint

Retour en arrière : nous sommes à quatre mois de l’inauguration du centre d’accueil de femmes sans abri – baptisé “Circé”, symbole féministe de l’émancipation féminine dans la mythologie grecque. Ariane Dierickx, directrice générale de l’Ilot, et la future équipe du nouveau centre se retrouvent dans les bureaux bruxellois de l’asbl, autour d’une grande table de réunion pour suivre une formation sur la précarité des femmes animée par l’asbl Vie Féminine. Elles sont travailleuses sociales, infirmières, spécialisées dans les assuétudes et la réduction des risques ou l’accompagnement psychosocial, elles sont paires-aidantes ou encore éducatrices. Pendant cette journée, nous les entendons porter les voix et les besoins des femmes qu’elles ont rencontrées durant leurs parcours professionnels et dresser le portrait des problématiques que celles-ci vivent. Elles tissent ensemble une expertise pour une intervention sociale féministe, dont Ariane Dierickx nous parle plus en détail lors d’un entretien qu’elle nous accorde dans la foulée.

Des trajectoires féminines inconnues

La création de ce centre de jour non-mixte résulte d’un besoin criant de penser aux femmes en situation de sans-abrisme, grandes oubliées des structures. Si les chiffres officiels ne parlent que de 20,9 % de femmes vivant dans la rue en région bruxelloise, une question demeure : pourquoi le sans-abrisme serait-il moins féminin que masculin ? Où vont donc les femmes qui se retrouvent en grande précarité et en situation d’exclusion au logement ? “Si nos structures fonctionnaient bien, on compterait donc au moins 21 % de femmes, précise Ariane Dierickx, on en compte pourtant moins de 10 % qui fréquentent les structures mixtes.”

Ariane Dierickx. © l’Ilot

Dans la perspective de leur proposer un accompagnement adéquat, l’Ilot s’est attaché à une première nécessité : “Documenter cette sous-estimation du sans-abrisme féminin que nous observions et suspections, et mieux comprendre les spécificités des trajectoires des femmes. Pour ensuite pouvoir répondre au mieux à leurs besoins et attentes”, explique Ariane Dierickx. Et à défaut de chiffres, les réalités sont nommées, les témoignages sont recueillis et les mots sont posés : le phénomène de “sans-abrisme caché” est pointé du doigt.

La directrice générale explique ainsi que “les femmes adoptent une série de stratégies pour éviter à tout prix la rue. Parce qu’elles savent que l’espace public est dangereux pour elles, qu’elles y sont des proies et y vivront toutes les situations de violences. Majoritairement à la tête des familles monoparentales, elles le font non seulement pour elles, mais parfois aussi pour leurs enfants.” Elles vont dormir chez une amie compatissante, dans leur voiture, marcher toute la nuit, traîner dans les magasins ou les piscines la journée, s’habiller de façon à ce qu’on ne puisse pas les repérer comme précaires mais pas “trop bien” pour ne pas “être attirantes”, etc. Elles vont essayer de se rendre les plus invisibles possible, et échappent donc aux statistiques.

Inadaptation et exclusion structurelles

“Si nos structures fonctionnaient correctement, les femmes y seraient présentes. Et ça n’est pas le cas. Même quand elles y viennent, elles restent peu de temps, témoigne Ariane Dierickx. Il y a une méconnaissance des droits des femmes très importante, voire totale, des travailleurs et travailleuses du social et du secteur sans-abri en particulier.” Dans ces conditions, impossible de proposer un accompagnement adapté : “Nous devons d’abord comprendre ce qu’il se passe en termes d’enjeux pour les femmes.”

Il y a une méconnaissance des droits des femmes très importante, voire totale, des travailleurs et travailleuses du social et du secteur sans-abri en particulier.

Selon Ariane Dierickx, il faut prendre en considération le fait que le public des femmes en situation de sans-abrisme a massivement connu les violences : violences dans la petite enfance, harcèlement et violences sexuelles, violences économiques, physiques, conjugales… Ces violences sont la cause principale de la perte de logement. On ne peut donc aborder les problématiques spécifiques aux femmes de la même façon qu’avec les hommes. La mixité dans les centres, le manque d’espaces dans lesquels leur permettre de déposer des récits parfois très lourds, le manque de formation des équipes sur ces sujets, ou de moyens financiers en général… Ce sont autant d’obstacles qui freinent les femmes à recourir aux services d’accompagnement.

Lutter contre la précarité des femmes et ses risques

Comme le rapporte Soizic Dubot, de Vie Féminine, au cours de la formation, être une femme, c’est déjà être précaire, puisque notre société, qui est faite de rapports de domination, impacte les femmes dans une multitude de domaines : le couple et les enfants, la santé, l’emploi, l’accès à la culture, le temps et la mobilité… De nombreuses femmes renoncent à leurs aspirations personnelles, s’effacent, coincées dans des modèles-carcans qui affectent largement leurs possibilités d’autonomie et leur font vivre des situations de précarité plurielle, sociale, financière, affective, médicale…

Le sans-abrisme, c’est aussi toutes ces situations d’exclusion au logement qui ne sont pas de l’errance en rue, mais qui constituent un risque de sans-abrisme très important : un conjoint violent, un logement plus qu’insalubre, des loyers trop énormes compte tenu de la crise énergétique, de l’inflation…

Ces discriminations entraînent les femmes dans un mode d’organisation quotidienne fragile. Au moindre choc, au moindre événement, tout s’enraye et elles peuvent perdre, par un effet cascade, leurs droits, leur toit. Ariane Dierickx l’affirme : “Le sans-abrisme, c’est aussi toutes ces situations d’exclusion au logement qui ne sont pas de l’errance en rue, mais qui constituent un risque de sans-abrisme très important : un conjoint violent, un logement plus qu’insalubre, une surpopulation – comme une mère avec plusieurs enfants – dans un logement inapproprié, des loyers trop énormes compte tenu de la crise énergétique, de l’inflation…” Les risques de perte de logement sont sérieux et nombreux pour les femmes, et la lutte contre cette forme de sans-abrisme qui ne dit pas son nom passe aussi par un travail crucial de prévention pour éviter la première nuit en rue.

Deux niveaux de travail et d’accompagnement

Leurs besoins et leurs trajectoires documentées, il est possible d’envisager l’intervention sociale à adopter. Dans le nouveau centre de jour pour femmes de l’Ilot sont prévus deux niveaux de travail et d’accompagnement des femmes. “Nous allons au départ répondre aux nécessités des femmes, explique Ariane Dierickx. Proposer des services de repas, de vestiaires, d’hygiène et même une baignoire – ce qui peut paraître un peu comme un luxe, mais leur permet de reprendre le temps de prendre soin de leur corps et de se ressourcer –, ainsi qu’un service psychosocial pour travailler déjà avec elles à la réouverture de droits.”

Ce premier niveau consiste à accompagner les femmes pour les sortir de l’urgence. Le deuxième, à les sortir de la rue, à travailler avec elles à des parcours d’émancipation pour qu’elles puissent retrouver une vie plus stable. En leur proposant par exemple des ateliers de recherche d’emploi et de formation, des groupes de parole et de réflexion, des espaces d’art-thérapie ou de garde d’enfants. “Le but est de les faire oser rêver à une nouvelle trajectoire de vie, de leur redonner une place dans la société et de leur permettre de reconstruire une estime d’elles-mêmes.”

Le but est de les faire oser rêver à une nouvelle trajectoire de vie, de leur redonner une place dans la société et de leur permettre de reconstruire une estime d’elles-mêmes.

Si pour accompagner correctement ces femmes, il a fallu s’outiller pour comprendre leurs réalités et leurs besoins, il s’agit de continuer à faire cet aller-retour de façon constante, de travailler, toujours, avec les femmes et pour les femmes. “Nous faisons de “l’accompagnement” de personnes – qui étymologiquement veut dire “manger le pain avec” –, et non de “l’aide” aux personnes. Et même si nous ne mangerons pas le pain avec les femmes qui fréquenteront le service, elles sont le sujet de notre intervention.” Ariane Dierickx insiste : il ne s’agit pas de proposer un éventail d’outils comme un “modèle à appliquer”, mais bien de les définir et de les construire avec les personnes pour qui ils sont créés. Il s’agit aussi de rester dans une démarche d’éducation permanente, jusque dans la gouvernance : ne pas décider pour elles, sans elles, mais leur redonner une vraie place dans l’élaboration des stratégies et des orientations que prendra le service. “C’est un premier pas pour rendre une place digne aux personnes.”

Pour une intervention sociale féministe et intersectionnelle

Face à la fragilité des parcours féminins, à la sous-estimation de leur sans-abrisme et à l’inadaptation structurelle du secteur, une nécessité : adopter une intervention sociale féministe et intersectionnelle. S’adresser aux femmes, à toutes les femmes, toutes les personnes qui s’identifient comme femmes, quel que soit leur niveau de précarité ou les problématiques qu’elles rencontrent. Cela implique d’être capable d’accueillir toutes leurs problématiques : leurs parcours de violences, d’éventuels problèmes d’assuétude, de santé mentale, liés à une sortie de prison… Mais aussi de ne déterminer aucune condition d’accès au centre si ce n’est d’être et/ou de s’identifier comme femme. Soit être une institution “”bas-seuil”, comme on appelle ça dans le secteur, précise Ariane Dierickx. C’est un vrai challenge et une vraie pression qu’on se met en tant qu’institution, parce qu’on sait que ça va nous demander des équipes étoffées et des moyens conséquents. Mais ne pas l’être, c’est exclure certains publics et ne pas être au rendez-vous de leurs besoins.”

L’espoir est formulé : qu’un projet comme celui du centre de jour non-mixte de l’Ilot donne le la pour une réflexion féministe et intersectionnelle, qu’il bouscule les pratiques et les dispositifs existants, dans le secteur sans-abri comme dans d’autres secteurs du social. Qu’il permette une transformation structurelle de ceux-ci et de la société et que soit dénoncé un système dont les politiques – dans l’ombre – précarisent et excluent les femmes.