Femmes à abattre (2/2) : Engagement public, les Belges aussi ciblées

Par N°253 / p. 32-41 • Juillet-août 2023

Les “féminicides politiques”, ce sont les meurtres des femmes activistes, à la fois parce qu’elles sont engagées dans un combat public, mais aussi spécifiquement parce qu’elles sont des femmes. Ces crimes terrifiants font en effet l’objet de modes opératoires genrés que dix journalistes du collectif français Youpress ont investigués à travers l’étude de 287 meurtres dans 58 pays. Leur enquête, “Femmes à abattre”, montre également le continuum des violences subies par ces femmes dont les meurtres restent, dans une écrasante majorité, impunis.

La première partie de ce grand format met la lumière sur les féminicides politiques dans le monde ; cette seconde partie est consacrée à la Belgique. Si aucune femme engagée dans la vie publique n’a été assassinée, le pays n’est pas à l’abri d’une attaque. Les mêmes mécanismes y sont à l’œuvre.

Texte : Delphine Bauer, David Breger, Hélène Molinari (Youpress). 

© Juliette Robert (Youpress).

Sur des vidéos mises en ligne en octobre 2020, un homme. Armé d’une batte de baseball, il déverse sa haine des femmes et des féministes qui “pourrissent nos vies”. Il se dit prêt à donner sa vie et invite d’autres sympathisants à se joindre à lui “contre ce fléau”. Le 17 octobre, il écrit : “Arrêtez de me critiquer parce que ça va aller mal, vous allez entendre parler de moi comme Elliot Rodger [Californien auteur en 2014 d’une tuerie de masse ciblant spécifiquement les femmes, ndlr]”. Cet homme s’appelle Sami Haenen. Il a 34 ans, sans emploi, il vit à Flémalle, dans la province de Liège. La référence attire l’attention de la police française qui émet un signalement aux autorités belges.

En octobre 2021, Sami Haenen est jugé par la cour d’assises de Liège pour incitation à la haine et à la violence envers les femmes. Interrogé par notre équipe, son avocat Alexandre Wilmotte, minimise : “Il ne faisait que répondre à des menaces qui lui avaient aussi été adressées par des féministes.” Pourtant, c’est la première fois dans le pays qu’un justiciable présenté devant un jury populaire est condamné pour des propos menaçants tenus sur les réseaux sociaux – 12 mois de prison avec sursis probatoire de deux ans.

La condamnation “a généré un certain émoi, surtout chez les associations féministes qui ont craint que quelque chose puisse se produire de manière concrète”, reconnaît l’avocat. Dans l’arrêt de condamnation, les juges expliquent les motifs du jugement par “la gravité des faits de menaces qui infèrent dans la population, particulièrement chez les femmes, un sentiment généralisé d’insécurité.”

Des menaces genrées

C’est dans ce climat de traque qu’évoluent de plus en plus les femmes présentes dans la sphère publique, politique, les journalistes, les militantes associatives. La dernière en date en Belgique, au moment de publier ces lignes ? Sarah Schlitz.

Le 26 avril, l’ancienne secrétaire d’État à l’Égalité des genres et à la Diversité (à l’origine de la loi Stop Féminicide votée ce jeudi 29 juin, voir notre dossier en ligne sur le sujet) donne sa démission après que la N-VA lui a reproché l’usage d’un logo personnel sur des actions financées par de l’argent public et malgré ses excuses formulées en commission. Aussitôt l’asbl féministe Vie Féminine initie une lettre ouverte rassemblant 23 associations de femmes de tout le pays. “Ne soyons pas naïves et naïfs, nous pouvons raisonnablement craindre que les attaques répétées vis-à-vis de Sarah Schlitz ne visaient pas uniquement la messagère mais bien les compétences et les luttes qu’elle incarne”, écrivent les signataires,  évoquant d’autres personnalités ayant commis “des erreurs politiques beaucoup plus graves qui n’ont pas mené au même battage médiatique et à autant de pression”.

La haine des femmes n’a jamais été aussi virulente

Étonnant ? Pas pour la journaliste et autrice Myriam Leroy, réalisatrice avec Florence Hainaut de l’édifiant documentaire #SalePute, elle-même victime de cyberharcèlement, qui estime que “la haine des femmes n’a jamais été aussi virulente”. C’est le classique backlash, mouvement de réaction mené contre celles qui revendiquent une place dans l’espace public. Pour celles entrées en politique, attaquer leur genre est devenu une règle.

Une grande poupée à mon effigie pendait à une potence.

“Si je devais recevoir un centime pour chaque insulte, je pourrais rembourser la dette belge !”, ironise la ministre de l’Environnement, de la Justice, du Tourisme et de l’Énergie dans le gouvernement flamand, Zuhal Demir (N-VA). Dans ses réponses écrites à nos questions, elle évoque les références systématiques à son genre. “La plupart des menaces que je reçois proviennent de personnes qui s’opposent à mes positions politiques. Mais elles finissent toujours par parler du fait que je suis une femme.” En 2017, elle est menacée de viol par mail. Son agresseur est condamné à 150 heures de travaux d’intérêt général. Et depuis un accord sur les émissions d’azote qu’elle a négocié en 2022, elle a été intimidée par de nombreux fermiers mécontents, prêts à “lui rendre visite” à son domicile. “Une fois, j’ai été coincée entre des tracteurs : sur l’un d’eux, une grande poupée à mon effigie pendait à une potence. Je peux vous dire, cela m’a rendue nerveuse.”

Plus récemment, l’affaire Fatima Zibouh a enflammé la twittosphère. Cette docteure en sciences politiques et sociales, spécialiste des questions de diversité, porte la candidature de Bruxelles pour être capitale européenne de la culture en 2030. Le 8 février, elle est l’objet d’un message posté par l’entrepreneur Laurent Minguet, membre de l’Académie Royale de Belgique, transformant les paroles d’une comptine enfantine en appel à la lapidation. “Mon chou, mon bijou, viens sur mes genoux avec des cailloux, pour lapider [au lieu de “jeter”, moins connoté, dans les paroles originelles de la comptine, ndlr] le vilain Zibouh, plein de poux”. À notre connaissance, le co-porteur du projet, le dramaturge Jan Goossens, n’a lui jamais été menacé ni attaqué.

Margaux De Ré, 32 ans, députée Ecolo au Parlement bruxellois, connaît bien le traitement différencié. Le 7 novembre 2022, elle porte avec son confrère Martin Casier (PS) une proposition de résolution visant à sensibiliser aux différents types de contraception, y compris masculine. Elle fait face à un déferlement de messages haineux. “On m’a accusée de vouloir émasculer les hommes”, se rappelle-t-elle. Martin Casier déplore la misogynie du monde politique comme des attaques provenant de concitoyens : lui n’a jamais été attaqué pour ce qu’il est. C’est le fait même d’être identifiée comme femme qui pose problème.

© Juliette Robert (Youpress).

Les menaces de mort, un grand “classique”

Dans son bureau aux affiches engagées, Margaux De Ré confie être parfois épuisée par son expérience de députée. Pourtant c’est son premier mandat. Quand ce ne sont pas des rumeurs sur sa sexualité ou sur sa légitimité, les menaces, y compris de mort, sont devenues fréquentes, illustrant le continuum de violences que subit toute femme engagée dans la vie publique. En décembre 2022, elle poste sur Instagram une photo d’un collage féministe sur le mur d’une église avec ce slogan “Que votre vieux monde brûle”. Dans les jours qui suivent, elle reçoit des milliers de messages. “Sale pute baise ta race tu vas vite mourir” (sic) ; “Une chienne à calmer en Iran ou en Afghanistan” ; “Direct le même sort que Jeanne d’Arc”. Quand elle fait défiler les captures d’écran, elle détourne encore le regard.

Ils ont leur langage, leurs codes pour attaquer vite et bien

“Les masculinistes sont de mieux en mieux organisés pour leurs campagnes de haine. Ils ont leur langage, leurs codes pour attaquer vite et bien”, explique Myriam Leroy. Pour la féministe Laura Baiwir, de la collective Les Sous-Entendu·e·s, “les menaces de viols, liées au genre et à l’identité sexuelle, sont encore plus stressantes. Me tuer, ça me semble loin, mais une menace de viol, je peux l’imaginer car je sais de quoi ils sont capables.”

Le monde de l’activisme écologique n’échappe pas aux violences. Le 16 août 2019, Anuna De Wever, visage belge de Youth for Climate, se rend au festival de musique Pukkelpop. La nuit venue, au moment où elle et ses amies installent leur tente, elles se font invectiver par un groupe, des garçons, “selon les témoignages que nous avons de leurs voix”, précise lors d’un entretien téléphonique la procureure Anja De Schutter qui a diligenté les premières recherches sur le dossier. Ce dernier a été “clos” car les jeunes gens incriminés n’ont “jamais été identifiés”, explique-t-elle. Les informations disponibles sont parcellaires : ils étaient 5 ou 6, ont déchiré des tentes pendant la nuit et ont jeté des bouteilles d’urine en direction de la militante. Un geste “clairement humiliant”, estime la magistrate, qui n’a pas de souvenir d’autres cas similaires. D’après un journaliste de Knack, dont la fille était présente avec Anuna au festival, des menaces de mort auraient même été proférées.

Les femmes racisées, triplement victimes

Les femmes qui portent le voile, c’est le vidoir de la haine

Les femmes racisées cumulent les menaces. L’acharnement sur elles est particulièrement violent. Pour Mustapha Chairi, cofondateur du Collectif pour l’Inclusion et contre l’Islamophobie, il est évident que “ces discriminations sont genrées”. D’après les chiffres de son organisation, 90 % des actes islamophobes concernent des femmes. “Les femmes qui portent le voile, c’est le vidoir de la haine”, résume-t-il. Pourquoi la politique y échapperait quand elle est encore un “boys club” avec ses règles patriarcales ? “En Belgique, ces femmes [racisées, musulmanes visibles, ndlr] existent. Elles sont visibles. Et c’est cette existence qu’on cherche à nier par tous les moyens, car le gâteau politique a toujours la même taille, et qu’elles prennent trop de place. Il faut les disqualifier par toutes les insultes possibles”, déplore-t-il.

Elles, ce sont Zakia Khattabi, ministre Ecolo du Climat, de l’Environnement, du Développement durable et du Green Deal, encore Fatima Zibouh, déjà citée plus haut. Elles ont dû faire face à des intimidations, à des rumeurs d’affiliation avec les Frères musulmans. Mustapha Chairi note le caractère systémique de ces attaques. Il se dit encore sous le choc de la violence de la campagne de dénigrement qu’a subie Ihsane Haouach, commissaire du gouvernement auprès de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, nommée en mai 2021 et qui a démissionné quelques semaines après.

Elle avait écrit dans Le Soir en juillet 2021 un texte bouleversant : “Tout est devenu un sujet, une suspicion. Un acharnement sur ma personne, sur fond de débat idéologique… Plus le temps passe, plus la violence s’accentue. Si seulement les gens se contentaient d’être en désaccord. Une vraie chasse aux sorcières, où le bûcher est digital.” Ainsi que l’analysait la spécialiste en communication politique Imane Nachat dans axelle, “cette dérive devient un procédé de dissuasion pour toutes les autres femmes musulmanes qui seraient tentées de mettre leurs compétences au service de notre pays, voire celles qui souhaiteraient simplement une existence sociale, culturelle, citoyenne.”

Apprendre à vivre dans la peur

Selon Amnesty, 41 % des femmes ayant subi du cyberharcèlement ont “peur pour leur sécurité”. Le passage à l’acte se produit parfois, comme cela a été le cas pour Farida Tahar, une députée Ecolo agressée en rue en mai 2022, alors qu’elle se rendait au Parlement de Bruxelles. Un violent coup de coude qui l’a convaincue de porter plainte.

Des individus reviennent une deuxième fois avec des parpaings

Ou encore pour l’échevine Ecolo de la Culture et de l’Égalité des chances de Schaerbeek Sihame Haddioui, qui a porté plainte en mai 2022 contre Michel De Herde (DéFI) pour attentat à la pudeur et sexisme. Les faits se sont déroulés en octobre 2021 lors d’une séance publique du conseil communal, où il aurait mis sa main entre les cuisses de l’échevine. Le 1er juin 2022, une manifestation de soutien et de lutte contre l’impunité dans le monde politique est organisée dans un café en face de la maison communale. “La nuit du premier rassemblement, deux individus viennent jeter des cailloux”, se rappelle Laura Baiwir, dont la collective organisait l’événement. “Des individus reviennent une deuxième fois avec des parpaings”, se rappelle cette fois Sihame Haddioui. Pour elle, pas de doute, le bar a été ciblé pour des raisons politiques.

La passerelle entre vie numérique et vie “réelle” est chaque jour plus ténue pour Margaux De Ré. “Étant identifiée par les identitaires [groupuscules d’extrême droite aux valeurs socialement ultra-conservatrices, ndlr], je me méfie quand quelqu’un m’arrête dans la rue. Surtout un homme, la cinquantaine. Me veut-il du bien, veut-il m’attaquer ?” Elle doit cadenasser sa vie privée. Lors du raid de harcèlement de décembre, son compagnon est attaqué sur des motifs sexués. “Tu lui diras qu’elle aille bien se faire enculer cette grosse salope”, reçoit-il parmi des dizaines de messages.

je me méfie quand quelqu’un m’arrête dans la rue

Finalement, depuis 2004, quand un homme avait menacé par téléphone la sénatrice Mimount Bousakla (sp.a) de “l’égorger selon le rite”, rien n’a changé ou presque. Tandis que “les femmes sont de plus en plus nombreuses à quitter l’arène politique”, estime Mustapha Chairi, le masculiniste Sami Haenen continue de poster des vidéos sous le pseudonyme “Incelus premier” (les “incels”, pour “célibataires involontaires” en anglais, revendiquent la haine des femmes), évoquant sa “misère sexuelle et affective”. Myriam Leroy le dit clairement : “Le Canada, c’est le pays des Bisounours, et pourtant il y a eu la tuerie de l’École Polytechnique de Montréal. Alors en Belgique, un passage à l’acte est tout à fait possible.”

Dans la sphère “privée”, la nouvelle loi Stop Féminicide s’attaque aux “homicides basés sur le genre et aux violences qui les précèdent”, avec notamment une amélioration des formations destinées à la police et à la Justice. Après cette étape, pourquoi ne pas imaginer la prise en compte du genre dans les attaques subies par les femmes visibles dans l’espace public ?