Les progressa-féministes ne lâchent rien sur la réforme de la Justice

Les suspensions de séance s’enchaînent dans les tribunaux de Bruxelles, à l’initiative des juges progressa-féministes qui interrompent les procès pour s’accorder sur la “parole libre” des avocat·es. Cette semaine, l’Affaire Climat était encore bloquée, mais avec le soutien du public présent. La promesse faite par la magistrature fin 2027 (“Encore un peu de patience, nos discussions internes finiront par aboutir”) commence à dater… Faut-il s’en inquiéter ? Heureusement, au tribunal domestique, concentré de violences de genre : ça roule.

© Manon Brûlé pour axelle magazine

Cet article fait partie de l’utopie journalistique féministe au cœur de notre dossier de novembre-décembre 2023. Avant de vous plonger dans sa lecture, vous devez savoir que nous sommes en 2028, l’année où la Belgique n’a recensé aucun féminicide… Pour retrouver les coulisses et le sommaire de cette expérience journalistique hors normes, c’est par ici

Le contexte
Depuis 2026, axelle suit la transformation de la Justice et couvre davantage de procès, au civil comme au pénal. Ce travail de veille est soutenu financièrement par le Fonds européen pour le journalisme judiciaire (FEJJ). Las de voir les États membres de l’UE rechigner à appliquer correctement la directive (UE) 2019/1937 qui protège les lanceurs/euses d’alerte – désormais étendue aux victimes qui signalent tout abus ou toute violation de droit –, le FEJJ vise à augmenter le nombre de journalistes présent·es tout au long de l’articulation judiciaire. 

Devant la salle 1.D, au cœur des tribunaux climatiques où se déroule l’Affaire Climat1, un groupe (cinquante personnes ?) patiente. Quinze minutes d’attente déjà, rien d’anormal, et à l’intérieur de la salle, ça discute, comme souvent. Maintien de séance, suspension ; les membres de la cour argumentent ; dix minutes plus tard, il est maintenant 10h25, c’est acté, on postpose.

Une juge passe la double porte et soupire en traversant l’assemblée : “J’en peux plus de ces débats, cette nouvelle Justice est si lente.” Le public, relax, répond d’un regard (“Est-on seulement pressé·es ?”) et confirme par là son soutien à la mouvance progressa-féministe. Six mois maintenant que les juges se divisent sur le *rythme* à adopter pour “faire justice”. On/la magistrature propose deux interprétations de la même idée : placer les victimes au centre de la Justice réparatrice/transformatrice. Option 1 = mettre la priorité sur la rapidité d’exécution de la Justice et ne plus faire attendre les victimes. C’est le point de vue des juges conservato-égalitaires, qui veulent donc accélérer le tempo. Option 2 = prendre d’abord le temps de réviser la façon dont la Justice écoute chaque protagoniste. Chantier bien plus vaste, dont on ne voit que les balbutiements, porté par le groupe progressa-féministe, qui ralentirait le déroulé judiciaire.

Efficacité ou pourparlers

En soulignant ouvertement la lenteur des débats, la juge qui vient de sortir de la salle 1.D confirme les bruits de couloir entendus ces derniers jours : les conservato-égalitaires (C.E.), dont elle fait visiblement partie, ne veulent pas lâcher leur position. On/les médias avait cru le contraire vu la promesse exprimée par l’ensemble de la magistrature en septembre (“Encore un peu de patience, nos discussions internes finiront par aboutir”, on se souvient ?)… Mais finalement, pas tant, et les pourparlers internes, entre magistrat·es, fatiguent réellement 10 % des juges. “On doit maintenant, et urgemment, rattraper notre retard, insistait encore récemment une juge de cette mouvance. Il faut accélérer les enquêtes, tenir les audiences au plus proche des faits. C’est primordial ! Les victimes ont besoin d’une Justice efficace et à leur écoute, sans quoi la Justice ne peut pas être réellement féministe.”

Les victimes ont besoin d’une Justice efficace et à leur écoute, sans quoi la Justice ne peut pas être réellement féministe.

Les progressa-féministes (P.F.), qui ne veulent surtout pas interrompre la transition de la Justice entamée en 2025, pourraient pourtant faire passer leur idée en force. (Le groupe est clairement majoritaire : 90 % de la magistrature, au dernier sondage.) Mais ce serait totalement contradictoire avec le fond de notre propos, répondent les P.F. “On veut réinventer la façon dont on se parle à l’audience – victimes, prévenu·es, avocat·es, juges et ministère public. C’est pas le moment de couper le dialogue avec les C.E.”

Bon, comme vous le savez peut-être, on discute beaucoup ces derniers jours, entre nous et avec le barreau, du dicton “La plume est serve, mais la parole est libre”.

Une autre magistrate sort de la salle 1.D et s’adresse au groupe – les cinquante personnes sont toujours là. Puisqu’il pleut aujourd’hui, leurs vestes recouvrent les badges portés pour faciliter les échanges dans les couloirs, dommage. Qui est qui, qui fait quoi ? D’expérience, les audiences climatiques mobilisent plutôt un public citoyen et les administrations publiques → badges orange et rouges. La magistrate : “Bon, comme vous le savez peut-être, on discute beaucoup ces derniers jours, entre nous et avec le barreau, du dicton “La plume est serve, mais la parole est libre”. Quelle place pour les plaidoiries grandiloquentes, parfois diffamatoires, l’atmosphère particulière en audience, le degré d’intervention des juges, bref, gros débat. On se rassemble ce midi au tribunal du travail pour fixer nos arguments. Donc la séance est levée, désolée… Mais on se voit demain ?”

Nouvelle culture citoyenne

Yep, à demain. Puisque la nouvelle culture judiciaire = on vient, on écoute les audiences grand public ou on attend devant les salles plus sensibles qui fonctionnent à huis clos ; on vient pour entourer les victimes, créer une zone de sécurité/un espace de protection autour d’elles ; on se déplace pour comprendre, pour voir la Justice être rendue, pour écouter l’État rendre des comptes ; les récits infusent et nous obligent à admettre la violence classiste, raciste, sexiste ; on conscientise le nombre gigantesque d’agresseurs parmi nous. On se rend au tribunal grâce au congé d’accompagnement judiciaire et parce que la Justice féministe n’a du sens qu’en s’exerçant “entourée”. Les juges et les avocat·es sont observé·es – il y a du monde “autour”. Alors demain, oui, des gens seront là, devant/dans cette salle notamment.

On se rend au tribunal grâce au congé d’accompagnement judiciaire et parce que la Justice féministe n’a du sens qu’en s’exerçant “entourée”.

Quelle est l’influence de cette présence citoyenne constante sur l’exercice de la Justice ? Quel lien avec la diminution de la violence à l’égard des femmes ? Académiques et journalistes s’interrogent constamment sur ce point, suite logique d’une grande question initiale : comment est-on arrivé·es à cette nouvelle Justice centrée sur la victime, défendue par les juges progressa-féministes et conservato-égalitaires depuis trois ans maintenant ? Parmi les hypothèses, on cite fréquemment le fameux “réveil des juges” de l’été 20242, mais aussi la loi-cadre sur les féminicides votée à l’été 2023. Elles semblent toutes deux valables. Dans le premier cas, la Justice a voulu s’affranchir du pouvoir exécutif, “changer de camp” et développer son indépendance. (D’où le nombre impressionnant de procès qui visent aujourd’hui l’État belge → la Justice fait monter les gouvernements et la police à la barre.) Dans le second cas, la reconnaissance légale des féminicides a forcé les juges à réviser leur grille d’analyse pour chaque dossier, à féminister leur regard sur la société et enfiler les lunettes des mécanismes de domination genrée, systémique, raciale, classiste… Dans un cas comme dans l’autre, le résultat est le même : la Justice a totalement révisé sa compréhension de la notion de “neutralité”. Elle se concentre sur les faits, mais l’accompagne d’une analyse systémique ultra solide.

Au tribunal des familles

Et maintenant, quoi ? On poursuit la réforme ? Le grand argument du groupe progressa-féministe = aller du côté du tribunal domestique pour observer la façon dont le dialogue se déroule à l’audience – particulièrement constructif, “c’est ce niveau de dialogue qu’on souhaite généraliser”, dit-on/les P.F. On/axelle était à ce tribunal la semaine dernière, justement, pour suivre une affaire dont l’enjeu était l’établissement de la garde d’une adolescente. Des parents qui se séparent ; le père est violent à l’encontre de la mère et manipulateur vis-à-vis de l’enfant. Autant cette double situation aurait été jugée séparément par le passé (d’un côté, au pénal pour la violence masculine ; de l’autre, aux affaires familiales pour l’organisation de la garde parentale), autant l’affaire est regardée dans son ensemble, sous la nouvelle juridiction. La juge : “Avant de clôturer la séance, je tiens à ajouter deux choses. Nous avons énormément de retard, c’est pareil dans toutes les cours et tribunaux. Mes collègues et moi vous présentons nos sincères excuses pour ce retard. On tente de réparer la Justice, de dégager du temps pour dialoguer entre juges, tout en faisant justice… Et, bon, c’est complexe. (Pause.) C’est tendu, mais on avance. (Expire.) Mon deuxième point s’adresse à vous, madame.
— Oui ?
— Combien de temps avez-vous mis pour récolter ces captures d’écran ?
— Je n’ai pas compté. J’aurais dû ?
— Non, pas forcément. On se doute que c’était un travail énorme. Étiez-vous entourée, au moins ?
— J’étais seule, au début, puis on a monté une équipe de copines pour faire ça ensemble. Elles m’attendent dans le couloir.”
La mère se tourne vers son avocate, les sourires s’échangent en boomerang. La juge : “On vous remercie en tout cas d’avoir compilé tous ces messages WhatsApp. Il est évident que la Justice devrait prendre cela en charge elle-même, accompagner les dépôts de plainte pour collecter tous ces éléments ensemble. Tant que ce n’est pas le cas, merci d’avoir trouvé l’énergie d’aligner les faits de cette façon. Nous avons lu chacune des pièces que vous avez jointes au dossier.”

La magistrate principale se tourne vers ses collègues, assis·es à ses côtés, juge sociétal et juge domestique, puisque la Justice se fait désormais à trois → élargissement du mode de fonctionnement du tribunal du travail, lui-même inspiré de la concertation sociale.

On comprend mieux le propos des progressa-féministes. Ici, le dialogue est ouvert, les mots sont bien choisis, le vocabulaire est accessible. L’acoustique est bonne – elle a été revue en priorité dans les salles d’audience, c’était le début, à l’image de la nouvelle “culture du signalement” insufflée par la remise en question générale des normes et des attitudes (voir les propos d’Aline Dirkx). Se sentir à l’aise de parler ? Eh bien, c’est le cas et on parle. On ne crie pas, on ne se sent pas agressé·e verbalement. Les protagonistes ne s’apprécient pas pour autant – loin de là. La violence existe, mais elle est canalisée, personne ne balance d’huile sur le feu, on/les juges soutient, on/les avocat·es ne tire pas à bout portant. Dehors, dans le couloir, la Justice est peut-être encore sous tension, mais dans cette salle, depuis cette salle, aujourd’hui du moins, grossit une forme d’apaisement.

Chronologie :

Rappel toujours utile, voici les grands acquis depuis 2025 pour le monde judiciaire :

• Les juges passent désormais par le nouveau programme de l’Institut de formation judiciaire pour rattraper leur retard sur la compréhension des multiples degrés de domination de la société et sur les violences de genre en particulier qui peuvent mener, en chaîne, au féminicide.

Les avocat·es ont un parcours de formation similaire, qui accroît leur vigilance et les rend plus engagé·es encore pour leurs client·es (dont 20 % de pro deo d’office) à chaque étape de la procédure judiciaire.

Les juges d’instruction ont de leur côté révisé leur politique d’enquête, devenue très réactive en cas de violence domestique. La violence à l’égard des animaux de compagnie, par exemple, retient maintenant et systématiquement l’attention de la police judiciaire, comme indice d’une violence latente.

Le parquet a perdu du poids dans l’appareil judiciaire. “C’était une vraie boîte noire”, souligne-t-on/observatoire des droits humains. Il doit maintenant justifier correctement les affaires classées sans suite, qui diminuent d’ailleurs à vue d’œil grâce à l’évolution globale de la politique criminelle.

Au tribunal correctionnel : trois fois plus de chambres spécialisées et neuf fois plus de juges associé·es à ces chambres ; la Justice se donnant désormais à trois (juge principal·e, juge sociétal·e, juge domestique). C’est également le cas au tribunal domestique, nouveau nom du tribunal de la famille, qui intervient dans les conflits internes à l’organisation d’une famille, d’un ménage, d’un collectif.

Les violences sexistes et sexuelles sont jugées au tribunal correctionnel, mais anticipées/désamorcées/repérées par le tribunal domestique, situé aux premières loges des violences de genre.

Dans cette culture de la prévention plutôt que de l’application d’une peine : le système carcéral est petit à petit remplacé par des solutions réparatrices ou transformatrices, et moins coûteuses. Des médiations notamment, organisées par les chambres de conciliation propres aux tribunaux, désormais conscients des rapports de domination et capables de repérer, puis désamorcer, tout phénomène d’emprise.

La médiation, solution en croissance, est à charge financière de la Justice, plutôt qu’externalisée et payée par les justiciables, comme c’était le cas auparavant.

Le congé d’accompagnement judiciaire (10 jours par an et par personne) permet à chacun·e de se rendre au tribunal pour entourer collègues, ami·es, partenaires, voisin·es… Et assister (à) l’évolution de la Justice.

1. Depuis 2014, l’asbl Affaire Climat/Klimaatzaak enchaîne les actions en justice contre les quatre gouvernements belges qui ne tiennent pas leurs engagements internationaux de réduction des gaz à effet de serre et de restauration de la biodiversité.
2. Le 21 juillet 2024, à l’occasion du défilé national, la police fédérale avait totalement recouvert les échafaudages du Palais de Justice place Poelaert de banderoles bleues. Après tout, les deux banderoles de l’été 2023 n’avaient pas fait grand bruit, pourquoi s’arrêter là ? Le lendemain matin, 22 juillet, le Conseil supérieur de la Justice donnait sa conférence de presse mémorable : “Ce n’est plus une campagne de communication, c’est une prise d’otages.” Piquée au vif, la magistrature s’est saisie de cette “percée de trop” du pouvoir policier, et donc du pouvoir exécutif dans le pouvoir judiciaire, pour entamer son processus de transformation qui couvait, au final, de longue date.


Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du Conseil supérieur de l’Éducation aux Médias

Notre révolution : l’école a fait la différence

L’implémentation de la “féministisation” des programmes scolaires, mais aussi de l’enseignement, vient d’entrer dans sa phase finale. A-t-elle déjà influé sur les mentalités ? Contribué à réduire les comportements violents ? Retour sur les épisodes d’une lame de fond, et tentative de réponse, en compagnie d’une chercheuse et d’acteurs/trices du secteur.

© Manon Brûlé pour axelle magazine

Cet article fait partie de l’utopie journalistique féministe au cœur de notre dossier de novembre-décembre 2023. Avant de vous plonger dans sa lecture, vous devez savoir que nous sommes en 2028, l’année où la Belgique n’a recensé aucun féminicide… Pour retrouver les coulisses et le sommaire de cette expérience journalistique hors normes, c’est par ici

Très vite, il y a quatre ans, le mot s’est imposé : féministisation. Mot surgi à plusieurs endroits au même moment qui traduisait, sinon l’air du temps, une volonté certaine de rendre leur place aux femmes dans les savoirs et la culture. La voie avait été pavée ; des chercheuses avaient documenté la surexposition des hommes et l’effacement des femmes depuis l’invention de l’université, avec en point culminant le grand tournant patriarcal (anciennement appelé “siècle des Lumières”). La littérature, et de jeunesse aussi, s’était déjà emparée des sujets féministes, les avait propagés, revisitant mythes et contes, créant de nouvelles modèles. Les musées, à l’instigation de chercheuses activistes, avaient embrayé, (re)découvrant des figures jusque-là balayées sous le tapis de l’Histoire de l’art, tandis que les femmes “de” se voyaient réhabilitées, que le stéréotype de la muse évoluait, rendant sa part active (ou même son art) à l’inspiratrice, et que le matrimoine était systématiquement mis en avant.

Au moment de la formation du premier gouvernement d’union féministe et malgré les actions de protestation d’opposant·es de tous poils, une partie des revendications du Mouvement des Étudiantes a été entendue.

Sur ce terrain propice, l’intraitable mobilisation durant la Grande Grève de 2024 des élèves du secondaire et du supérieur (rassemblé·es sous la bannière du Mouvement des Étudiantes, MDE) a porté ses fruits. Qui n’a pas gravées en tête des images des 103 jours d’occupation des écoles secondaires et des universités : barricades, campements auto-organisés, feux de joie, cantines improvisées… et dérives policières associées – ces images-là aussi ont marqué les esprits.

Au moment de la formation du premier gouvernement d’union féministe et malgré les actions de protestation d’opposant·es de tous poils, une partie des revendications du MDE a été entendue, on s’en souvient. La principale : intégrer transversalement aux programmes une prise en compte du contexte sociétal occidental, soit un point de vue situé influencé par les systèmes de domination, dont les trois principaux sont racisme, sexisme et capitalisme.

De la contestation à l’organisation politique

Directrice de l’Institut Liège IV, Bénédicte Bardeau a fait partie des premières directions à rejoindre le MDE. Elle se souvient : “Au moment de la Grande Grève en 2024, nous avons mis un certain temps à nous rallier aux jeunes ; nous étions en pleine mise en place du Pacte d’excellence, et dans une école dite “difficile” mais dans une partie du corps professoral et au syndicat de profs, la nécessité de prendre part au changement bouillonnait, c’est sûr ! Au début, les revendications des étudiantes partaient dans tous les sens, entre demandes de démocratie participative, d’organisation des écoles en autogestion et des exigences de s’attaquer enfin très concrètement au changement climatique, ou la révision des cursus vers davantage de féministisation. Et nous avions les nôtres… Bref, c’était le chaos.”

La rapidité de la politisation des jeunes a pris presque tout le monde de court.

Dès les premières semaines de grève, dans l’agor-tchatche, cet espace de la cour dévolu aux débats, les idées avaient fait rage, des battles s’étaient organisées, parfois même en musique. “La rapidité de la politisation des jeunes a pris presque tout le monde de court, avance la chercheuse en sciences sociales Vanessa Mosura. Les événements de 2024, et leurs conséquences, avaient donné un sacré coup de frein au glissement néo-libéral de la société, comme à son corollaire, l’individualisme, c’est vrai. Mais il ne faut pas sous-estimer l’impact du silence politique à la suite des marches pour le climat en 2019, l’éco-anxiété galopante des jeunes, ou leurs révoltes contre la gestion de la crise du Covid… Dès ces instants-là, les germes d’une prise de conscience politique plus large ont pris racine. Là-dessus, continue la doctorante, les scandales sont venus mettre à nu l’incompétence, ou le cynisme du gouvernement de l’époque ; la contestation a rhizomé. Il faut encore ajouter que le MDE a bénéficié du soutien de la plupart des parents.”

Les groupes de travail organisés durant la Grande Grève dans les différentes écoles et universités, Flandre comprise, ont produit une série de notes et de recommandations, incluant des échanges avec nombre de personnalités académiques ou militantes. On se souvient des Anthéna Ariodi, Laïfa Dela ou Jan Vanster, leadeurs/euses du MDE qui ont ensuite cédé la place à d’autres, poursuivant ailleurs que sous les feux médiatiques la réflexion collective pour un futur commun, dans laquelle – condition essentielle – chacun·e pourrait trouver sa place. À l’arrivée au pouvoir du gouvernement d’union féministe, “des demandes assez concrètes étaient prêtes”, résume Bénédicte Bardeau. “Ce moment charnière de mises en commun collectives, prolonge Vanessa Mosura, a contribué à remodeler en profondeur les mentalités.”

Révolution des programmes

Les référentiels mis en place dès la rentrée 2025 incluent désormais la compréhension des origines et des mécanismes de discriminations. On le sait, il a fallu batailler, surtout pour les programmes d’histoire qui ont polarisé les débats. Mais ils intègrent à présent une prise en compte de l’histoire, des études et des notions liées à l’esclavage, à la colonisation, au racisme, à l’oppression des femmes et des minorités sexuelles et aux combats pour l’égalité. Et portent un regard critique et décentré, incluant des interventions d’historien·nes et chercheurs/euses du monde entier. “Dans les universités, cette nouvelle approche a d’ailleurs ouvert un énorme champ de recherches, notamment en psychologie et en anthropologie, constate Vanessa Mosura. L’intensité des débats qui se sont tenus à cette époque-là, mais aussi leur qualité, a contribué à l’acceptation et, au final, à l’apaisement de ce que certains commentateurs médiatiques ont qualifié de “guerres woke”1, à mon sens de façon abusive.”

Après la mise en place d’un comité des élèves, qui pèse désormais pour un tiers des voix dans les pouvoirs organisateurs, ce sont aussi les jeunes qui ont repensé le cadre de l’éducation civique, parentale et scolaire.

Pour comprendre l’implication massive des jeunes, le directeur d’Enghien I, Clément Rochelle, rappelle le rôle des réseaux sociaux. “Au début de la Grève, des compétences du Pacte d’excellence ont circulé sous forme de hashtags, effet catalyseur garanti : #RemettreSonAvisEnQuestion, #SeForgerUneOpinion, #ArgumenterSurDesFaits, #PromouvoirLaJustice, #PromouvoirLaSolidarité, #PromouvoirLeSensDesResponsabilités… Les étudiant·es s’en sont littéralement emparé·es, tendant d’ailleurs au passage un miroir grossissant aux politiques, sourit le directeur en consultant ses notes. Après la mise en place d’un comité des élèves, qui pèse désormais pour un tiers des voix dans les pouvoirs organisateurs, ce sont aussi les jeunes qui ont repensé le cadre de l’éducation civique, parentale et scolaire. Qui se sont emparé·es des thématiques de l’EVRAS. Qui ont croisé les thématiques. Iels se sont déchiré·es, parfois, mais le principe de majorité des voix a toujours prévalu.” Cette forme d’autogestion a entraîné un mode de fonctionnement plus horizontal, obligeant au débat pour aboutir au compromis. “Un système certes imparfait, poursuit, toujours souriant, le directeur hennuyer, à l’image des discussions sur la meilleure manière de pratiquer la démocratie”. Il souligne enfin que “le retour systématique à la Déclaration universelle des droits humains comme cadre à toutes nouvelles discussions qui continuent à émerger est un rappel encore nécessaire.”

© Manon Brûlé pour axelle magazine

“Nous naissons tous·tes libres et égaux/ales en dignité et en droits”

En parallèle des évolutions des contenus et de l’organisation, la “vieille” thématique pas si anodine des toilettes a animé une partie de l’année 2025. “À partir de ce moment-là, d’autres personnes que des élèves ou des “sachants” ont été entendues dans l’agor-tchatche, parce que les sujets de la maintenance et de l’hygiène des toilettes ne pouvaient pas être compris ou discutés sans les femmes des services d’entretien, que les élèves avaient rencontrées dès les premières journées de grève. Il s’était passé quelque chose d’important ; d’autres réalités avaient fait leur entrée dans l’enceinte de l’école, pose Vanessa Mosura, et le soutien à la demande de revalorisation des salaires du personnel d’entretien a été une occasion hyper concrète d’étendre au champ social les principes de justice et de solidarité préconisés dans le référentiel d’apprentissages !”

Pendant la Grève, on avait fait des moments de lectures féministes. Ça nous avait nourri·es. Et en fait, on a osé se dire qu’on avait envie de parler de trucs comme du soin, de la confiance, de la vulnérabilité…

Le chantier de réflexion autour de l’EVRAS a certainement lui aussi contribué au changement, analyse Jali Rommel, alors en quatrième secondaire : “Je crois qu’on a tous·tes été encouragé·es par la participation obligatoire – qu’on avait nous-mêmes votée ! Il fallait évidemment examiner le consentement, encourager l’acceptation des différences, les aspects prévention, santé… Mais ce qui revenait surtout, c’étaient des demandes d’explication de ce que disait la loi et des discussions sur la majorité sexuelle. On avait compris qu’il fallait remonter jusque-là si on voulait avoir prise sur les choses… Et les débats tournaient aussi autour de l’envie de réappropriation du plaisir, en dehors des codes patriarcaux, d’hypersexualisation, du porno, de la marchandisation des corps, et des injonctions à la jouissance – ça, ça revenait souvent. Pendant la Grève, on avait fait des moments de lectures féministes. Ça nous avait nourri·es. Et en fait, on a osé se dire qu’on avait envie de parler de trucs comme du soin, de la confiance, de la vulnérabilité… Et on a par exemple proposé d’augmenter les heures.” Dix heures, faisant partie d’un programme dénommé “Prévention”, se donnent désormais chaque année. Elles généralisent notamment l’apprentissage du “Flag System”, système des “drapeaux”, qui aide à évaluer des comportements sexuels et à prévenir des violences sexuelles. Les comités d’élèves ont aussi voté la mise en place de cours d’empathie dès le fondamental. D’autres propositions encore ont été suivies d’effets, dont la révision de la spatialisation des cours de récré.

Mais on peut effectivement assumer que cette lame de fond, impulsée du bas vers le haut, a infusé dans la société entière et réduit la tolérance à la violence, particulièrement celle dirigée contre les femmes.

Aujourd’hui, quatre années après le début des changements et de la mise en œuvre d’un cadre d’orientation féministe à tous les niveaux de l’enseignement (fondamental – qui a remplacé l’appellation “maternel”, primaire, secondaire, enseignement spécialisé, hautes écoles et universités), certain·es intellectuel·les crient encore au révisionnisme et des groupuscules notamment d’extrême droite tentent toujours d’enrayer cette marche, parfois par des actions violentes2. “Mais on peut effectivement assumer que cette lame de fond, impulsée du bas vers le haut, a infusé dans la société entière et réduit la tolérance à la violence, particulièrement celle dirigée contre les femmes”, élargit Vanessa Mosura. “Loin d’une police de la pensée, conclut la chercheuse, les changements ont été, et sont toujours portés, par les jeunes elleux-mêmes. Ils rendent sens à leur vie.” “Il reste du taf”, comme dit Jali.

1. “Quand les guerres woke ravagent l’enseignement”, La Libre, 27 avril 2026.
2. Lire “Supercali-feministic-explialidocious : quand la droite extrême caricature les ministres de l’enseignement en sorcières” (Le Soir, 27/09/28) et la carte blanche publiée “Jusqu’où vont-elles aller ?” (Le Vif, 3/10/28)


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