Patronnes de bistro, gérer son comptoir après #BalanceTonBar

Par N°253 / p. 42-45 • Juillet-août 2023

Il y a bientôt deux ans naissait le mouvement #BalanceTonBar. Nous l’avons régulièrement documenté dans nos pages. Mais il y avait des femmes à qui nous n’avions pas encore donné la parole : celles qui sont derrière le comptoir. En Wallonie et à Bruxelles, rencontre avec trois patronnes de bar qui aiment leur métier… et ne s’en laissent pas conter.
Louise Canu et Paul Labourie (textes et photos)

© Louise Canu et Paul Labourie

C’était comme une puissante sirène qui retentissait dans le milieu de la nuit. En octobre 2021, suite à plusieurs témoignages de jeunes femmes droguées à leur insu puis agressées sexuellement dans deux bars du quartier du Cimetière d’Ixelles, Maïté Meeus lançait le compte Instagram et le hashtag #BalanceTonBar. En une dizaine de jours, ce sont des centaines de témoignages de jeunes femmes qui sont partagés, mettant ainsi en lumière des actes longtemps restés dans l’ombre : les agressions sexuelles par soumission chimique. La plupart des témoignages relatent des faits similaires : une sortie dans un bar ou un club, un black-out, des agressions sexuelles. Le point commun, c’est une drogue, souvent le GHB, déposée à l’insu de la victime dans son verre par un autre client ou un membre du personnel.

Au fil des témoignages, #BalanceTonBar cible nombre d’adresses de Bruxelles et d’autres villes du pays, comme Liège ou Louvain-la-Neuve, avant de toucher la France. Le silence est aussi brisé autour des agressions sexuelles commises dans les cercles estudiantins et sur les campus universitaires, notamment à l’ULB et à l’UCLouvain.

Dans le contexte post-#MeToo, ce nouveau mouvement est un pas supplémentaire de franchi pour la visibilisation et la reconnaissance des victimes. Car par la libération de la parole, c’est aussi le manque de prise en charge par le personnel et la police qui est dénoncé. De nombreuses victimes se sont vues culpabilisées, ignorées, écartées des plaintes, découragées par sentiment de honte et d’isolement. Mais les victimes ne sont pas seules. Rien qu’à Bruxelles, lors de la marche du 14 octobre 2021, 1.500 manifestant·es leur exprimaient leur soutien.

Mais depuis #BalanceTonBar, qu’est-ce qui a changé ? De nombreux lieux ont été boycottés. D’autres ont recruté des “anges” pour veiller à ce que les soirées soient plus safe. En mars 2023, la députée Chanelle Bonaventure (PS) a introduit une proposition de loi pour la formation du personnel de la nuit au harcèlement et aux violences sexuelles.

  • À lire / “Les anges de la nuit”, reportage au C12 auprès des personnes dédiées à la prévention et à la sécurité des fêtard·es.

Et ailleurs ? Pour évoquer l’après, nous avons rencontré trois gérantes de bar en Wallonie et à Bruxelles. France, à Florenville, qui connaît chacun·e de ses fidèles habitué·es. Danaé, qui nous a reçu au son des Ramones (sa playlist personnelle) dans sa Cabane de Louvain-la-Neuve. Et Martine, au coquet Daringman de Bruxelles, dans le quartier en pleine gentrification de Sainte-Catherine.

France – Le Qwâré (Florenville)

“Pendant mes études, je travaillais en tant qu’étudiante au Carrefour, en crèmerie, et le soir, je bossais ici, au Qwâré. L’ancien gérant du Qwâré voulait vendre l’établissement. Moi, je devais partir faire du journalisme à Metz, mais je n’étais pas prête, je me sentais bien, ici. C’était comme chez moi. Une connaissance à moi, Laetitia, qui est désormais ma comptable, m’a dit : “France, reprends le café !” Je ne l’ai jamais regretté.

France. © Louise Canu et Paul Labourie

Je pensais au début que ça allait être dur, d’être une femme gérante de bar. En fait, ça facilite les choses. On me respecte, ici. C’est plutôt mon jeune âge qui a pu peser sur la balance. Il y avait des habitués, même si je les adore, qui se permettaient pas mal de choses, parce que j’avais 18 ans. Ils me reprenaient sur comment servir une bière, alors que j’ai été formée, et qu’eux, à part les boire, ils n’en ont jamais servi. Après, il y a toujours des gens qui savent mieux que tout le monde, j’imagine.

Je pensais au début que ça allait être dur, d’être une femme gérante de bar. En fait, ça facilite les choses. On me respecte, ici.

Ici, la journée, c’est plutôt une clientèle d’habitué·es, généralement des hommes pensionnés et le soir, ce sont des jeunes. Les étudiant·es reviennent pendant les périodes de vacances. Au Qwâré, tout le monde s’entend. Ici, c’est pas chacun commande son verre ou quoi, c’est plutôt “Mets-nous un verre, France”, chacun son tour, ils partagent, ils aiment bien se charrier. Il faudrait que vous reveniez l’hiver, on organise des petites soirées années 1980, et parfois, ils dansent ensemble.

Je suis sept jours sur sept derrière le bar et je n’ai jamais observé de remarques ou de comportements sexistes. Plein de fois, on m’a dit, en évoquant mon serveur : “Ah, mais tu as engagé un homosexuel ?”, mais pour moi, tout le monde est pareil. Comme je ne fais pas de différence, les gens acceptent ça. Je reconnais qu’on a pu morfler, en tant que femmes. Je serais bien un peu féministe, on ne lâche rien et c’est gai.

Je reconnais qu’on a pu morfler, en tant que femmes. Je serais bien un peu féministe, on ne lâche rien et c’est gai.

Avant que vous ne veniez, je n’avais jamais entendu parler de #BalanceTonBar. Ici, c’est une clientèle d’habitué·es, tout le monde a un œil sur ce qu’il se passe, contrairement aux grandes villes où ce sont des gens de passage qui ne font pas tellement attention à ce qu’il se passe et où chacun mène sa barque, quoi. C’est probablement pour ça que dans nos petits villages, on n’a pas trop ce phénomène.

S’il se passait quelque chose, si par exemple quelqu’un venait à mettre un truc dans le verre de l’autre, on s’en rendrait vite compte avec les caméras, et les habitué·es mettraient le holà. Ils sont fort à me défendre, on s’aime bien, on se protège. Pour tout vous dire, il y a même un habitué, qui a mon âge et qui m’appelle “maman”. Il était tout seul pendant le confinement, alors quand je faisais à manger pour quatre, j’en faisais un peu plus et je le déposais devant chez lui.

J’aime les gens, j’aime bien prendre soin d’eux. Mais parfois, c’est trop.

J’aime les gens, j’aime bien prendre soin d’eux. Mais parfois, c’est trop. Surtout quand il faut les raccompagner parce qu’ils ont trop bu. Purée, mais tu ferais ça n’importe où ailleurs, on te laisserait crever saoul au bord de la route, quoi. Ça me fatigue qu’on m’impose ça, j’ai ma vie privée, j’ai le café, et c’est quand même à moi de connaître leurs limites, c’est à moi de les surveiller… Ça use.”

Danaé – La Cabane (Louvain-la-Neuve)

“Je connais bien LLN, pour y avoir fait la fête quand je faisais mes études d’éducatrice spécialisée, il y a dix ans. Pour l’anecdote, je suis sortie dans ce bar avec un copain, quand c’était encore l’Onlywood. Le patron de la friterie, qui était juste en face, est venu boire son café. Je cherchais un job, à l’époque, mon ami lui a demandé s’il n’avait pas besoin d’une étudiante, il m’a répondu : “Oui, sois là dans deux heures”. J’y suis restée dix ans.

Et puis l’Onlywood a été boycotté suite aux accusations d’agressions sexuelles impliquant l’un de ses employés. Le collectif féministe La Meute [de Louvain-la-Neuve, ndlr] a dénoncé le bar sur les réseaux sociaux avec le #BalanceTonBar. Le patron a fini par mettre la clef sous la porte. Je me suis associée au gérant de l’ancienne friterie pour racheter le bar. Comme le nom d’avant était super connu, c’était un vrai challenge pour nous. On ne voulait pas être associé·es à ce qu’il s’était passé, on avait envie que le public sache qu’il y a eu un changement de direction. On l’a vachement communiqué sur les réseaux, on s’est présenté·es aux gens. La Cabane, c’est cet espace en bois chaleureux, qui évoque l’enfance, où l’on s’amuse et où on se sent en sécurité. C’est pas mal, comme revanche.

Danaé. © Louise Canu et Paul Labourie

L’Horeca est un milieu principalement masculin. En tant que gérante ou student [étudiant·e qui travaille au bar, ndlr], on doit parfois chercher sa place, et surtout prendre cette place. Je suis juste super attentive à mes étudiantes et mes étudiants. Le fait qu’elles soient à l’aise, c’est le plus important pour moi. Je leur ai toujours dit : que je sois là ou non, vous avez toujours le droit de répondre ou de mettre quelqu’un dehors. C’est vous qui jugez si c’est légitime, vous avez toujours le droit de réagir. Encore une fois, c’est une question d’être à sa place : elles sont autant chez elles ici que moi. Jusque-là, ça a toujours bien fonctionné comme ça.

Je fais vachement gaffe pendant les soirées… Je fais attention à l’ambiance, aux tables qui commencent à papoter ensemble, qui se rassemblent… Je ne suis pas là non plus à les interroger, mais j’ai l’œil.

Malheureusement, avec le travail, je n’ai pas tellement le temps de manifester. Mais j’accepte toute initiative qui va dans ce sens. Une de mes étudiantes fait partie d’un kot-à-projet féministe. Quand elle me demande si elle peut accrocher une affiche, mais oui, vas-y, placarde ! Je laisse cet espace-là, si ça peut aider un minimum. On n’a pas de dispositif comme “Angela”, c’est vrai que c’est un peu passé à la trappe. Sinon, à part le Becketts qui propose de commander tel cocktail au bar si l’on se sent en danger, et quelques affiches par-ci par-là, je n’ai pas l’impression qu’il y ait réellement des choses qui se soient faites depuis #BalanceTonBar. Il n’y a pas eu de formation, on ne s’est pas réuni·es entre gérant·es pour discuter de ça.

Je fais vachement gaffe pendant les soirées. J’ai déjà demandé à mes students d’être attentifs/ves, je circule pas mal, je fais attention à l’ambiance, aux tables qui commencent à papoter ensemble, qui se rassemblent… Je ne suis pas là non plus à les interroger, mais j’ai l’œil. J’élève la voix, je me montre plus stricte, généralement avec la petite touche d’humour derrière. Je dis les choses simplement, avec un peu de prestance. Sauf si je suis de mauvais poil. Sinon, a priori, ça passe.”

Martine – Le Daringman (Bruxelles centre)

“Je n’ai pas toujours tenu un bar. J’ai d’abord travaillé dix ans dans une maison d’accueil pour femmes. J’ai beaucoup aimé ce travail, mais je commençais à perdre mon idéalisme. Je ne voulais pas devenir à cinquante ans une assistante sociale cynique. Je me suis dit que j’allais faire autre chose quelque temps, puis j’y retournerais quelques années après. Avant d’ouvrir, je n’avais pas travaillé une demi-heure dans un bar. C’était comme jouer au café pour mes amis. Bon, et j’y suis restée. On a d’ailleurs été classé parmi les meilleurs bars du monde par le journal The Guardian.

Martine. © Louise Canu et Paul Labourie

Pourtant, quand j’ai repris ce bar il y a vingt-trois ans, c’était un établissement très populaire. Populiste, même. Le type qui tenait le bar avait des stickers avec des guns, fascistes, racistes. Les anciens habitués ont vite compris qu’ils n’étaient plus chez eux, je ne laissais rien passer. Je ne riais pas à leurs blagues racistes, et pour eux, c’était encore un bar avec des “artistes et des intellos qui n’avaient pas d’humour”. Je n’ai pas dû les mettre à la porte, le changement s’est fait tout seul, et assez vite. J’aime autant. Ce qui fait l’âme du Daringman, ce sont ses client·es, puis il y a de chouettes gens qui travaillent, aussi.

Quelqu’un qui suit une femme aux toilettes, elle qui revient pour nous dire qu’il a voulu la toucher. Tu sais tout de suite qu’elle n’a pas inventé.

Il y a toujours un noyau de régulier·es, ici, qui connaissent bien la mentalité du bar, sa vision là-dessus, et qui se manifestent tout de suite s’ils voient que quelqu’un pourrait se montrer trop proche d’une fille. Ils montrent qu’elle n’est pas seule. J’ai l’impression qu’il y a de moins en moins d’événements comme ça au fil des années, même si ça n’a jamais été très fréquent. Je pense qu’il y a un changement de mentalité, qui va dans le bon sens.

C’est déjà arrivé qu’on ait dû mettre des hommes dehors à cause de ça. Quelqu’un qui suit une femme aux toilettes, elle qui revient pour nous dire qu’il a voulu la toucher. Tu sais tout de suite qu’elle n’a pas inventé. Ce sont des choses dont on parle dans l’équipe. On travaille tous·tes dans le même esprit, on communique autour des problèmes. Pas forcément autour de réunions officielles, mais on en discute. Si quelqu’un arrive un peu trop saoul, on lui proposera un café, et si ça ne lui plaît pas, il ira ailleurs. Tout le monde le sait dans l’équipe, et est d’accord là-dessus.

Ça me paraît évident d’être féministe, sans me proclamer féministe. J’ai toujours fait tout toute seule…

Quand il y a eu #BalanceTonBar, le centre et le Cimetière d’Ixelles étaient plus touchés. Il n’y a pas eu de dialogue avec la commune ou avec d’autres gérant·es. Des personnes qui fréquentaient le bar ont placardé des stickers et ont collé une affiche de la ville de Bruxelles en faveur du consentement éclairé. J’ai lu quelque chose sur “Angela”, il y a quelques semaines à peine, du coup je me suis dit que je retiendrai ce nom, pour le mettre en place, si jamais.

Ça me paraît évident d’être féministe, sans me proclamer féministe. J’ai toujours fait tout toute seule, j’ai quitté Gand seule pour devenir assistante sociale à Bruxelles, puis j’ai repris l’établissement seule. J’ai été élevée dans cet état d’esprit là. On entend parfois que c’est plus facile d’être une femme gérante de bar qu’un homme. Les autres barmen disent qu’on nous respecte plus, c’est peut-être vrai. En général, quand je dois mettre les gens dehors, et ce sont plus souvent des hommes, ça se passe sans trop de problème. Je touche du bois.”