Chris Panier, féministe du quotidien (1937-2022)

Le 15 avril, nous étions quelques-unes à dire adieu à Chris Panier, une de ces militantes du quotidien qui ont tant contribué à changer le monde. Et qu’il ne faut surtout pas oublier, malgré leur discrétion.

Chris Panier en 1974. Archives personnelles.

Certaines publient des livres, ou courent d’un colloque à un plateau télé pour défendre la cause des femmes, dans un environnement parfois hostile. D’autres, malgré les insultes et les moqueries, font évoluer les lois. Et puis il y a toutes celles qui, dans l’ombre de leur travail et leur engagement de tous les jours, sèment ces petites graines qui entretiendront nos espoirs pour demain.

Chris Panier était de celles-là. Prof de morale laïque dans le secondaire à La Louvière, elle n’hésitait pas à aborder avec ses élèves des sujets délicats, pas toujours au programme. Aborder l’avortement dès les années 1960 n’allait pas de soi. Elle parlait d’égalité, de justice, de droits humains. En 1974, lorsque le militant anarchiste catalan Puig Antich fut le dernier condamné à mort exécuté par le régime de Franco, elle a fait représenter en dessin par ses élèves la méthode barbare du “garrot”. Certains parents n’ont pas apprécié, mais Chris a toujours été soutenue par son inspection.

S’impliquer sans se montrer

Lorsque la deuxième vague féministe a déferlé en Belgique, Chris s’y est engouffrée avec enthousiasme. D’interminables réunions chez l’une ou l’autre, entre fous rires et projets plus ou moins loufoques (et pourtant parfois réalisés), aux réunions plus sérieuses à la Maison des Femmes, en passant par les manifs massives ou confidentielles, elle était partout. Que ce soit pour des collages sauvages, le sabotage d’une élection de Miss Belgique, la construction d’une école dans le Nicaragua sandiniste, ou pour tenir le bar lors d’un événement féministe, on pouvait toujours compter sur elle. Sans que jamais elle ne se mette en avant.

Avec trois amies, elle avait fondé une association-communauté lesbienne, située rue de l’Inquisition (ça ne s’invente pas !) qui accueillait militantes comme jeunes en perdition et recevait régulièrement la visite de la police. En 1981, elle a participé à la première émission radio grand public sur les lesbiennes dans le “Magazine F” de Laurette Charlier, ce qui n’était pas sans risques pour une enseignante.

Après sa retraite, elle s’est impliquée dans d’autres domaines. Jusqu’à très récemment encore, elle était bénévole chez Oxfam, mais la grande cause de la dernière partie de sa vie était la défense des animaux. Elle avait vécu une histoire presque fusionnelle avec Julie, son chien aveugle, elle était la marraine d’un âne dans les Ardennes et offrait gîte et couverts à un couple de pigeons sur sa véranda. Et elle soutenait un nombre incroyable d’associations. Elle faisait aussi de magnifiques photos de la nature, qu’elle n’a jamais voulu exposer, malgré l’insistance de photographes professionnel·les. S’impliquer sans se montrer : c’était son choix de vie.

De la main gauche

Chris était aussi mon amie, ma première compagne de vie et de luttes. À la maison de repos où elle a passé ses derniers mois, à la suite d’une mauvaise chute, elle aimait me présenter comme son “amie depuis cent ans”. Nous ne dépasserons jamais les quarante-huit ans, mais c’est déjà pas si mal.

Pour accompagner la cérémonie d’adieu, Chris avait choisi, il y a bien longtemps déjà, la chanson de Danielle Messia, De la main gauche : “Je t’écris de la main gauche / Celle qui n’a jamais parlé…”

Il se fait que ce jour-là, alors que je lui disais nos derniers mots, ma main droite était hors d’usage. La vie a de ces ironies. Ou de ces douceurs…

 

Étranglées par les cordons de la bourse

Pour faire comprendre les situations que recouvrent les chiffres de la précarité, axelle a rencontré trois femmes aux parcours et aux budgets mensuels très différents. Une constante revient dans leurs témoignages : aucune ne parvient à joindre les deux bouts.

© Marion Sellenet, pour axelle magazine

Il est des chiffres qui donnent le tournis et qui dessinent un visage féminin autour du mot “précarité”. En Belgique, 70 % des personnes en situation de pauvreté individuelle sont des femmes et cette situation ne s’est pas arrangée avec la crise sanitaire : les femmes ont deux fois plus de risques de tomber dans la pauvreté que les hommes.

Parmi les plus touchées par la précarité se trouvent les familles monoparentales, portées à 80 % par des mères pour lesquelles la séparation se traduit par un appauvrissement, notamment parce que dans un certain nombre de cas, les pensions alimentaires dues par les pères sont impayées ou mal payées, ce qui force les mères à recourir au SECAL  pour recevoir des avances sur ces sommes. Les femmes pensionnées sont également plus précaires car elles touchent de plus petites pensions que les hommes.

Argent et couple, un bon ménage ?

Si on utilise le terme de pauvreté “individuelle”, c’est pour éviter que l’argent du couple hétérosexuel ne cache la pauvreté des femmes. Il semble en effet que cet indicateur fasse mentir l’adage selon lequel “quand on aime, on ne compte pas”. La pauvreté individuelle concerne 32 % des femmes en couple contre seulement 7 % des hommes. Cela signifie qu’une femme, même dans un ménage considéré comme riche, peut être en risque de pauvreté.

Il y a aussi la manière dont on dépense ses sous. L’économiste française Delphine Roy a montré que les dépenses des femmes en couple vont surtout servir au budget du ménage en entier tandis que les hommes vont avoir de l’argent pour eux.

En Belgique, 70 % des personnes en situation de pauvreté individuelle sont des femmes.

La dépendance financière concerne 23 % des femmes en couple contre à peine 3 % des hommes. Cette dépendance peut renforcer les violences économiques, qui font partie du continuum des violences conjugales : par exemple, quand un homme empêche sa compagne de travailler car il est jaloux de ses collègues masculins, brisant ainsi une partie de ses liens sociaux en dehors du couple mais aussi son autonomie financière. “Pourquoi les femmes violentées par leur conjoint ne le quittent pas, elles sont adultes tout de même ?”, entend-on encore. Eh bien parce que, parfois, elles ne peuvent pas se le permettre financièrement, à cause de cette dépendance économique.

Mal logées

Dans son rapport paru début 2022, Sans-abrisme au féminin : sortir de l’invisibilité, l’asbl L’Ilot note que cette précarité a des conséquences sur le logement des femmes : elles sont majoritaires à être mal logées, à vivre dans un logement insalubre, ce qui les expose à un risque de sans-abrisme. À ce sujet, les chiffres sur le sans-abrisme au féminin varient de 21 % selon Bruss’Help à 30 % dans certaines villes belges selon la Fondation Roi Baudouin, rapporte L’Ilot, qui estime surtout que le sans-abrisme des femmes est caché. Les femmes sans abri se débrouillent en faisant appel à leur réseau informel, et s’éloignent des lieux d’accueil traditionnels, peu formés aux questions de genre. Elles tentent également de se fondre dans la masse pour éviter les violences, notamment sexuelles, qui se produisent dans la rue. Autant de stratégies qui compliquent leur dénombrement. Si la pauvreté a un visage féminin, “il n’est pas logique qu’au tout dernier échelon de l’exclusion, le sans-abrisme, les chiffres s’inversent et qu’il y ait plus d’hommes”, explique la directrice de L’Ilot Ariane Dierickx.

Jeanne : “J’ai la rage mais je me bats”

“J’ai eu plusieurs vies”, nous confie d’emblée Jeanne [prénom d’emprunt], 74 ans. Et en effet : elle a été exploitante agricole, styliste et antiquaire, un métier qu’elle a exercé en tant qu’indépendante pendant 17 ans. “Aujourd’hui, je suis vieille, mais j’ai toujours une pêche d’enfer ! J’arrive à retomber sur mes pattes dans toutes les situations”, s’amuse-t-elle. Une aptitude dont Jeanne risque d’avoir besoin ces prochains mois. Elle perçoit 400 euros de pension, un petit montant qui justifie qu’elle reçoive également un montant complémentaire de 390 euros de “Garantie de revenus aux personnes âgées” (GRAPA), une allocation pour les personnes de plus de 65 ans qui ne disposent pas de ressources suffisantes. En Belgique, les bénéficiaires de la GRAPA sont à 65,5 % des femmes.

Je n’arrivais plus à payer le loyer. Je ne suis pas en colocation par choix mais par nécessité.

Les problèmes se sont amplifiés quand Jeanne a quitté la maison dans laquelle elle vivait à Bruxelles pour aller habiter dans une colocation à Namur. “Je n’arrivais plus à payer le loyer. Je ne suis pas en colocation par choix mais par nécessité. C’est très bien ici, c’est moins cher et nous avons chacun nos espaces, mais il y a beaucoup de mouvement et ce n’est pas toujours facile de vivre à mon âge avec des inconnus de 25 ans, explique-t-elle. Mais on m’a retiré 100 euros de la GRAPA car l’institution estime que je suis “cohabitante”, à cause de la colocation. Pourtant, j’ai fourni tous les justificatifs, dont le contrat de bail sur lequel il est stipulé qu’il s’agit d’une colocation. Nous avons chacun notre frigo, nous ne mangeons même pas ensemble… Mais le Service des Pensions continue à penser que je suis en ménage, à 74 ans, avec des jeunes dans leur vingtaine ! C’est hallucinant ! Ils me traitent comme une criminelle.”

Jeanne a porté plainte contre le Service des Pensions. Elle a déjà été déboutée deux fois. “Je ne lâcherai pas. Je vais réessayer une troisième fois. J’ai la rage mais je me bats”, souligne-t-elle. Pour l’instant, le CPAS lui fournit la somme de 100 euros qui lui a été retirée de la GRAPA. “C’est dégueulasse, ils nous baladent de service en service, ils se renvoient les gens entre eux, ils jouent avec nous.”

C’est dégueulasse, ils nous baladent de service en service, ils se renvoient les gens entre eux, ils jouent avec nous.

Pourtant, ce n’est pas comme si Jeanne pouvait vraiment profiter de sa retraite. “Je n’achète rien, je récupère tout. Je fabrique encore mes propres meubles, je cuisine, je n’ai bien sûr pas de voiture, etc. Le plus dur, c’est quand je passe devant une galerie d’art, je dois faire un travail sur moi pour ne pas m’arrêter, car j’aurais envie d’acheter des choses.” À Noël, un ami lui a demandé ce qu’elle voulait comme cadeau. “Je ne veux pas d’objet. J’ai demandé 25 euros, parce que cela fait 5 séances du matin à 5 euros au cinéma. Sans ça, je n’aurais pas pu y aller. Je chantais et je dansais, mais j’ai arrêté. C’est très destructeur pour la vie sociale.”

Le budget de Jeanne
+ Revenus mensuels
400 euros : pension
390 euros : GRAPA + complément du CPAS
Total : 790 euros
+ Dépenses mensuelles principales (hors santé, habillement, imprévus…)
410 euros : loyer et charges
200 euros : alimentation
Total : 610 euros

Samira : “Notre vie est en suspens”

“Je suis en règlement collectif de dettes à cause des dettes de mon ex-mari qui s’est rendu insolvable. Je n’avais pas de contrat de mariage et au tribunal, on m’a dit que je n’étais pas censée ignorer la loi.” C’est ainsi que Samira, une quarantaine d’années, maman solo de trois enfants, résume sa situation. Elle devra rembourser 450 euros par mois jusqu’en 2025. Elle gagne 1.850 euros par mois. “La première chose que je fais quand je reçois mon salaire, c’est les courses. Cela ne suffit jamais pour le mois. Je vais alors chercher des colis alimentaires pour pouvoir manger. Notre vie, à mes enfants et moi, est en suspens. Ils ne peuvent participer à aucune activité parascolaire. Le mot “vacances” n’existe pas chez nous, nous sommes en confinement toute l’année. Ils sont privés de ce qui pourrait les épanouir, explique-t-elle. Quant à moi, je m’oublie, ce sont mes enfants d’abord. J’en ai trois, donc toutes les factures sont multipliées par trois. Le midi, je ne vais jamais manger au restaurant avec mes collègues, cela mène petit à petit à l’exclusion sociale. Je me sens seule.”

Le mot “vacances” n’existe pas chez nous, nous sommes en confinement toute l’année. Ils sont privés de ce qui pourrait les épanouir.

Dans ces conditions, Samira n’épargne évidemment pas et a du mal à faire face à certains frais : “Je travaille, donc je dois déposer mes enfants à la garderie. C’est un euro par jour, mais je ne sais pas payer. L’école m’a envoyé un arriéré de 700 euros. Ce sont des dettes qui s’ajoutent à mes dettes.” Selon elle, les mamans précaires sont souvent jugées et humiliées. “Une maman a été convoquée à l’école pour se faire remonter les bretelles car il n’y avait que du Nutella dans les tartines de son enfant. Elle a éclaté en sanglots. Pourquoi les cantines ne sont-elles pas gratuites ?”

Samira poursuit : “Je ne comprends pas pourquoi les violences économiques ne sont pas inscrites dans le Plan d’action national contre les violences faites aux femmes. Ce sont les premières violences conjugales. Ils [les conjoints, ndlr] nous tiennent par les cordons de la bourse. Mon ex-mari était violent, je suis restée parce que je ne savais pas qui voudrait bien m’accueillir avec mes enfants. Mes dettes, déjà, m’empêchaient de partir. Et puis j’ai reçu le coup le plus grave, et je suis partie. J’ai vécu 10 jours à la rue.”

Le budget de Samira
+ Revenus mensuels
1.850 euros : salaire
429 euros : allocations familiales
Total : 2.279 euros
+ Dépenses mensuelles principales (hors santé, habillement, imprévus…)
1.150 euros : loyer et charges
450 euros : règlement collectif de dettes
200 euros : alimentation
Total : 1.800 euros

Sarah : “J’ai fait 9 ans d’études et parfois je me demande pourquoi”

“Je pense que c’est la classe des femmes dans son ensemble, peu importe notre classe sociale, qui ne s’en sort pas financièrement à cause de la manière dont notre société est organisée”, indique Sarah [prénom d’emprunt]. On lui demande comment elle souhaite être présentée. “Je suis maman solo, universitaire et j’ai un poste à responsabilités. Je n’ai jamais arrêté de travailler et toujours à temps plein”, répond-elle. “Je suis privilégiée par rapport à d’autres femmes, je gagne 2.830 euros par mois et je suis propriétaire de ma maison que j’ai pu acheter grâce à un apport de mon père, un argent avec lequel j’ai payé les frais de notaire. Mais je dois rembourser cet achat et la maison doit être entretenue, cela représente un coût important. C’est le plus gros poste dans mes dépenses. Ce mois-ci, la chaudière s’est arrêtée et j’ai dû payer 300 euros pour la réparer.”

Je suis très fatiguée. J’ai voulu faire un check-up complet. Il y a aussi l’orthodontiste de ma fille. L’argent part vite, à coups de 100 ou 200 euros.

Par rapport à son métier, elle précise, amèrement : “Quand je dis poste à responsabilités, c’est dans un secteur particulier qui n’est pas un secteur masculin. Cela signifie que je n’ai aucun avantage, pas de remboursement de mes frais de téléphonie, pas de chèque-repas, pas d’assurance hospitalisation. Cela peut sembler anodin, ce sont pourtant des choses qui me faciliteraient la vie à moi aussi ! J’ai fait 9 ans d’études et parfois je me demande pourquoi.”

Cette maman de 51 ans a consulté différent·es médecins ces derniers mois. “Je suis très fatiguée. J’ai voulu faire un check-up complet. Il y a aussi l’orthodontiste de ma fille. L’argent part vite, à coups de 100 ou 200 euros. Je vois une thérapeute deux fois par mois mais je pense arrêter, c’est trop cher.”

Depuis quand les pensions alimentaires enrichissent les mères ? Est-ce que c’est dans l’intérêt de mon enfant que je doive compter chaque dépense ?

Sarah perçoit 140 euros d’allocations familiales et 150 euros de pension alimentaire. “Auparavant, je recevais le double de pension alimentaire. Mais la juge a revu le montant à la baisse car, selon elle, il n’est pas dans l’intérêt de l’enfant que l’un des parents “enrichisse” l’autre. Je suis tombée de ma chaise. Depuis quand les pensions alimentaires enrichissent les mères ? Est-ce que c’est dans l’intérêt de mon enfant que je doive compter chaque dépense ? On voit vraiment en quoi le socle de la société patriarcale, plus encore que le pouvoir des hommes, c’est le pouvoir des pères.”

Elle ajoute : “Je conseille aux femmes de tout faire pour conserver leur autonomie financière. C’est mieux que de dépendre d’un homme qui va s’évanouir dans la nature devant trois rides. Au contraire des hommes, je n’ai pas une femme qui travaille gratuitement pour moi. Ce mois-ci, j’ai clairement dépassé mes revenus.”

Le budget de Sarah
+ Revenus mensuels
2.830 euros : salaire
140 euros : allocations familiales
150 euros : pension alimentaire
Total : 3.120 euros
+ Dépenses mensuelles principales (hors santé, habillement, imprévus…)
1.150 euros : remboursement de la maison
90 euros : assurance habitation
100 euros : assurance solde restant dû
500 euros : alimentation
70 euros : cantine scolaire
250 euros : gaz et électricité (ce montant va augmenter drastiquement dès les premiers mois 2022 suite à la crise de l’énergie)
100 euros : WiFi et téléphonie
120 euros : déplacements (abonnement STIB, Cambio, taxi)
Total : 2.380 euros

Les blagues les plus féministes sont-elles les meilleures ?

Non seulement les femmes font des blagues, mais pour certaines, c’est un vrai métier. Rencontre avec les Belges Laurence Bibot et Fanny Ruwet, ainsi qu’avec la chercheuse Sandrine Galand, spécialiste de l’humour selon les femmes.

Fanny Ruwet. © Laura Gilli

Aujourd’hui, on (ne) plaisante (plus) avec les femmes humoristes. Pourtant, d’après la chargée de cours à l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) de l’UQAM (Université du Québec à Montréal), Sandrine Galand, le sujet n’a pas été véritablement exploité dans la littérature scientifique. Pour elle, “l’humour est un serpent qui se mord la queue : on ne considère pas que c’est du sérieux ou que ça vaut l’étude.” Relégué au domaine du divertissement, il constitue néanmoins une zone d’expression libre pour les femmes. Depuis une trentaine d’années, les femmes humoristes belges se font une place dans le milieu. De Virginie Hocq à Farah en passant par Nawell Madani, la scène belge gagne de plus en plus de femmes.

Pour comprendre cette évolution, deux adeptes du stand-up (ce genre comique où un·e humoriste seul·e sur scène prend son public à témoin) nous ont fait part de leurs expériences. La comédienne, chroniqueuse et humoriste Laurence Bibot a commencé dans les années 1990. Aujourd’hui âgée de 54 ans, elle a le sentiment d’avoir été une “pionnière en Amazonie”, défrichant ce monde majoritairement masculin. Quant à Fanny Ruwet, 27 ans, chroniqueuse, podcasteuse et humoriste, elle fait partie de la nouvelle génération qui renouvelle la discipline. Sur scène, elle aborde sans vergogne des sujets tels que la maternité, la pornographie… ou les frottis vaginaux.

L’humour, “un pouvoir”

La chercheuse Sandrine Galand s’intéresse aux mécanismes propres à l’humour. Dans Le féminisme pop, elle constate que l’humour déraille dans la conception désuète et traditionnelle du spectre féminin. Elle nous explique : “La pratique du stand-up fait écho au genre masculin. Se tenir debout, détenir une clef de lecture, entretenir une tension…” Être bruyant·e, un peu vulgaire, extraverti·e : autant d’attitudes valorisées socialement chez les hommes, mais mal considérées chez les femmes, censées rester discrètes et de bon goût.

Sandrine Galand : “La pratique du stand-up fait écho au genre masculin. Se tenir debout, détenir une clef de lecture, entretenir une tension…” D.R.

Un exemple : le concept de la “punchline”, traduction littérale “ligne coup de poing”, qui désigne une chute, la fin d’une phrase. La tension est libérée avec le rire du public. Cet outil est beaucoup utilisé en humour. Selon Sandrine Galand, “il y a derrière une idée de pouvoir et de contrôle”, plutôt associés au masculin. En effet, pour Fanny Ruwet, être comique revient à “anticiper ce qu’il va se passer, analyser une situation et développer un truc drôle.” Ce qui fait écho à la notion de contrôle. “Quand une femme fait rire, de manière générale ça frustre les mecs, car ils n’ont pas l’habitude de perdre le pouvoir”, confie-t-elle.

Faire rire, c’est maîtriser. Ce n’est pas sexuel, mais pas loin. L’autre lâche complètement. C’est assez jubilatoire.

De son côté, dans les années 1990, la comédienne Laurence Bibot s’est retrouvée seule femme sur des plateaux radio ou dans des shows télévisés constitués uniquement d’hommes. Elle a très vite compris le pouvoir que lui conférait l’humour. La possibilité “de mieux comprendre les choses et de les observer”. Selon elle, faire rire est une belle manière d’exprimer un avis critique : “C’est maîtriser l’autre. Ce n’est pas sexuel, mais pas loin. L’auditeur lâche complètement. C’est assez jubilatoire.”

S’affirmer… et se justifier

Quand on demande à Laurence Bibot ce qui l’a amenée à faire de l’humour, le rapport au corps est spontanément évoqué : “Physiquement, comme je suis très grande, je ne me projetais pas dans un schéma conventionnel. J’ai très vite compris que je n’allais pas intégrer un théâtre classique, parce que les princesses ne sont jamais plus grandes que les princes.”

Laurence Bibot : “C’est possible d’utiliser la difficulté et de la tourner à son avantage… On n’est pas condamnées à être des victimes.” D.R.

La scène est un espace d’affirmation. Mais une femme sur scène est vite objectivée. Le regard de l’auditoire va être plus facilement posé sur son corps, scruté, jugé… Pour Sandrine Galand, ce mécanisme renvoie à l’obsession de commenter les corps féminins dans l’espace public. L’expression d’un rapport de force inégalitaire entre les femmes et les hommes, dont il est temps de sortir. Dans ce contexte, “là où les femmes humoristes transgressent et sont fortes, c’est sur le simple fait de monter sur scène. Elles se mettent déjà en jeu, comme corps physique dans l’espace”, analyse la chercheuse.

Là où les femmes humoristes transgressent et sont fortes, c’est sur le simple fait de monter sur scène. Elles se mettent déjà en jeu, comme corps physique dans l’espace.

À la fin des années 2000, en France, les hommes étaient largement surreprésentés parmi les humoristes : 80 %, contre 20 % de femmes – ces chiffres pouvant être appliqués à la Belgique. Si la tendance évolue, ce n’est pas facile pour les femmes de se sentir légitimes dans ce milieu parfois hostile où elles doivent justifier leur présence. “Elles doivent expliquer, répondre ou se positionner sur le fait d’être une femme en humour”, explique l’essayiste. Ayant de plus le sentiment que les places sont chères, “il faut prouver sa valeur avant de pouvoir se permettre de faire des trucs cons parce que sinon les gens ne sont pas sûrs qu’une femme est capable de faire mieux”, souligne Fanny Ruwet.

Humour féminin… ou féministe ?

Dans les années 1980-1990, les sujets principalement abordés par les femmes humoristes – menstruations, relations amoureuses, “problèmes de filles”… – pouvaient cristalliser les préjugés. C’était aussi une façon pour elles de se faire une place dans une société patriarcale et d’ancrer une forme de singularité. Pour Laurence Bibot, être femme “est un atout. Je peux parler d’intimité et aller dans les domaines propres aux filles”. Elle nous explique aussi que l’autodérision, selon elle très développée en Belgique, a pu représenter un espace à investir.

Fanny Ruwet : “J’ai des blagues, si c’était un mec qui les faisait, ça serait tellement problématique !” © Laura Gilli

L’autodérision est de longue date une stratégie adoptée par certaines “stand-uppeuses”, les adeptes du stand-up. Toutefois, très longtemps utilisée comme une arme de détournement de la domination, l’autodérision a aussi des limites, selon Sandrine Galand : “Elle ne met personne d’autre en risque que l’humoriste elle-même. On va d’abord rire d’elle, et puis finalement de toutes les femmes !”

Pour la nouvelle génération de femmes humoristes des années 2000, il y a un renversement de situation. Certaines jouent avec le fait d’être une femme dans un milieu cantonné au masculin, pour aborder des sujets épineux. C’est ce que décrit Fanny Ruwet : “J’ai des blagues, si c’était un mec qui les faisait, ça serait tellement problématique ! Mais un homme a des centaines et des milliers d’années de patriarcat derrière lui. Moi, je suis une meuf, je fais 1m30 et j’ai l’air inoffensive. Donc j’en bénéficie, en quelque sorte, pour aller un peu plus loin.”

Utiliser le système et son langage, et le retourner contre lui-même : c’est d’ailleurs une des nouvelles portes d’entrée utilisées par Marina Rollman ou encore Tania Dutel pour évoquer des sujets tabous. Dénoncer la culture du viol, des féminicides ou encore du harcèlement de rue… Un vent féministe souffle sur l’humour, inspiré aussi par les générations antérieures. “C’est possible d’utiliser la difficulté et de la tourner à son avantage… On n’est pas condamnées à être des victimes”, affirme Laurence Bibot, qui constate une multiplication des femmes dans le milieu et estime que “le truc est enclenché… J’ai l’impression qu’on ne pourra jamais totalement revenir en arrière.”