Alice Adère-Degeer, ouvrière de combat à l’origine du droit de vote des femmes

Voilà cent ans que les femmes sont présentes au Parlement belge. En 1921, Marie Janson devient la toute première sénatrice. La socialiste est alors cooptée, car il faudra attendre encore 27 ans avant que les femmes n’aient le droit de vote. L’extension du suffrage universel à la moitié de la population en 1948 est justement attribuable à une députée communiste : Alice Adère-Degeer. À quelques mois des prochaines élections, retour sur le parcours militant d’une battante.

Photos d'Alice Adère-Degeer. © CArCoB

Alice Adère (1902-1977) grandit dans la banlieue industrielle liégeoise et quitte l’école à dix ans pour travailler comme manœuvre dans un atelier, puis comme balayeuse de fours à coke à la grande usine métallurgique d’Ougrée-Marihaye, à Seraing (“Je faisais des journées de 16 heures. Nous n’étions pas du tout défendues”, témoignera-t-elle plus tard). En 1921, l’aciérie est paralysée par une grève longue de sept mois, menée par Julien Lahaut. Le futur président du Parti communiste de Belgique (PCB) est alors l’un des dirigeants de l’ancêtre de la Centrale des métallurgistes de Liège et sera, à l’issue de la grève, exclu du syndicat par ses camarades socialistes. Alice Adère est, elle, licenciée d’Ougrée-Marihaye pour son activisme dans la grève. Peu après, elle épouse un mineur communiste, Joseph Degeer. Tour à tour, elle est cigarière, ouvrière à l’usine de pneus Englebert (Longdoz) et même débardeuse, déchargeant d’énormes péniches de sacs de ciment. Elle rejoint le PCB en 1931 et mène à nouveau une grève dans une cimenterie l’an suivant.

De Moscou à la députation

Ses amis communistes sont si impressionnés par ses capacités d’organisatrice militante qu’elle est proposée et admise à l’École léniniste de Moscou. Le centre de formation idéologique de l’Internationale communiste sélectionne en effet les éléments les plus prometteurs de ses partis membres pour un stage de plusieurs mois. C’est dire l’énorme considération qu’on lui porte alors. D’autant plus qu’Alice Adère-Degeer sera une des rares femmes, la seule Belge, à être reçue par cette institution du Komintern. Durant son séjour, elle souffre de sa très “faible” éducation scolaire et de son caractère frondeur, mais ses efforts et son “bon sens de la lutte des classes” sont soulignés. De retour en Belgique, elle démontre ses talents d’oratrice et d’organisatrice lors de la grève des mineurs de l’été 1932, ainsi que lors de meetings pour le droit au travail des femmes mariées. Elle est d’ailleurs arrêtée par la police à plusieurs reprises pour cette raison.

Alice Adère-Degeer devient en 1936 députée de Liège – et pourtant, elle-même ne peut pas voter.

Alice Adère-Degeer devient en 1936 députée de Liège – et pourtant, elle-même ne peut pas voter ! Avec Lucie Dejardin et Isabelle Blume (Parti ouvrier belge), c’est l’une des trois premières femmes élues à la Chambre des représentants. En 1937, la députée communiste dépose déjà une proposition de loi pour le droit de vote féminin et prévient ses camarades : “On ne nous le donnera pas si nous ne le prenons pas en nous battant.” Le projet de loi est rejeté. Réélue en 1939, elle retourne à la charge (“La condition d’infériorité faite aux femmes dans le domaine électoral n’a que trop duré”, affirme-t-elle), mais le débat est interrompu par l’invasion allemande de mai 1940. Elle est arrêtée par la police belge et déportée dans le sud de la France. Libérée après la capitulation, Alice Adère-Degeer revient au pays et ligue les ménagères dès l’été 40 pour réclamer un meilleur ravitaillement à l’Occupant. En juin 1941, alors que Hitler attaque l’URSS, la militante plonge dans la clandestinité. Elle occupera dans la Résistance des responsabilités diverses, comme le recrutement et l’édition de journaux interdits. Elle échappe de peu à la grande rafle de l’été 1943, qui décapite la Résistance communiste. À la Libération en septembre 1944, c’est la seule personne rescapée parmi les parlementaires communistes. Tous les autres ont été tués ou sont toujours en déportation.

Des lendemains qui chantent

C’est ainsi qu’en août 1945, Alice Adère-Degeer dépose de nouveau un projet de loi pour le droit de vote des femmes, mais la proposition est retardée, à cause de la crise politique suscitée par le roi Léopold III, compromis dans la collaboration, qui souhaite revenir sur le trône malgré sa grande impopularité. L’élargissement du suffrage universel aux femmes est alors l’otage de la Question royale. Les socialistes et les libéraux, hostiles au retour du roi, pensent en effet que les femmes sont en majorité sous l’influence des curés et voteront massivement aux élections de février 1946 pour les catholiques, royalistes et rejetés récemment dans l’opposition, causant donc par ricochet la réhabilitation du “roi-collabo”. Les femmes belges devront patienter jusqu’à l’élection suivante, en 1949, tandis que les Françaises votent en 1945. Le projet de loi, lui, attendra le 18 février 1948 pour être plébiscité, quasi à l’unanimité. Alice Adère-Degeer a entre-temps été réélue, mais au Sénat. Peu importe : elle porte la maternité du droit de vote des femmes en Belgique, même si le catholique Henry Carton de Wiart se l’arroge.

La condition d’infériorité faite aux femmes dans le domaine électoral n’a que trop duré.

Toutefois, Alice Adère-Degeer et son mari entrent en conflit avec la direction du PCB en 1948 et sont exclu·es dans la foulée. Alice souffrira de ce renvoi, se sentant profondément communiste, mais sera finalement réadmise au PCB en 1965. Elle vivra d’un petit commerce d’alimentation, avant de s’éteindre en 1977. Elle aura été aussi échevine à Ougrée (1938-1952).

Parcours de pionnières

Alice Adère-Degeer fut une pionnière. Son parcours ressemble à celui de Martha Desrumaux (1897-1982), ouvrière du textile née du côté français de Comines, à la frontière. Elle sera autant une syndicaliste de premier plan (c’est la seule femme de la délégation ouvrière aux accords Matignon en 1936, qui débouchent sur les congés payés) qu’une dirigeante du Parti communiste français (c’est la première femme élue à son Comité central, en 1927). On pense aussi à Dolores Ibárruri (1895-1989), une couturière basque qui joua un rôle clé durant la guerre d’Espagne dans le camp républicain (elle est à l’origine du slogan “¡ No pasarán !”) et qui dirigea le PC espagnol de 1942 à 1989. Les parcours de ces trois femmes politiques, au-delà du tour de force individuel réalisé dans un milieu alors exclusivement masculin, montrent que les partis communistes ont été les plus féminins de leur époque et ont pu représenter des outils d’émancipation pour de nombreuses ouvrières. Comme le font également remarquer le sociologue Julian Mischi et l’historienne Sigrid Vertommen, les partis communistes ont été bien seuls à les inclure à des postes de responsabilité ou de représentation. C’est pour cette raison qu’ils furent, en Europe, à l’avant-garde des luttes féministes successives.

Adrian Thomas est historien du syndicalisme belge.

Inceste : une urgence sociétale à l’aube des élections

À l’écoute de Pascale Hardy, une des témoins du documentaire Un silence si bruyant réalisé par Emmanuelle Béart et Anastasia Mikova, axelle brosse le tableau du paysage institutionnel – pauvre – de la prise en charge de survivant·es d’inceste en Belgique, alors que le monde politique semble vouloir se saisir de la problématique.

Collage contre l'inceste, rue du Chevaleret, à Paris, en juin 2021. Si l’inceste touche 2 à 3 enfants par classe en France, ces chiffres, d’après les associations spécialisées, valent aussi pour la Belgique. CC Polymagou, via Wikimedia Commons

Quand tu décides de prendre toute ta force et d’appeler, ça demande une énergie infinie”, nous explique Pascale Hardy. Elle se revoit il y a quelques années : “Je suis assise, avec mon carnet, mon bic, ça fait peur, mais je vais enfin oser…” Toutefois l’association dont Pascale Hardy forme le numéro ne dispose pas de ressources suffisantes pour prendre tous les appels ; les siens restent sans réponse. “Je suis adulte, mais un enfant, une adolescente ? Quand on est victime d’inceste, le cheminement pour arriver à en parler est très lourd, déni, tabou, peur de ne pas être crue… Quand on est prête, on ne peut pas ne pas avoir de réponse, c’est la moindre des… décences. SOS Inceste Belgique n’est pas fautive, affirme Pascale : elle est le symptôme du manque abyssal de moyens.”

Quand on est victime d’inceste, le cheminement pour arriver à en parler est très lourd, déni, tabou, peur de ne pas être crue… Quand on est prête, on ne peut pas ne pas avoir de réponse, c’est la moindre des… décences.

En effet, l’asbl rémunère une seule personne et travaille avec quelques bénévoles sur différents volets : prévention, sensibilisation, suivi des victimes, plaidoyer politique pour faire respecter l’interdit de l’inceste… Menacée en permanence de dépôt de bilan, la petite structure a de nombreuses fois interpellé les pouvoirs publics, sans réponse structurelle à ce jour. Pour trouver de l’aide, Pascale, qui réalise suite à la mort de son père, 40 ans après les faits, qu’il l’a incestée pendant des années, a poussé les portes des associations existantes. Son constat : il en faudrait plus. Beaucoup plus.

Des recommandations existent

En France, mise en place par le gouvernement, la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants, la CIIVISE, a énoncé en novembre dernier ses préconisations de politiques publiques après trois ans de travaux, attestant de l’ampleur du phénomène. Elle espérait pouvoir poursuivre ses travaux avec la même équipe, mais 12 de ses 23 membres ont démissionné suite à l’éviction de son président, le juge Edouard Durand, une décision indiquant un changement d’approche. Chez nous, dès 2018, l’Université des Femmes réalisait, en collaboration notamment avec SOS Inceste Belgique, un travail d’envergure dans le cadre d’un rapport d’expertise et de recommandations pour la prise en charge institutionnelle de cette violence sexuelle spécifique.

Quand vient le moment de parler, il est donc primordial de trouver une oreille attentive et d’être dirigé·e vers des professionnel·les formé·es à ces notions spécifiques et à la compréhension de parcours complexes.

Le mot inceste a depuis lors intégré le Code pénal en matière d’infractions sexuelles (relire axelle n° 248). Le sujet s’est installé dans le champ culturel ; la CIIVISE a d’ailleurs édité en ligne un choix commenté d’ouvrages littéraires de différentes époques. Et la diffusion, en Belgique, depuis septembre, du documentaire Godvergeten (Les oubliés de Dieu), donnant la parole aux survivant·es d’abus sexuels au sein de l’Église catholique, a provoqué la création d’une commission parlementaire présidée par Sophie De Wit (N-VA), chargée d’enquêter sur le traitement (policier, judiciaire, etc.) des contacts sexuels non désirés/violences sexuelles commises au sein et en dehors de l’Église, sur leurs conséquences actuelles pour les victimes, et sur notre société. Des témoignages, anonymes ou non, peuvent être envoyés jusqu’au 31 janvier au médiateur fédéral : ils seront traités par cette commission.

Des besoins spécifiques

Le mécanisme de sidération (se figer, ne pas pouvoir réagir) se produit de la même façon pour les victimes, nous explique Pascale Hardy – s’il se met en place. La dissociation (“On va ailleurs, on laisse le corps en bas”), si elle se déclenche, peut quant à elle prendre diverses formes. Quant à l’amnésie traumatique, il existe une très grande probabilité qu’elle survienne si trois facteurs sont réunis : lorsque les abus ont lieu à un tout jeune âge, lorsque les viols sont répétés dans le temps et lorsqu’ils sont commis par une personne très proche de l’enfant. Le déclencheur des “reviviscences” à l’âge adulte dépend par contre de chaque victime, apprend encore Pascale en lisant 100 questions réponses sur le psychotrauma (De Boeck Supérieur 2023), des spécialistes belges Françoise Detournay et Manoëlle Hopchet.

Les symptômes psychotraumatiques restent très méconnus et risquent d’être interprétés comme provenant de la personne elle-même, de sa nature, de sa personnalité, de sa mauvaise volonté, ou sont étiquetés comme des maladies mentales.

Pourtant, rappelle la psychiatre française Muriel Salmona, fondatrice de l’association Mémoire traumatique et victimologie (et démissionnaire de la CIIVISE), “les symptômes psychotraumatiques restent très méconnus et risquent d’être interprétés comme provenant de la personne elle-même, de sa nature, de sa personnalité, de sa mauvaise volonté, ou sont étiquetés comme des maladies mentales. De ce fait, les suicides, les conduites à risque, les explosions de mémoire traumatique et les états dissociatifs traumatiques sont trop souvent mis sur le compte de troubles de la personnalité, de dépressions, voire même de psychoses […] alors qu’il s’agit de conséquences normales dues au traumatisme.” Quand vient le moment de parler, il est donc primordial de trouver une oreille attentive et d’être dirigé·e vers des professionnel·les formé·es à ces notions spécifiques et à la compréhension de parcours complexes.

Errances et solitude

Une prise en charge inadaptée peut avoir de lourdes conséquences. “Je suis tombée sur quelqu’un qui m’a fait sombrer, prolonge Pascale. Après la mort de mon père, en 2018, j’étais remplie de peurs, d’anxiétés, d’agoraphobie, qui s’installaient de plus en plus. Peur de me retrouver dans un tunnel, un ascenseur, un embouteillage… Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose ; j’ai commencé de l’EMDR” (“Eye Movement Desensitization and Reprocessing”). Il s’agit d’une thérapie de “désensibilisation et reprogrammation par des mouvements oculaires”, utilisée dans le traitement des traumatismes ou des phobies.

Durant sa troisième séance, Pascale est submergée par une énorme vague de tristesse et ressent soudainement une douleur à l’entrejambe, sans comprendre ce qui lui arrive. “Cette dame me dit : “Vous avez dû être abusée quand vous étiez jeune…”” Pascale n’était pas préparée ; le mécanisme de dissociation se remet en route, elle n’arrive plus à rien faire, pas même à parler ou à marcher.

J’étais dans un déni en béton armé. Il a fallu des mois pour “conscientiser”. Le mot “viol” ne sort pas de notre bouche, c’est un mot inaudible. Je ne l’écrivais même pas, j’écrivais “V”.

Poursuivant sa quête, Pascale consulte ensuite un psychiatre. Il lui prescrit un antidépresseur. Elle n’y retournera pas. C’est avec une psychotraumatologue qu’elle travaille la parole, la sécurité, la confiance. “Elle me donne des outils pour me calmer, témoigne Pascale. J’étais dans un déni en béton armé. Il a fallu des mois pour “conscientiser”. Le mot “viol” ne sort pas de notre bouche, c’est un mot inaudible. Je ne l’écrivais même pas, j’écrivais “V”. Petit à petit, tu mets toutes les pièces du puzzle ensemble, tout prend sa place. Mais j’ai cru que je devenais folle.” Ce long cheminement d’acceptation est nécessaire avant d’envisager tout autre type de traitement.

Des endroits pour dire

L’étape suivante pour Pascale : les groupes de parole. Celui du Planning Familial de Saint-Gilles, animé par la psychothérapeute Lisa MacManus et la psychologue clinicienne Clémentine Gérard, est destiné aux adultes victimes d’abus sexuels et aux victimes de violences sexuelles. Pascale a la chance de pouvoir l’intégrer ; elle y expérimente un cadre attentif et sécurisant. “L’objectif est la libération de la parole, le partage d’expériences et de solutions. On dit des choses qu’on ne pourrait dire à personne d’autre… La bienveillance et l’écoute sans jugement ont été formidables. On se sent crue, moins seule, moins folle. Et en groupe fermé, on commence ensemble et on finit ensemble”, soit 14 rendez-vous de deux heures étalés sur 9 mois. Malgré tous les aspects positifs, Pascale en garde un goût de trop peu : “Il faudrait beaucoup plus de groupes de parole, sur un temps plus long, comme c’est le cas dans chaque commune avec les groupes d’AA [Alcooliques Anonymes, ndlr].

L’objectif est la libération de la parole, le partage d’expériences et de solutions. On dit des choses qu’on ne pourrait dire à personne d’autre… La bienveillance et l’écoute sans jugement ont été formidables. On se sent crue, moins seule, moins folle.

À Mons, l’association Brise le silence travaille quant à elle en groupe ouvert, avec une psychologue et une paire-aidante. C’est grâce à ce groupe que Valentine Pomet (nom d’emprunt) poursuit un travail de reconstruction. La survivante, elle-même à présent paire-aidante, raconte son parcours dans un livre auto-édité, Une famille sans histoire… Quelle histoire !

Son geste de reprise de pouvoir par l’écriture souligne à nouveau le fait que l’inceste se cache dans des familles se présentant comme “normales”. Le livre décrit aussi des moments d’enfance heureux, puis les étapes de la prise de conscience après des années d’amnésie traumatique, les mécanismes de silenciation des agresseurs, les différentes réactions familiales au moment de la levée traumatique. Après la diffusion du documentaire Un silence si bruyant, Pascale a quant à elle dû encaisser le mutisme de certaines personnes de son entourage. “L’inceste provoque un malaise énorme. Tant que ce malaise existe, on n’avancera pas. Aujourd’hui je m’appuie sur cette phrase : Je l’ai vécu, alors tu peux bien l’entendre ; je te demande juste de ne pas dire que ça n’existe pas.”

Des lieux de prise en charge… et des moyens

La Fédération laïque de centres de planning familial propose, dans le cadre de la mise en place du projet DPO (Détection, Prise en charge & Orientation des victimes), de sensibiliser et de former, à Bruxelles comme en Wallonie, tous les secteurs de première ligne à la détection des violences : police, Justice, santé, mais aussi d’autres institutions publiques concernées. La Fédération proposait justement en novembre dernier un colloque traitant, cette année, de l’inceste. Son organisatrice, la chargée de mission Murielle Coiret, commente : “Il s’agissait d’ouvrir des portes, de proposer des pistes.”

Pour des personnes comme moi, il n’existe rien ou presque, j’ai assez cherché.

Ce jour-là, la secrétaire d’État à l’Égalité des genres, Marie-Colline Leroy, présentait les Centres d’urgence de prise en charge des violences sexuelles, les CPVS – dix centres en Belgique à ce jour – comme lieu-ressource pour les victimes et survivant·es d’inceste. Lily Bruyère, de SOS Inceste Belgique, estime cependant qu’ils ne sont pas adaptés aux besoins des survivant·es d’inceste, tout en soulignant le travail fantastique qui s’y accomplit par ailleurs : “Il est rare qu’une victime se rende dans un lieu où se trouvent la police et des médecins. Elle aura besoin d’un lieu plus confidentiel, plus discret, plus axé sur l’accueil.” En cas d’inceste, développe la coordinatrice, “chaque personne nécessite beaucoup de temps en termes d’écoute et d’accompagnement que ce soit en termes de relais psychologique, médical, juridique ou social.”

Aller mieux coûte une fortune. Pour ma part, je n’ai pas de souci de ce côté-là, mais que font les autres ?

Pascale résume : “Pour des personnes comme moi, il n’existe rien ou presque, j’ai assez cherché.” Après un passage à la clinique du trauma de l’hôpital Brugmann de Bruxelles, qui ne lui a pas permis d’aller mieux, elle a orienté ses recherches vers la France et la Suisse, et leurs quelques, rares, structures spécialisées. “Au moment du premier lever de l’amnésie traumatique, j’aurais été là-bas si j’avais été capable de me déplacer, dans un hôpital ou une structure qui peut accueillir les personnes victimes d’amnésie traumatique.”

Un appel

Les victimes survivantes et les acteurs/trices spécialisé·es appellent à la formation, systématique, aux mécanismes spécifiques de l’inceste, ainsi qu’à leurs symptômes, de tous·tes les intervenant·es psycho-médico-sociales/aux. La sensibilisation sociétale progresse, comme le travail de prévention par la généralisation de l’EVRAS (encore à affiner à la lumière de ces connaissances). “Les enfants parlent, les survivant·es parlent. On les encourage à parler, observe Murielle Coiret, de la Fédération Laïque de Centres de Planning Familial, mais qu’est-ce qu’on leur propose ensuite ?” Et Pascale s’interroge : “Aller mieux coûte une fortune. Pour ma part, je n’ai pas de souci de ce côté-là, mais que font les autres ? Toutes les personnes en TSPT [trouble de stress post-traumatique, ndlr] devraient pouvoir être diagnostiquées mais, vu leur nombre, est-ce que ce sera fait ?” De fait – même si les chiffres manquent toujours en Belgique –, SOS Inceste précise que “la demande est très importante. Nous recevons par semaine une dizaine de nouveaux dossiers en plus des anciens suivis.”

Les enfants parlent, les survivant·es parlent. On les encourage à parler, mais qu’est-ce qu’on leur propose ensuite ?

La mise en place de réponses adaptées pour les très nombreuses victimes d’inceste représente une urgence. Murielle Coiret qualifie ce problème majeur de santé publique de “vraie cocotte-minute”. La commission parlementaire belge terminera ses travaux en mars, peu avant la fin de cette législature. Quelles seront ses conclusions quant aux violences sexuelles intrafamiliales ? Et qu’en fera le prochain gouvernement ?

Exilée pour avortement. Du Sénégal à la Belgique, enquête sur des femmes invisibles

“Après examen de toutes les pièces de votre dossier administratif, force est de constater que votre demande de protection internationale ne peut être déclarée recevable.” Le 8 décembre 2020, la seconde demande d’asile introduite par Khady F. est refusée. La jeune femme avait fui le Sénégal en 2015 après avoir avorté clandestinement. Elle risquait la prison et le rejet social. Sa demande sera finalement acceptée dans le cadre d’un recours. Qu’est-ce qui a fait la différence ? Où sont les autres femmes qui, comme elle, fuient leur pays après avoir avorté ? Enquête belgo-sénégalaise sur leurs traces.

© Lara Pérez Dueñas pour axelle magazine

Ce 8 décembre 2020, le Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides (CGRA) ne doute pas de l’avortement clandestin que Khady F. a subi en septembre 2015 au Sénégal. Il remet en question le fait que les autorités soient réellement au courant. Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest, l’avortement est autorisé uniquement si la vie d’une femme est gravement menacée et si trois médecins différent·es, détenant une autorisation spéciale, le certifient. Dans les faits, aucune femme n’y a accès. En dehors de ce cadre, c’est un délit puni de trois mois à deux ans de prison. Mais Khady F. n’apporterait pas de preuve suffisante qu’elle risque d’être persécutée dans son pays d’origine. Le Commissariat général n’est pas non plus convaincu par les nouveaux documents déposés, parmi lesquels : des articles d’axelle, des Grenades et de Chronique Féministe ; le témoignage de sa sœur Maïmouna détaillant les réactions négatives de leur famille et le passage de la police après sa fuite ; ou encore celui de N. Diop, l’infirmier l’ayant aidée à avorter, attestant des violences qu’elle subissait de la part de son fiancé qui s’apprêtait à la dénoncer. “Force est de constater que [ces documents] ne présentent pas une force probante suffisante que pour augmenter de manière significative la probabilité que vous puissiez prétendre à un statut de protection internationale” (sic). Quant aux souffrances psychologiques et aux troubles dépressifs “indéniables” de la requérante, ils ne sont “nullement garants de la véracité des faits” et peuvent être imputables à la procédure d’asile : aucun rapport, donc. Irrecevable. Circulez… mais pas dans notre pays.

Les violences de genre viennent souvent avec des affects de honte, de culpabilité. Tu as généralement très peu de preuves. Tu n’as que ta parole.

Le 23 décembre 2020, Khady F., conseillée par son avocate Estelle Didi, dépose contre cette décision une requête auprès du Conseil du Contentieux des Étrangers, juridiction administrative indépendante. Le Conseil estimera, lui, que les nouveaux documents – nous y reviendrons – apportent des éléments étayant de façon convaincante ses craintes de persécution. Le 13 octobre 2021, il lui accorde la “qualité de réfugiée”.

Où sont les autres Khady F. ?

Entre le 18 septembre 2015, jour de son arrivée en Belgique, et le 13 octobre 2021, plus de six ans se sont écoulés. 2.200 jours d’incertitude, de précarité et de vulnérabilité extrêmes –Khady F. a passé des années sans abri, a été plusieurs fois exploitée. Et c’est l’histoire d’une seule personne, d’une femme, rebelle, menacée, échappée. Une histoire singulière. Mais les femmes que nous avions rencontrées en 2013, dans le cadre d’un reportage pour axelle à la maison d’arrêt de Thiès – seconde ville du Sénégal – étaient, elles, nombreuses… La plupart étaient incarcérées pour avortement et infanticide (en l’occurrence néonaticide, soit le meurtre d’un·e nouveau-né·e le jour de sa naissance, mais le terme n’a pas d’existence juridique ; puni de cinq à dix ans). Entassées dans une grande pièce commune, elles n’en sortaient que quelques heures par jour pour grappiller un peu d’air sous un arbre, nourrir les poules. Certaines étaient en préventive depuis deux ou trois ans.

Nous appelons ainsi à un renversement de la charge de la preuve et une présomption de persécution pour certaines nationalités ou profils de femmes.

Aussi, lorsqu’en 2020, axelle a été mise en contact avec Khady F. par le truchement de son avocate et d’associations féministes, ce reportage est venu gonfler le dossier de la seconde demande d’asile. Le Conseil du Contentieux des Étrangers a reconnu ceci : “Il ressort à suffisance des nouvelles informations produites par la requérante […] que l’avortement constitue un véritable tabou social au Sénégal, que les femmes concernées sont rejetées par leur famille et ont, de ce fait, peu de chance de réintégration sociale après avoir purgé leur peine, que la majorité des femmes traînées en justice le sont la plupart du temps à la suite d’une dénonciation et que les procès pour avortement ou infanticide représentent une part tout à fait substantielle des procès dirigés à l’encontre des femmes.” Étant donné la gravité de cette situation, on pourrait s’attendre à ce que l’histoire de Khady F. ne soit pas un cas isolé.

“C’est interpellant”

Les chiffres officiels fournis par l’Office des Étrangers et le CGRA ouvrent un faisceau d’indices. On peut savoir combien de demandes d’asile ont été déposées : en 2022, 36.871 personnes (26.045 hommes et 10.826 femmes). Les Sénégalais·es représentent 142 de ces demandes, 28 femmes et 114 hommes. La même année, 10.632 personnes ont reçu le statut de réfugiées. Dont 17 femmes sénégalaises. On ne sait pas si ce sont des motifs liés au genre qui ont permis la reconnaissance de leur statut mais on peut le supposer, puisque les demandes pour d’autres motifs sont, d’après les sources que nous avons rencontrées, le plus souvent déboutées. On ne peut donc pas savoir combien de ces motifs concernent l’avortement.

Khady F. n’a pas connaissance d’autres femmes ayant, comme elle, fui le Sénégal ou un pays proche pour échapper à la persécution après un avortement.

Il va falloir toquer aux portes. Khady F. n’a pas connaissance d’autres femmes ayant, comme elle, fui le Sénégal ou un pays proche pour échapper à la persécution après un avortement. Son avocate, Estelle Didi, non plus. Elle a même entrepris à la suite de nos échanges, à l’automne, un petit sondage dans son réseau belge d’avocat·es spécialistes en droit des étranger·ères : pas de cas signalé. Contactée, Casa legal, asbl d’avocates dont plusieurs spécialisées en droit des étranger·ères et violences de genre, n’a pas non plus eu à traiter de situations similaires.

Au CIRÉ, asbl travaillant pour les droits des personnes exilées avec ou sans titre de séjour, Jessica Blommaert, juriste et chargée de plaidoyer, répond : “Concernant votre demande spécifique, malheureusement, nous avons peu d’éléments à amener, comme nous n’avons pas eu de cas de demandeuses d’asile sénégalaises dans cette situation et qui se seraient présentées à nos permanences socio-juridiques.” Pareil pour le GAMS Belgique (Groupe pour l’Abolition des mutilations sexuelles féminines), qui déploie ses antennes à travers tout le pays (Liège, Namur, Verviers, Bruxelles, Anvers, Leuven, Gand, Hasselt), confirme Fabienne Richard, sa directrice – hormis l’histoire de Khady F., qu’elle connaît.

On n’entend pas souvent la question de l’avortement dans les suivis psy. Et c’est interpellant. Est-ce qu’il y a des choses qu’on n’entend pas, qu’on ne nous dit pas, des réalités qui ne percolent pas ?

Au service de santé mentale Ulysse, qui accompagne des personnes “en précarité de séjour et en souffrance psychique, explique Roxanne Chinikar, psychologue, on n’entend pas souvent la question de l’avortement dans les suivis psy. Et c’est interpellant. Est-ce qu’il y a des choses qu’on n’entend pas, qu’on ne nous dit pas, des réalités qui ne percolent pas ? Néanmoins, ce n’est pas inexistant. Je pense à une dame, originaire d’un pays d’Afrique de l’Ouest, pour qui l’avortement clandestin était un élément parmi d’autres violences : mariage forcé, violences sexuelles, excision. Sa famille a découvert qu’elle avait avorté et l’a menacée de mort.” La psychologue se souvient : “Son audition au CGRA a duré huit heures. Et a débouché sur un négatif… Après qu’elle a raconté toute sa vie, mobilisé toute son énergie pour parler de faits dont elle a honte, qui ont été des humiliations extrêmes pour elle… C’est un déni d’humanité pour ces personnes. Elles ne peuvent pas rentrer ; on leur renvoie qu’elles ne peuvent pas rester… Le sol s’écroule sous leurs pieds.”

À Matonge

Dans le quartier de Matonge, à Ixelles, le restaurant La Signare, qui a ouvert ses portes en 2013, est une institution et sa patronne, la Sénégalaise Nancy Mbaye, une personnalité incontournable de la diaspora. Un signe : en cette période préélectorale au Sénégal – les présidentielles auront lieu en février –, elle reçoit régulièrement la visite de représentant·es de partis politiques désireux/euses de s’attirer ses bonnes grâces et celles de sa clientèle. Nous la rencontrons le 22 septembre, jour de pluie, jour de cendres. C’est l’anniversaire de la mort, en 1998, de la Nigériane Semira Adamu, étouffée par un gendarme lors de sa sixième tentative d’expulsion. Elle avait fui, à l’âge de 20 ans, un mari polygame et violent.

Nancy Mbaye connaît bien la situation des femmes incarcérées au Sénégal. Enfant, elle passait ses vacances chez son oncle, qui a dirigé plusieurs prisons…

Nancy Mbaye connaît bien la situation des femmes incarcérées au Sénégal. Enfant, elle passait ses vacances chez son oncle, qui a dirigé plusieurs prisons, et se faufilait dans les quartiers des femmes dès qu’elle en avait l’occasion. “À treize ans, j’achetais déjà des petites choses pour les détenues. Elles avaient surtout besoin de serviettes hygiéniques.” Elle a créé l’asbl “Tampons Pour Toutes les Femmes” afin de soutenir les détenues sénégalaises et notamment de leur fournir des produits d’hygiène intime. Nancy Mbaye est très souvent sollicitée par des compatriotes arrivant en Belgique. Elle peut attester de nombreux cas de femmes demandant l’asile pour des raisons de précarité ou des violences de genre, comme l’excision, mais elle n’a jamais été contactée par une femme ayant fui à la suite d’un avortement clandestin. Même son de cloche pour d’autres sources issues de la diaspora, souhaitant rester discrètes.

Place du Luxembourg

Quelques jours plus tard, 28 septembre. Les associations médicales spécialisées sont aux premières loges de la mobilisation féministe pour le droit à l’avortement lors de la journée d’action, place du Luxembourg, à Bruxelles. Entre passage de la fanfare et distribution de tracts, sur le stand de Médecins du Monde (MDM) Belgique, Céline Glorie, référente santé et droits sexuels et reproductifs, présente la note d’intention de l’ONG sur “l’accès à l’IVG et à l’aide médicale urgente pour les femmes sans accès aux soins en Belgique”, soutenue par près de 50 organisations et fédérations belges. Dans notre pays, l’accès à l’IVG est en effet un parcours de la combattante pour les femmes en situation de grande précarité, constate MDM.
Avec six autres organisations, MDM a créé en septembre 2017 le “Hub humanitaire” pour organiser l’aide aux migrant·es à Bruxelles. MDM a pris en charge les consultations médicales (en 2019, 4.063 personnes ont fréquenté ces consultations, d’après l’ONG) et organisé des consultations pour femmes et jeunes filles. Mais l’ONG n’a pas connaissance de femmes s’étant présentées aux consultations à la suite d’un exil lié spécifiquement à un avortement clandestin dans leur pays d’origine. “En revanche, sur la route migratoire, il y a des grossesses non désirées, parfois suite à un viol. Donc les femmes peuvent être amenées à nous voir parce qu’elles veulent interrompre une grossesse, mais ce n’est pas un motif de migration qu’elles évoquent devant nous”, confirme par la suite Céline Glorie.

En revanche, sur la route migratoire, il y a des grossesses non désirées, parfois suite à un viol. Donc les femmes peuvent être amenées à nous voir parce qu’elles veulent interrompre une grossesse, mais ce n’est pas un motif de migration qu’elles évoquent devant nous.

Jouxtant le stand MDM : celui du GACEHPA, Groupe d’Action des Centres Extra-Hospitaliers Pratiquant l’Avortement, créé en 1979 alors que dans notre pays, l’IVG n’était pas encore partiellement dépénalisée. Il a fallu attendre 1990 et la loi dite Lallemand-Michielsens. Aujourd’hui, le GACEHPA regroupe des centres de planning familial wallons et bruxellois pratiquant l’avortement. Les travailleuses présentes ce jour-là, qui se sont par la suite concertées, n’ont pas non plus été contactées par des femmes demandant l’asile suite à un avortement clandestin dans un pays réprimant pénalement l’IVG.

Chez les voisin·es

En France, la sénatrice Laurence Rossignol (PS) a déposé en 2018 et en vain un amendement à la loi “asile et migration”. Selon elle, un État réprimant pénalement l’avortement ne devrait pas être reconnu comme “pays sûr”. La France voyant arriver bien plus de personnes exilées que la Belgique (131.000 demandes en 2022), on pourrait imaginer que la situation de femmes demandant l’asile pour éviter les conséquences pénales d’une l’IVG serait connue. Contactée en septembre 2023 par axelle, Céline Roche, chargée de projet à La Cimade (qui soutient migrant·es et réfugié·es en situation irrégulière), constate pourtant : “Nous n’avons pas connaissance de femmes nous ayant contactés dans cette situation.” “Votre enquête est tout à fait intéressante, répond à son tour le Rajfire, collectif féministe français de solidarité avec les femmes exilées. Cependant, dans notre collectif, parmi les demandeuses d’asile que nous soutenons depuis de nombreuses années, nous n’avons jamais rencontré ce motif d’avortement illégal.” Dans le rapport d’activité 2022 de l’Ofpra, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides : pas de mention d’avortement.

En ce qui concerne l’avortement en lien avec l’asile, je ne connais personnellement pas d’exemple, mais sans doute aussi parce que c’est un sujet tabou.

Côté européen, une campagne appelle à la reconnaissance effective de motifs d’asile propres aux femmes, aux filles et aux personnes LGBTQIA+ : “Feminist Asylum”. Elle rassemble 261 organisations de 18 pays – y compris deux organisations polonaises, dont le pays a dans les faits interdit l’IVG depuis 2020. Mais Marianne Ebel, qui la coordonne depuis la Suisse, nous écrit : “En ce qui concerne l’avortement en lien avec l’asile, je ne connais personnellement pas d’exemple, mais sans doute aussi parce que c’est un sujet tabou.”

Le cas de Khady F. apparaît de plus en plus isolé. Mais comment est-ce possible ? Les femmes n’avortent sans doute pas moins que lorsqu’elle a fui. Pas moins qu’ailleurs. Pour l’année 2020, la Direction sénégalaise de la Santé de la Mère et de l’Enfant a recensé 34.079 cas d’avortement clandestin [ces chiffres ont été confirmés à SenePlus par l’Association des Juristes Sénégalaises (AJS)], pour 16,44 millions d’habitant·es. En Belgique, à titre de comparaison, pour 11,19 millions d’habitant·es en 2021, 16.702 avortements ont été enregistrés, selon la Commission nationale d’évaluation des interruptions de grossesse. Des chiffres assez proches. Mais où sont ces femmes ?

© Lara Pérez Dueñas pour axelle magazine

À Rufisque

Certaines, derrière les murs d’une prison. Pour avortement ou pour infanticide, dans le cas de celles qui n’ont pas pu avorter. Combien ? La “Taskforce” sénégalaise, le Comité de plaidoyer pour l’accès à l’avortement médicalisé en cas de viol et d’inceste créé en 2013, a mené avec l’appui de l’ONG Planned Parenthood Global une étude sur les femmes qui étaient détenues en septembre 2022. 54 (sur les 244 au total, soit 22,13 %) étaient alors poursuivies pour infanticide, et 5 (2 %) pour avortement clandestin. Ces données reflètent la réalité constatée sur place en octobre dernier dans deux maisons d’arrêt, à Rufisque et à Thiès. Mais elles ne rendent pas compte, à elles seules, des vies des femmes.

Dans mon expérience, pour la majeure partie des femmes qui ont commis un infanticide, c’est à cause de la précarité de leur situation, et pour ne pas être la risée de la société.

Rufisque, d’abord. Porte d’entrée au sud de Dakar, c’est une agglomération de près de 400.000 habitant·es. Lors de notre visite, le 23 octobre, 62 femmes sont incarcérées dans la maison d’arrêt qui occupe un ancien bâtiment colonial délavé à quelques pas de la mer. L’une est détenue pour infanticide, deux autres pour avortement, la première ayant avorté elle-même, la seconde l’ayant aidée. Josiane Diatta, contrôleur de l’administration pénitentiaire – dans laquelle elle officie depuis 2005 – et directrice de la prison, constate en nous accueillant : “Le nombre d’infanticides dans la région de Dakar est actuellement réduit alors qu’il y a encore quelques années, ces cas constituaient la majeure partie de la population carcérale féminine. La jeunesse dakaroise a peut-être pris conscience de certaines choses… Il y a aussi des structures qui accueillent maintenant les enfants, comme les pouponnières dans la Médina, à Dakar, ou à Mbour [une ville côtière, ndlr]. Dans mon expérience, pour la majeure partie des femmes qui ont commis un infanticide, c’est à cause de la précarité de leur situation, et pour ne pas être la risée de la société.”

Une prison de femmes, c’est un lieu de vie. Un chat s’étire sur un mur de parpaings, évitant gracieusement le contact avec les barbelés. Un enfant passe d’un bras à l’autre, câliné par ici, débarbouillé par là. Le linge pend, et se lave “en famille” dans la petite cour. Nogaye Diouf, superviseure de l’ONG Tostan (qui développe auprès des détenues de plusieurs prisons du pays un programme d’éducation en langues nationales, de médiation et de réinsertion), facilite avec les gardiennes une discussion de groupe sur l’importance de respecter, entre détenues, le droit d’être protégée contre toutes les formes de violence. Les détenues évoquent pêle-mêle tensions entre anciennes et nouvelles arrivées, paroles et gestes violents, bavardages et rumeurs, différences de traitement, cherté des denrées en prison, vols commis dans les seaux en plastique dans lesquels – un par femme – elles conservent leurs effets personnels.

Toutes celles qui ont des enfants sont avant tout ravagées par l’inquiétude de ne pas pouvoir s’en occuper.

À l’issue de la discussion, plusieurs femmes viennent témoigner de leur parcours dans un petit débarras à l’étage supérieur. La pièce sert parfois de salon de coiffure, les tarifs sont affichés. Derrière les barreaux de la fenêtre, on voit des garçons jouer au foot sur la place en contrebas. Toutes celles qui ont des enfants sont avant tout ravagées par l’inquiétude de ne pas pouvoir s’en occuper. Aminata D., qui en a cinq, depuis trois ans en attente de jugement pour “trafic de chanvre indien” (du cannabis), rêve à haute voix. “Si seulement on pouvait avoir des bracelets électroniques…” Introduits fin 2022 au Sénégal, permettront-ils à des détenues de pouvoir prendre soin de leur famille ?

Quand ils m’ont annoncé que j’étais enceinte, je ne les ai pas crus. Finalement, j’ai accouché toute seule, sans faire de bruit, vers trois heures du matin, quand la famille dormait.

Lorsque les autres regagnent la cour commune, Maïmouna T. (prénom changé) franchit la porte. “Quand j’étais en état de grossesse, confie-t-elle à voix basse, j’avais honte. Personne n’avait jamais eu de grossesse indésirée dans ma famille. Personne n’avait jamais fait d’infanticide. Ça m’est arrivé à Dakar, chez le petit frère de mon père.” Maïmouna, Gambienne, avait été envoyée vivre avec la branche sénégalaise de sa famille. “J’ai dû gérer cette situation toute seule, personne n’était au courant.” L’homme qui l’a “enceintée” a refusé d’assumer. “Je suis allée dans un centre de santé, je ne comprenais pas pourquoi je n’avais plus mes règles. Quand ils m’ont annoncé que j’étais enceinte, je ne les ai pas crus. Finalement, j’ai accouché toute seule, sans faire de bruit, vers trois heures du matin, quand la famille dormait.” C’était son premier accouchement. Maïmouna a beaucoup souffert, beaucoup saigné. Elle a été amenée à l’hôpital, le personnel l’a dénoncée aux autorités. Maïmouna a aujourd’hui 26 ans. Arrivée ici en mars 2020, elle n’a pas encore été jugée. Elle risque cinq à sept ans de prison.

À Thiès

Le lendemain, mardi, c’est un jour de lessive à la Maison d’Arrêt et de Correction (MAC) de Thiès, l’une des plus grandes villes du pays ; la région compte 1.500.000 habitant·es. Le quartier des femmes – la prison est mixte – a changé depuis 2013, il s’est déplacé, il a été agrandi. Parmi les seize détenues ce jour-là, onze nous racontent leur histoire ; l’une de celles qui ne souhaite pas s’exprimer est détenue pour infanticide. Le soir même, Oumou Diop, gestionnaire de projet pour l’ONG Tostan, s’étonnera, au récit de notre visite, du faible nombre de femmes : “Elles étaient deux fois plus nombreuses le mois passé !” Elle y voit un résultat de la sensibilisation menée depuis des années par son ONG et, plus récemment, auprès des juges.

Parmi les seize détenues ce jour-là, onze nous racontent leur histoire ; l’une de celles qui ne souhaite pas s’exprimer est détenue pour infanticide.

Les détenues insistent toutes sur l’importance du droit à la vie et du droit à un procès équitable – droits qu’elles ont appris avec Astou Diagne, la superviseure de Tostan basée dans leur maison d’arrêt. “On a aussi appris des informations sur la santé, la grossesse, l’espacement des naissances, l’hygiène.” Rama Dhiédhiou, gardienne depuis 2016, explique : “Actuellement, nous n’avons pas de cas d’avortement. Il y en a parfois. La plupart des femmes sont discrètes. Il y a aussi moins de cas d’infanticide que quand je suis arrivée. Grâce à la sensibilisation, aux causeries, aux groupes de femmes, ça a diminué, mais ça arrive encore.”

Omar Ndir Sow, inspecteur de l’administration pénitentiaire et directeur de la MAC, vient tout juste d’être muté ici. Il travaillait auparavant à la prison de Diourbel, à 150 km de Dakar, où, parmi les 15 femmes détenues, une seule l’était pour infanticide. “Depuis votre venue en 2013, il y a eu beaucoup de bouleversements. Pour les femmes, il y a beaucoup plus d’infractions économiques, le vol, la vente de chanvre indien. La société a aussi changé, il y a des sensibilisations menées sur la contraception.”

Les hommes mettent les femmes en état de grossesse, et puis ils les rejettent. Il y a de ces cas où il faudrait aussi condamner le garçon. Au lieu de rejeter la fille, il faut la soutenir et l’épauler.

Adiar Khar Marone, infirmière à la MAC, a reçu “tout récemment” en consultation une femme qui venait d’avorter. “Elle avait des douleurs abdomino-pelviennes. On l’a transférée à l’hôpital.” Dans ces situations, que se passe-t-il pour ces détenues ? “Ça dépend des cas : soit elles restent à l’hôpital sous haute surveillance, soit elles reviennent ici avec leurs ordonnances.” L’infirmière constate plus largement : “La plupart des problèmes de santé des femmes ici, en prison, c’est la dermatose, à cause de la promiscuité et de l’humidité. Il y a aussi des infections sexuellement transmissibles. Les femmes font tout dans les chambres qui sont mal aérées. Beaucoup souffrent de reflux gastrique à cause de l’alimentation. De stress et de dépression, parfois.”

Pour la gardienne Rama Dhiédhiou, les femmes qui ont mis un terme à une grossesse ou qui ont fait un infanticide ont encore “trop honte de le dire. Elles n’en parlent pas aux autres.” Elle analyse : “Les hommes mettent les femmes en état de grossesse, et puis ils les rejettent. Il y a de ces cas où il faudrait aussi condamner le garçon. Au lieu de rejeter la fille, il faut la soutenir et l’épauler. La société te condamne, et ça augmente tes problèmes, car si en plus on te blâme, tu risques de commettre l’irréparable.”

La prison sociale

La honte est déjà insupportable pour beaucoup de femmes incarcérées, quelle que soit l’accusation dont elles font l’objet. À Thiès, Penda F., inculpée il y a 4 ans et demi pour vol de voiture, a voulu mourir lorsqu’elle a été emprisonnée. Elle avait déjà un enfant ; elle était enceinte. “J’ai peur de sortir. On dit qu’il faut sortir la tête haute mais les gens disent du mal de moi.” Hélène Diatta, qui a fait 6 ans et 4 mois de prison pour trafic de chanvre indien et est désormais formatrice pour Tostan, confirme lors d’un entretien réalisé chez elle, dans un quartier populaire de la capitale : “Jusqu’à présent cela m’est très difficile de revenir dans la société. Il y a des gens que je ne vois plus.”

J’ai peur de sortir. On dit qu’il faut sortir la tête haute mais les gens disent du mal de moi.

La honte est encore plus accablante pour Mariétou N. (prénom changé), en liberté provisoire à Thiès. Nous la rencontrons dans la minuscule maison qu’elle partage avec sa mère, ses deux enfants, sa sœur et sa belle-sœur. Mariétou a 29 ans. Son premier enfant, un garçon de 5 ans, elle l’a eu avec un homme qui les a abandonné·es un an après la naissance de l’enfant. Deux ans plus tard, Mariétou a accouché d’une petite fille conçue avec un homme qui lui avait promis le mariage, évaporé à l’annonce de la grossesse. Aïssatou Kebe, ancienne responsable du projet prison de Tostan, désormais retraitée, expliquait avant de nous accompagner chez Mariétou : “Les femmes dans cette situation sont vulnérables, sans aucun revenu, avec des enfants à charge. La cible idéale pour certains hommes qui les convainquent d’échanger une brève relation contre un ou deux billets de mille francs [1.000 FCFA : 1,5 euro, ndlr].” C’est ainsi qu’avec un bébé à peine né, Mariétou s’est retrouvée à nouveau enceinte. Lorsqu’elle a reconnu les contractions de l’accouchement, elle s’est rendue en brousse, seule. Elle a accouché, seule, creusé un trou et placé le nouveau-né dedans. Elle a perdu beaucoup de sang, s’est évanouie. Des passants l’ont trouvée et conduite à un poste de santé. Lorsqu’elle est arrivée à la maison d’arrêt de Thiès, en 2021, elle était traumatisée et extrêmement anémiée. Aïssatou Kebe lui apportait régulièrement du foie et veillait sur elle.

Si j’ai fait ce que j’ai fait, c’est par erreur et par ignorance. Aucune femme ne veut jeter son enfant.

Mariétou a été mise en liberté provisoire à la suite de la médiation de Tostan, pour “bonne conduite”. Elle attend avec une terrible appréhension d’être jugée. Qui prendra soin de ses enfants ? “Si j’ai fait ce que j’ai fait, pleure-t-elle, c’est par erreur et par ignorance. Aucune femme ne veut jeter son enfant.” La jeune femme sera fixée sur son sort judiciaire dans quelques mois.

Le destin

Rama F. (prénom changé) était elle aussi détenue à Thiès, il y a 20 ans, pour infanticide. Elle devait purger dix ans, elle a été graciée pour bonne conduite. “C’était ma destinée. Mon père ne voulait pas que ses enfants aillent à l’école française, raconte-t-elle, juste à l’école religieuse. Quand je suis arrivée en prison, je ne connaissais rien du fonctionnement de mon corps, de la grossesse, rien des droits humains.” Aujourd’hui, elle conseille les femmes qui viennent la voir et qui sont parfois dans des situations délicates – elle n’en dira pas plus. “Quand tu as des problèmes et que tu en sors, tu peux aider les gens à suivre un autre chemin.” Nous discutons de l’ensemble des rencontres réalisées pour cette enquête. À commencer par Khady F., en Belgique. Est-ce que Rama, aussi, aurait voulu avorter, ou s’enfuir ? “Oui. J’ai failli avorter, mais c’était trop tard. J’ai aussi vu des femmes qui essayaient de mourir. Moi-même, je ne pouvais ni avorter ni fuir. C’est Dieu qui l’a décidé.” C’est par ce destin, explique-t-elle, qu’elle a rencontré son mari lors d’une formation qu’elle donnait dans une prison du pays. Il l’accepte telle qu’elle est. “Grâce à lui, je suis passée à autre chose.”

© Lara Pérez Dueñas pour axelle magazine

À travers les mailles

Un point commun entre les femmes rencontrées en prison ou les anciennes détenues : leur milieu social. Josiane Diatta, à Rufisque, le soulignait : “L’avortement a toujours existé, mais c’est l’apanage des riches. Certaines cliniques demandent au moins 50.000 francs [76 euros, ndlr]. Il y a aussi des femmes qui vont à l’étranger, mais c’est très coûteux…” D’autres sources parlent plutôt de 300.000 à 500.000 FCFA (450 à 760 euros environ). Impayable pour l’immense majorité des Sénégalaises dont le revenu mensuel moyen était, pour 2017, de 68.000 FCFA (103 euros). Salimata Diouf Cissé, directrice Sénégal de l’ONG Marie Stopes, qui propose à travers tout le pays de nombreux services en matière de santé sexuelle et de la reproduction, confirme : “Ce sont surtout les femmes qui n’ont pas les moyens que vous avez rencontrées. D’autres peuvent se payer un package sécurisé et camouflé, personne ne sera au courant et elles ne seront pas stigmatisées. Il y a une véritable inégalité.” Les moins fortunées avortent à l’aide de médicaments, d’herbes traditionnelles ou de méthodes plus intrusives – certaines nous ont parlé de l’utilisation de bâtons, de sacs plastique. D’après l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), en Afrique, près de la moitié des avortements ont lieu dans les conditions les “plus dangereuses”, pratiqués par des personnes ne disposant pas de la “formation adéquate” qui ont recours à des “méthodes dangereuses et invasives”.

Tous les cas ne sont pas enregistrés, car certaines ne veulent pas risquer d’être dénoncées et ne viennent pas dans des structures sanitaires. Mais il y a beaucoup de décès suite à des avortements clandestins.

Il y a enfin les femmes qui meurent. “Tous les cas ne sont pas enregistrés, car certaines ne veulent pas risquer d’être dénoncées et ne viennent pas dans des structures sanitaires. Mais il y a beaucoup de décès suite à des avortements clandestins”, déplore Salimata Diouf Cissé. Selon l’OMS, dans les régions en développement, 220 femmes perdent la vie pour 100.000 avortements non sécurisés. Cela se traduirait, au Sénégal, sur les 34.079 cas estimés en 2020, par le chiffre de 75 décès.

Et demain ?

Salimata Diouf Cissé lit, dans la société, un frémissement. Signe évident : la mise en place du Comité de plaidoyer (“Taskforce”) regroupant associations (femmes médecins, femmes juristes, jeunes…) et ONG sous la houlette du ministère de la Santé. Premier objectif du Comité, un pas dans la porte : l’autorisation de l’IVG médicalisée en cas d’agression sexuelle, de viol, d’inceste et lorsque la grossesse met en danger la santé mentale et physique de la mère, ou la vie de la mère ou du fœtus. Ce qui revient à demander l’application par le Sénégal de l’article 14 du Protocole de Maputo (additionnel à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples), ratifié en 2003 mais dont cet article en particulier n’a pas été encore transcrit en droit national.

Le Comité a obtenu des avancées, dialoguant avec les plus grandes familles religieuses – très influentes –, approchant les parlementaires et l’exécutif avec une proposition de loi dans laquelle la question de la “preuve” devait être favorable aux victimes. Le président Macky Sall, invité en 2015 sur la chaîne française I-Télé (ancêtre de CNews), est allé jusqu’à dire : “Le droit à l’avortement est abordé chez nous, il y a des évolutions positives, dans le sens où pour certains cas de viol et d’inceste, l’avortement doit être autorisé.” Mais pour la contrôleur Josiane Diatta, à Rufisque : “L’IVG était sur la table de la Chambre à un moment, mais c’est un tabou. Je crois que ça ne va pas passer. De toutes les façons, avec une jeunesse qui se croit tout permis, il faut mettre des garde-fous, sinon, c’est la débauche. Il faut plutôt favoriser les préservatifs.”

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, décriminaliser l’avortement réduit le nombre d’avortements. Parce qu’on rend l’accès à la santé plus facile pour les femmes, on peut plus facilement en parler, avoir de l’information sur comment éviter une grossesse non désirée…

Selon Céline Glorie, de Médecins du Monde, “contrairement à ce qu’on pourrait croire, décriminaliser l’avortement réduit le nombre d’avortements. Parce qu’on rend l’accès à la santé plus facile pour les femmes, on peut plus facilement en parler, avoir de l’information sur comment éviter une grossesse non désirée…” L’OMS évoque aussi l’incidence de la décriminalisation sur “l’éducation des femmes, leur participation au marché du travail et leur contribution positive à la croissance du PIB” ainsi que “sur les résultats scolaires des enfants et leurs revenus sur le marché du travail plus tard dans leur vie.”

Macky Sall ne se représentera pas aux présidentielles de février. Il n’aurait en apparence rien à perdre à traduire l’article 14 du Protocole de Maputo en une loi avant son départ. Mais il est probable qu’il restera impliqué dans la vie politique, et il ne prendra certainement pas position sur un sujet aussi clivant ; ses nombreux opposants non plus. Personne ne souhaite se mettre publiquement à dos les confréries religieuses et leurs fidèles. Personne non plus ne veut se faire taxer de larbin d’un Occident “pro-genre”, car selon plusieurs sources, le débat se déplace aujourd’hui : décriminaliser l’avortement reviendrait à décriminaliser l’homosexualité… Impensable.

Sans question, pas de réponse

L’histoire de Khady F. confirme sa singularité. Côté belge, l’avocate Estelle Didi évoque toutefois une possibilité. “On passe peut-être à côté d’autres cas en ne posant pas aux femmes la question de l’avortement. Nous sommes le produit de ce système d’asile, même quand on essaie de lutter contre les injustices qu’il produit. Je ne pense pas à poser la question de l’avortement – tout comme le CGRA n’y pense pas. D’une façon générale, ce système pousse les femmes sans papiers à répondre aux questions qui leur sont posées. Pas l’inverse.”

On passe peut-être à côté d’autres cas en ne posant pas aux femmes la question de l’avortement.

Quant aux femmes elles-mêmes, habituées à banaliser les violences qu’elles subissent, elles ne sont pas toujours en mesure d’identifier des IVG clandestines, et leurs conséquences, comme des violences. Et puis, “parler, cela fait revivre ce qu’on a vécu. Alors qu’on développe plein d’énergie pour l’enfouir”, explique Roxanne Chinikar. Les femmes n’utilisent pas toujours les mots attendus d’elles, euphémisent les violences. La psychologue se souvient d’une décision dans laquelle il était écrit : “Madame dit que son père est “un peu sévère”.” “En réalité, poursuit-elle, il séquestrait sa fille. Le CGRA ne fait pas d’effort pour comprendre cela du côté de la persécution ou du danger.” Une autre femme lui a dit un jour, lisant la décision négative : “Je comprends maintenant ce qu’ils voulaient que j’explique. Mais si je lui explique ma vie, l’officier de protection [du CGRA, ndlr] va s’écrouler devant moi.”

La position du CGRA est la suivante : “Concernant plus spécifiquement la situation de femmes demandant l’asile à la suite d’un avortement clandestin, le CGRA est bien conscient que la situation pour ces femmes au Sénégal est problématique, mais cela ne signifie pas que chaque femme craint avec raison d’être persécutée et a donc besoin d’une protection internationale. Comme pour toute demande, les éléments individuels avancés par la demandeuse et son profil sont pris en compte à la lumière des critères énoncés dans la loi et les conventions internationales. La demandeuse doit démontrer de manière suffisamment concrète qu’elle craint avec raison d’être persécutée ou qu’elle risque personnellement de subir des atteintes graves. Elle ne peut donc pas se contenter d’évoquer la situation générale dans son pays, mais doit également présenter des faits concrets, crédibles et personnellement pertinents.”

C’est déshumanisant de partir du principe que les personnes exilées mentent et cherchent à profiter du système.

Pour Estelle Didi et Roxanne Chinikar, c’est la pierre d’achoppement : le nœud de la “crédibilité”. “Dans le cas de Khady F., se rappelle l’avocate, ce n’était pas le fait qu’elle avait avorté qui était remis en question. C’était la crédibilité de la menace, celle représentée par son compagnon de l’époque et celle émanant des autorités sénégalaises.” Pour Roxanne Chinikar, “les violences de genre viennent souvent avec des affects de honte, de culpabilité. Tu as généralement très peu de preuves. Tu n’as que ta parole. Et le comble, c’est que parfois, tu n’es pas traumatisée ou tu tiens encore un peu le coup. Ça, c’est très difficile de le faire entendre au CGRA – sociétalement aussi. Mais parfois, on a de nombreuses preuves de l’extrême vulnérabilité de la personne… et cela débouche quand même sur un avis négatif.” Elle conclut : “C’est déshumanisant de partir du principe que les personnes exilées mentent et cherchent à profiter du système. C’est aussi déshumanisant de les forcer à se justifier, à parler des violences subies, de leur bourreau ou de leur agresseur. Cela force presque la personne à se plier à ce qu’elle suppose être les attentes de son interlocuteur, plutôt que de parler comme elle a besoin d’en parler, avec ses propres mots. Et en plus, à cause de cela, on peut lui reprocher un manque de sincérité… C’est complètement pervers.”

Elle se demande même si le fait que les femmes vivent plusieurs types de violences de genre ne joue pas contre elles. Selon elle, le CGRA se positionnerait d’une certaine façon vis-à-vis de certains types de violences “plutôt que de capter que quand tu as subi un mariage forcé, il y a de très très fortes chances que tu aies vécu des violences sexuelles, que tes enfants soient issus de viols, qu’il y a des violences physiques, du contrôle, etc., que tout cela vient avec. Plutôt que de confirmer les violences et les risques de persécution, il y a plutôt une volonté de la part du CGRA de vérifier tous les faits. Il suffit donc qu’il y ait un peu de contradiction supposée de la part du CGRA pour que toute la parole et tous les faits soient remis en question.”

Plutôt que de confirmer les violences et les risques de persécution, il y a plutôt une volonté de la part du CGRA de vérifier tous les faits. Il suffit donc qu’il y ait un peu de contradiction supposée de la part du CGRA pour que toute la parole et tous les faits soient remis en question.

Ainsi, pour Jessica Blommaert du CIRÉ, les femmes risquant la prison pour avortement doivent obtenir un statut de protection internationale lorsqu’elles demandent l’asile en Belgique, “vu les risques encourus en cas de retour au pays et le fait qu’il s’agisse d’une persécution de genre, en raison de leur appartenance à un certain groupe social particulier. Les instances d’asile devraient être particulièrement attentives à cette question, lorsqu’une demandeuse d’asile sénégalaise demande une protection à la Belgique et ce, quel que soit le motif de persécution qu’elle invoque. Et ce afin de lui permettre de pouvoir amener cette question d’avortement illégal en toute confiance, si une telle situation a été vécue. Nous appelons ainsi à un renversement de la charge de la preuve et une présomption de persécution pour certaines nationalités ou profils de femmes.”

Rebelles

Khady F. a un caractère bien trempé. Elle se rebellera encore sans hésiter, d’autant plus qu’elle a maintenant son jeune fils à protéger. La personnalité de la jeune femme, son bagage socio-culturel – elle était enseignante, elle avait un peu d’argent de côté et quelques contacts – ont évidemment joué dans sa capacité à partir, malgré l’incertitude totale, le gouffre devant elle. Pour la Belgique, Estelle Didi pense aussi que le soutien psychosocial dont Khady F. a bénéficié de la part du service de santé mentale Ulysse (avant que Roxanne Chinikar n’y soit engagée) a fait une grande différence, lors de leur rencontre puis du dépôt de la seconde demande et du recours. “Les personnes accompagnées par Ulysse sont plus fortes, plus entourées. C’est crucial.” Pour ce dossier, Estelle Didi avait également reçu le soutien de la Refugee Law Clinic de l’ULB, un projet qui vise à confier à des étudiant·es en droit l’accompagnement de cas réels de demandes d’asile. “Le duo qui m’a accompagnée était donc super précieux, notamment pour les recherches sur la situation des femmes qui avortent au Sénégal.” L’avocate pointe aussi l’effet post-#MeToo, vague féministe qui a déferlé entre les deux demandes. “Même les juges les plus conservateurs sont plus attentifs à la question du genre.”

Insister sur les risques de persécution encourus par une femme dans son pays d’origine – même si c’est nécessaire pour lui assurer la protection à laquelle elle a droit – entretient en miroir l’idée tronquée selon laquelle ce serait mieux “ici” que “là-bas”.

Une question demeure. Les sociétés européennes, solidement patriarcales malgré l’éclaircie #MeToo, sont elles-mêmes productrices de nombreuses violences envers les femmes sans papiers, comme en témoigne le parcours de vie de Khady F. ; nous le documentons régulièrement dans nos pages. Certains pays de l’Union européenne, par ailleurs, interdisent l’avortement sur leur sol (Pologne, sauf rares exceptions, et Malte, strictement) ; d’autres le rendent très difficile dans les faits (Italie, Roumanie…). Insister sur les risques de persécution encourus par une femme dans son pays d’origine – même si c’est nécessaire pour lui assurer la protection à laquelle elle a droit – entretient en miroir l’idée tronquée selon laquelle ce serait mieux “ici” que “là-bas”. Mais aucune des femmes que nous avons rencontrées n’aurait imaginé qu’une fois franchis les murs de notre forteresse, le cauchemar changerait simplement de visage.

Une enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme.

Merci tout particulièrement à Aïssatou Kebe et à Sidy Diop.

Viralités féministes collectives, massives ou clandestines

S’ils peuvent s’avérer dangereux, les lieux virtuels abolissent aussi les distances et les frontières, rassemblent les femmes, provoquent des répercussions très concrètes. Extensive, la toile féministe peut aussi prendre une dimension plus secrète dans des groupes privés, construisant à l’abri de la (cyber)misogynie la possibilité de s’informer, de se renforcer, voire de militer. Bienvenue en sororité numérique.

Accusé d’agressions sexuelles et de viol par Kim Ji-eun, son ancienne secrétaire, le politicien Ahn Hee-jung a été jugé non coupable par le tribunal du district ouest de Séoul en août 2018. À la suite de cette décision, des manifestant·es sont descendu·es dans la rue pour déplorer un manque de progrès malgré la vague #MeToo et dénoncer une atteinte aux droits des femmes. Le 1er février 2019, la Haute Cour de Séoul l’a condamné à trois ans et demi de prison. Sur cette photo, les pancartes clament "Ahn Hee-jung est coupable" et mentionnent les hashtags MeToo et WithYou. CC Ra Dragon/Unsplash

Moi aussi j’ai subi des violences.” À partir de 2017, des millions de femmes dans le monde sont venues gonfler la déferlante #MeToo, amorcée par les tweets de l’actrice américaine Alyssa Milano : “… Si toutes les femmes qui ont déjà été harcelées ou agressées sexuellement écrivaient “Me Too” en statut, nous pourrions peut-être faire prendre conscience aux gens de l’amplitude du problème.”

L’idée du hashtag MeToo émane au départ de Tarana Burke, une travailleuse sociale afro-américaine. En 2006, elle imagine un dispositif de témoignages pour soutenir les victimes d’agressions sexuelles, et particulièrement les victimes racisées. C’est ce que retracent dans leur livre Manuel d’activisme féministe les militantes françaises Sarah Constantin et Elvire Duvelle-Charles (Éditions des femmes Antoinette Fouque 2020). Cette dernière analyse dans l’ouvrage l’impact de l’appropriation du hashtag : “Aussi traumatisants que soient les abus sexuels, les agressions ou l’exploitation, il n’y a parfois rien de plus puissant que de savoir que vous n’êtes pas seule. Plus tôt les jeunes femmes comprennent qu’elles ne sont pas une anomalie, plus tôt elles peuvent commencer leur processus de guérison. C’est le cœur du mouvement #MeToo.”

D’un “moi” à un “nous”

Grâce à la caisse de résonance virtuelle, cette vague en génère nombre d’autres. Mais Internet n’a pas attendu le mouvement viral #MeToo, devenu social et politique, pour offrir aux femmes la possibilité de populariser des thématiques féministes, de s’informer, de témoigner et de se mettre en lien. Fondatrice du groupe Facebook belge Des Mères Veilleuses, Fatma Karali partage : “Les réseaux sociaux m’ont sauvée. En 2016, j’étais maman solo avec un bébé, seule à porter toutes les contraintes quotidiennes et financières, et un ex qui continuait à être pénible.” La jeune mère intègre alors un groupe français privé de mamans solos féministes (dans un groupe privé, seul·es les membres peuvent accéder aux publications et commenter). “J’ai pu partager mes idées noires à un moment où je ne savais pas comment m’en sortir. Quand je disais que je n’étais pas bien, des dizaines de commentaires soutenants affluaient ; j’avais cette écoute, virtuelle, mais présente. Si je n’avais pas intégré ce groupe, je ne sais pas comment j’aurais tenu. Par la suite, j’ai rencontré certaines membres en vrai.”

Groupes en ligne en lien

En parallèle de ce soutien inconditionnel, Fatma Karali explique que “ce groupe a nourri mon combat politique pour la défense des mères, un combat spécifique, lié à la situation de maman solo. En 2018, j’ai créé le même type de groupe en Belgique. J’ai commencé à raconter ce que je ressentais, un peu comme un journal, pour donner envie aux mamans de le faire.”
Abolissant des murs, très concrets : ceux de la maison d’abord, pour celles qui ont accès au numérique, mais aussi les frontières culturelles, de classe, Internet représente une fenêtre ouverte sur le monde. Parce que la mobilité des femmes est encore entravée et circonscrite à un périmètre lié au foyer. “Elles ont moins la possibilité de sortir de chez elles, ou elles ont peur, analyse Fatma Karali. On sait que ce sont les femmes qui sont majoritairement dans des situations plus précaires, et la précarité ne permet pas d’avoir une vie sociale. Pour certaines, sortir boire un verre est un vrai luxe.”