Pourquoi a-t-on besoin des économistes féministes ?

Nourrir, soigner, nettoyer, éduquer : ces tâches auxquelles les femmes ont longtemps été cantonnées, et qu’elles assurent encore aujourd’hui en majorité, se retrouvent au cœur des recherches de l’économie féministe. La grille de lecture féministe permet de révéler les impensés de l’économie traditionnelle, une économie faite par les hommes et pour les hommes.

Mariarosa Dalla Costa (D.R. PlanC)

200.000 euros. C’est l’indemnisation reçue en mars dernier par une femme espagnole mère au foyer au moment d’une séparation conjugale, pour compenser l’inégalité de 25 ans de travail domestique assuré seule au sein de son couple.

L’idée que récurer la salle de bains, faire les courses, accompagner les enfants chez la/le dentiste, vider le lave-vaisselle et changer les draps ne sont pas des loisirs et représentent un travail ayant une valeur économique commence à faire son chemin. Et c’est peut-être grâce aux économistes féministes qui, depuis les années 1970, se battent pour montrer comment la division genrée du travail a exclu les femmes du système économique, les condamnant à être soit dépendantes du patriarcat, soit maintenues dans la précarité.

  •  À écouter / De l’argent à elles, notre série de podcasts où des femmes se confient, analysent leurs réalités de vie et cherchent ensemble des pistes pour améliorer leur autonomie économique !

Une critique de l’économie néoclassique

On a peut-être déjà entendu parler d’économie marxiste, keynésienne, comportementale, écologique, mais l’économie féministe reste encore méconnue. Le groupe d’étudiant·es de l’ULB “Rethinking Economics”, qui promeut le pluralisme en économie, a organisé le 25 mars dernier une journée de conférences pour faire découvrir cette vision de l’économie totalement absente des manuels universitaires.

“L’économie telle qu’elle nous est enseignée ne prend pas en compte la pluralité des individus et des rapports de force qui les opposent. Lorsque j’étais à Solvay, on a eu un cours de psychologie du travail dans lequel on a abordé les inégalités salariales, mais sans essayer de comprendre d’où elles venaient. C’était très superficiel”, explique Aurore Migeotte, présidente du cercle étudiant Rethinking Economics.

L’économie féministe pourrait être envisagée comme une critique de l’économie néoclassique, le courant de pensée dominant depuis les années 1990 et actuellement enseigné à l’université. Elle révèle les rapports de domination et les inégalités de genre, notamment en mettant en lumière la relégation des femmes à des rôles essentialistes : s’occuper des enfants et de la maison. Ce que les féministes marxistes des années 1970 ont appelé “travail reproductif”, une façon de redonner de l’importance à ce travail qui contribue finalement au développement économique. Car si l’éducation des enfants et les tâches ménagères ne produisent pas de richesses au sens financier du terme, elles assurent la reproduction de l’espèce et la préservent, prennent soin de ce qui est.

  • À écouter / « L’argent des femmes, l’or de l’autonomie », un épisode de notre série L’Heure des éclaireuses qui replonge dans l’histoire pour comprendre comment, en Belgique, l’autonomisation économique des femmes s’est dessinée au fil des années, des crises et des économies budgétaires.

 Travail domestique et care

L’économie féministe repose donc en partie sur le concept du travail reproductif (tâches ménagères, soin aux autres, le “care”) gratuit et/ou invisibilisé. Ce sont massivement les femmes qui réalisent ces tâches, en plus de leur travail salarié – ce qui les constitue pour elles une “double journée”. Ce travail domestique n’est pas comptabilisé dans le PIB, mais contribue pourtant au bon fonctionnement de la société. Et lorsqu’il fait l’objet d’une forme de marchandisation (par exemple le secteur des services d’aide à la personne, des maisons de repos, des titres-services, de l’accueil de l’enfance…), ces secteurs continuent d’être dévalorisés, maintenant les travailleuses – majoritairement des femmes – dans la précarité. 

Les économistes féministes s’attachent à démontrer comment, après la révolution industrielle, le capitalisme a encouragé la division de la société entre sphère publique et sphère privée et comment les femmes ont été assignées à cette dernière. L’univers du foyer est celui du dedans, de l’intime et les femmes y seraient “naturellement” dévolues. Parce qu’elles donnent la vie, elles seraient plus enclines à prendre soin des enfants, des personnes âgées, des autres en général, et à “faire don” d’elles-mêmes.

“On a retiré les femmes de l’économie marchande et elles sont devenues dépendantes de leur mari et de son salaire. Salaire dont elles étaient tout de même gestionnaires, puisque c’est elles qui géraient les achats pour la famille”, résume Aurore Migeotte. C’est la naissance de la “ménagère”, la figure de la consommatrice à l’affût des bonnes affaires, celle à qui s’adressent les articles sur la “petite” économie, celle du quotidien et de la famille, quand les questions de placements et d’investissements sont réservées aux hommes.

Qui fait le ménage ?

La caricature sexiste de la “ménagère de moins 50 ans qui regarde Les Feux de l’amour et collectionne les bons de réduction” doit donc être comprise à l’aune des rôles de genre si étroits et des murs du foyer dans lesquels de nombreuses femmes, notamment bourgeoises ou de classe moyenne, étaient cantonnées. Et aujourd’hui ? Les femmes sont présentes dans la sphère publique, étudient, travaillent, investissent… Mais elles continuent d’assurer la majeure partie du travail domestique et de soin.

D’après l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes, 81 % des femmes belges effectuent quotidiennement des tâches domestiques, contre 33 % des hommes belges. Et que fait un couple débordé par le travail ou qui ne s’entend pas sur la répartition des tâches ménagères ? Quand il en a les moyens, il (et le plus souvent la femme du couple) délègue certaines tâches, via le système des titres-services, déplaçant ainsi le travail domestique sur d’autres femmes, généralement racisées, sans perspective d’évolution salariale.

Parmi les solutions avancées par l’économie féministe, il y a bien sûr la valorisation du secteur des titres-services et du care, indispensable aussi pour faire face au vieillissement de la population. Certaines écoles de féministes évoquent aussi une rémunération du travail domestique. Aurore Migeotte émet d’emblée une réserve. “Cela pourrait être un bon début, mais il ne faudrait pas que cela cantonne les femmes à cette sphère de travail qui offre finalement peu de perspectives d’évolution.”

Autre idée intéressante : la semaine de quatre jours sous forme d’une réduction collective du travail, qui assurerait une répartition plus égale du temps partiel, de sorte que tout le monde bénéficierait de plus de temps pour prendre soin de ses proches, des autres, de son lieu de vie et de la nature… Une proposition assez radicale émanant d’un champ d’études féministes aux différentes nuances.

 Qui sont les économistes féministes ?

Ester Boserup en 1978 (photo issue du projet WUR “Les femmes, Wageningen et le monde”, département d’histoire agricole du KLV/VWI, Pays-Bas).

• L’économiste danoise Ester Boserup s’est intéressée au travail agricole, sa division sexuelle et ses conséquences sur la démographie (Évolution agraire et pression démographique, 1970).

• La sociologue italienne Mariarosa Dalla Costa (Le pouvoir des femmes et la subversion sociale, 1974) a mis en évidence l’assignation des femmes au travail gratuit et démontré comment ce travail productif mais rendu invisible car non rémunéré est nécessaire au fonctionnement du capital.

Marilyn Waring (© Victoria University of Wellington)

• La Néo-Zélandaise Marilyn Waring est l’une des premières à avoir dénoncé le fait que le travail domestique et de soins n’est pas comptabilisé dans les indicateurs de croissance économique comme le PIB. Une preuve de l’exclusion des femmes et de leur travail non rémunéré de la productivité économique. Son ouvrage Si les femmes comptaient (1988) est considéré comme le document fondateur de l’économie féministe.

Diana Strassman (CC Tommy Lavergne)

• L’économiste américaine Diana Strassmann a cofondé en 1990 l’Association Internationale pour une Science Économique Féministe ainsi que la revue qui l’accompagne, Feminist Economics, deux initiatives qui inscrivent la reconnaissance de l’économie féministe au sein des sciences économiques.

Nancy Folbre (CC Nancy Folbre)

Nancy Folbre est une économiste américaine qui a concentré sa recherche sur “l’économie du soin”. Elle est une des premières économistes à avoir permis l’institutionnalisation du champ de l’économie féministe dans la discipline.

Hélène Périvier (CC Hélène Périvier)

Hélène Périvier, économiste française, a consacré un livre à l’économie féministe (L’économie féministe 2020), dans lequel elle montre ce que les deux champs disciplinaires du féminisme et de l’économie s’apportent mutuellement et qui propose une synthèse des principales idées du courant de pensée de l’économie féministe.

Pour aller plus loin

• Essai / Nos vies valent plus que leurs crédits. Face aux dettes, des réponses féministes (Éditions le passager clandestin 2022). Alimentées par les apports et rencontres de militantes, de chercheuses, d’autrices, de collectifs, Christine Vanden Daelen, chercheuse en sciences politiques, et Camille Bruneau, sociologue, toutes deux militantes féministes, ont élaboré une série de clés pour comprendre le système financier avec un regard féministe et écoféministe. Nous les avons rencontrées.

• Essai / Le couple et l’argent. Pourquoi les hommes sont plus riches que les femmes (L’Iconoclaste 2022). La journaliste et autrice française Titiou Lecoq s’attaque à la thématique ô combien aride de l’économie au sein des ménages. Ou comment déconstruire notre rapport à l’argent afin de cesser d’être les dindonnes de la farce, de l’enfance à la retraite… Elle a répondu à nos questions.

• Essai / Le capitalisme patriarcal (La Fabrique Éditions 2019). Enseignante, universitaire et militante, l’Italienne Silvia Federici est l’une des premières théoriciennes à avoir formulé le lien entre “communs”, territoires et corps des femmes (nous avions d’ailleurs consacré à ce sujet notre dossier “Un commun, des communes”). Selon elle, si l’avènement du capitalisme a été possible, c’est en grande partie parce que le travail domestique gratuit des femmes a permis de reproduire la force de travail. Dans cet essai, elle met en avant la centralité du travail reproductif et pose la question : combien cela coûterait-il de salarier toutes les activités réalisées gratuitement par les femmes, procréatives, affectives, éducatives, de soin et d’hygiène ? De toutes ses recherches, Silvia Federici conclut à la nécessité pour les femmes de mener une lutte autonome contre les violences exercées contre les femmes et la nature.

Documentaire / Au bonheur des dames ? (Les films de la Passerelle 2018). Elles nettoient, récurent, repassent, elles soccupent de ces tâches dont nous sommes si souvent heureuses de nous débarrasser, elles manient aspirateur, torchons et produits miracles et parfois dangereux mais nous ne voyons pas vraiment les travailleuses des titres-services. Leur donner la parole: cest précisément le projet dAgnès Lejeune et Gaëlle Hardy. Et le point dinterrogation du titre a toute son importance. Nous avions rencontré Marie-Virginie, l’une des aides-ménagères qui apparaissent dans le film. Une particularité : elle est déléguée syndicale, dans ce secteur important (le deuxième en Belgique après la construction) mais difficile à mobiliser, étant donné la précarité sociale des travailleuses et leur isolement sur les lieux de travail.