Musique : rencontre avec Chris, “une femme puissante”

Après l’immense succès international de l’album Chaleur humaine, c’est une Christine sans ses Queens qui revient sur le devant de la scène avec un second opus, Chris. La chanteuse pop française Héloïse Letissier demande en effet qu’on l’appelle désormais simplement « Chris ». Elle sera en concert à Forest National ce 12 octobre.

C'est une Christine sans ses Queens qui revient sur le devant de la scène avec un second opus, Chris. © Suffo Moncloa

On est curieuses depuis que tu as annoncé la sortie de ton nouvel album cet été : pourquoi t’appelles-tu désormais Chris ?

« J’avais envie de tomber la veste, de me délester et de me préciser aussi. Il y a une notion de légèreté derrière ce surnom, quelque chose de plus dynamique. Choisir de m’appeler Chris, c’est réaffirmer une liberté, une indétermination, c’est une façon de m’émanciper de mon personnage de scène et aussi de rendre visible ce qui se passe en moi. »

Tu disais récemment dans une interview que tu te considères comme une “femme phallique”… Qu’est-ce que tu entends vraiment par là ?

« C’est vrai, d’ailleurs le journaliste ne s’en est jamais remis ! Je me trouve dans une nouvelle phase d’exploration de mon identité et j’ai l’impression d’être devenue, un peu plus, une femme puissante. Je travaille ma féminité avec des codes très masculins, parfois même presque machistes, pour paradoxalement être plus à l’aise avec mon corps de femme.

Par “femme phallique”, j’entends une femme qui menace un système machiste. Un peu comme la sorcière, qui est une figure qui m’intéresse beaucoup : c’est une femme dangereuse, parce qu’émancipée. Il suffit donc d’avoir trop d’argent ou trop de connaissances, ou d’être assoiffée de sexe, d’avoir ce truc qui fait qu’on déborde du cadre très restreint de ce que c’est d’être une femme correcte ou sexy, et on devient très vite une femme phallique, une femme qui menace un ordre patriarcal. »

Est-ce que ton apparence joue un rôle ?

« Quand j’ai sorti mon premier album, je voulais essayer d’échapper au “male gaze” [le prisme du regard masculin, ndlr]. Je m’imaginais que j’allais y parvenir en mettant des costumes d’homme, en annulant l’information “corps féminin” pour qu’on se concentre sur ma voix d’auteure. Mais il y avait quand même des commentaires sur YouTube, du genre : “Est-ce qu’elle est baisable ou pas ?” Je me suis rendu compte qu’on ne peut pas y échapper et j’ai donc décidé de faire de mon corps une arme. Ça m’intéresse désormais de montrer sur scène un corps vivant, avec de la sueur, des fluides, de la sexualité. Quand j’ai donné un concert à la BBC cet été, j’ai reçu je ne sais combien de messages sur Twitter de gens qui me disaient que j’aurais dû cacher un suçon que j’avais sur le cou. Afficher une sexualité brute, non filtrée, c’est quelque chose qui dérange encore beaucoup dans l’espace hyper-aseptisé de la pop. »

Avant de faire de la musique, tu te destinais au théâtre. Mais tu as eu une très mauvaise expérience durant tes études…

« Je voulais être metteuse en scène et je me suis retrouvée dans une école de théâtre très misogyne. J’aurais pu écrire 10.000 tweets avec le hashtag #MeToo sur cette école. C’était un enfer pour les filles, qui devaient se foutre à poil sur scène, et pas les gars. Et évidemment, je ne pouvais pas être metteuse en scène parce que j’étais une fille. J’ai décidé de monter quand même ma pièce, c’était mon petit côté rebelle, mais je me suis fait virer pour ça. Ça a été hyper-violent, car c’était la première fois que je me retrouvais face à un mur parce que j’étais une meuf. Ça m’a rendue folle de rage. »

Tu es une des rares artistes françaises à te dire féministe et à critiquer l’image stéréotypée des femmes véhiculée par les médias. Comme en 2015, quand tu as poussé un coup de gueule après que le magazine Elle a publié une photo de toi avec une pose digne d’une photo de mode…

« Oui, et d’ailleurs, ça m’a valu d’être taxée de “diva” en France… Comme si on ne sortait jamais de la misogynie ! J’étais tellement retouchée qu’on ne me reconnaissait plus. Je demande désormais que mon visage ne soit pas retouché, qu’on n’enlève pas une cicatrice sur une photo. J’essaie de faire ça comme un choix militant. On me laisse de plus en plus le faire, mais j’ai des levées de boucliers dans d’autres domaines. »

Par exemple ?

« Étant donné que j’écris mes propres textes, que je compose et produis moi-même ma musique, les journalistes me posent souvent des questions du genre : “Vous n’avez pas l’impression d’être un peu prétentieuse ?” ; “Vous maîtrisez votre projet, n’est-ce pas trop de maîtrise ?” Ou ils demandent à mon équipe : “Est-ce que c’est difficile de travailler avec elle parce qu’elle veut tout décider ?” Dans ce cas je leur demande s’ils poseraient ces questions si j’étais un homme. Non, un gars qui maîtrise tout, c’est évidemment un génie, alors qu’une meuf qui maîtrise tout, c’est une psychorigide tyrannique. »

Il y a quelques années, tu disais que tu rêvais d’être une star. Ton premier album, Chaleur humaine, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires, tes concerts ont lieu à guichets fermés et tu es très médiatisée. Comment tu te sens maintenant que tu as atteint ce but ?

« Franchement, je ne pense pas être une star. Ce qui m’arrive c’est un épiphénomène, un truc de buzz. Il faut plus de temps pour devenir une star, pour avoir derrière soi une discographie consistante et forte, une œuvre musicale qui suscite 1.000 images, comme quand tu penses à David Bowie par exemple. On verra si dans cinq albums je suis encore là et “relevant”, comme on dit aujourd’hui [terme anglais signifiant “qui a du sens”, ndlr]. En attendant je travaille toujours, je rame dans mon bateau. »

Chris, Because Music 2018.

“Sylvia”, pièce hommage à Sylvia Plath : critique d’une spectatrice féministe

axelle a assisté à la première de Sylvia, une pièce mise en scène par le Belge Fabrice Murgia et inspirée par la vie de la poétesse américaine Sylvia Plath. Compte-rendu d’un point de vue féministe.

© Hubert Amiel

L’art produit par des femmes suscite l’intérêt. Des écrivaines, des poétesses, des artistes reçoivent enfin l’attention qu’elles n’ont pas eue pendant leur vie. On pense à Goliarda Sapienza (axelle n° 180), Charlotte Salomon (axelle n° 182), Paula Modersohn-Becker (axelle hors-série 2016) et tant d’autres défricheuses courageuses dont le travail reste à découvrir.

Le metteur en scène verviétois Fabrice Murgia s’est penché sur le personnage de Sylvia Plath, icône féministe. Elle a incarné, jusqu’à son suicide à 31 ans, l’insoluble conciliation entre création (“Il y a en moi une voix qui refuse de se laisser réduire au silence”) et vie de famille dans cette société rigide des années 1950, aux places fermement assignées. Talentueuse, Sylvia Plath se mettra au service de la carrière de son mari, le poète anglais Ted Hughes, dont elle découvrira la liaison avec une autre femme avant de le quitter.

© Hubert Amiel

Un dispositif flamboyant…

Virtuose, la mise en scène de Fabrice Murgia multiplie les points de vue. Pas moins de neuf comédiennes incarnent successivement – et chacune magnifiquement – Sylvia, femme plurielle ou universelle, au long de quelques épisodes marquants de sa vie, dont la mort de son père ; son premier poème quand elle avait 8 ans ; un discours de mariage ; son accouchement ; la découverte de la trahison de son mari, révélation qui l’entraîne à brûler les poèmes de celui-ci dans un épisode cathartique…

Un dispositif de caméras projette sur un grand écran, placé au-dessus de la scène, le film de la pièce, des perspectives (en)cadrées, des plans resserrés sur les corps et les visages des comédiennes, une mise en images, en boîte, de la vie d’une femme en équilibre précaire – elle aurait été bipolaire.

Sur la scène encore : le quartet Ann Pierlé, donnant à la musique une place prépondérante – la flamboyante artiste flamande chante plusieurs fois au cours de la pièce –, mais aussi un membre du public (n’importe quel homme), vite recouvert d’un masque, que les comédiennes viennent chercher pour interpréter le mari de Sylvia Plath. On voit aussi évoluer les technicien·nes et les maquilleuses : tout s’expose, tout est montré, l’endroit, l’envers du décor, le film du making-of (prenant parfois le pas), dans une accumulation de perceptions, renvoyant peut-être aux écrits introspectifs de Sylvia Plath.

© Hubert Amiel

Mais l’héroïne nous échappe

Pourtant, il faut du temps à ces dispositifs pour s’agréger les uns aux autres ; ce n’est qu’aux deux tiers de la pièce que l’émotion surgit, que les habiles mécanismes créatifs de la mise en scène se font oublier. Manquent, de façon essentielle, les écrits mêmes de Sylvia Plath dont Fabrice Murgia n’a pu obtenir les droits. L’autrice n’a publié qu’un seul roman, The Bell Jar (La cloche de détresse), ainsi que des nouvelles et des poèmes, mais sa fille s’oppose à toute exploitation des écrits de sa mère ; une voix off raconte que d’autres textes de la poétesse reposent dans un coffre que Ted Hughes, décédé au sommet de sa gloire en 1998, n’a autorisé à ouvrir qu’en 2023… Toute la pièce et ses nombreux dispositifs tournent donc autour de la personnalité de Sylvia Plath, force centrifuge qui reste, à notre sens, insaisissable sans la présence de sa parole puissante, certes partiellement compensée à la fin du spectacle par la lecture de merveilleux extraits d’écrits de femmes, Emily Dickinson, Virginia Woolf (axelle hors-série 2016), Anne Sexton

Enfin, la poétesse est représentée comme une femme déboussolée, écrasée, amère, fascinante dans ses emportements outrés, son intensité, son désespoir. Mais, nous l’écrivons à regret, tout en voulant lui rendre hommage et montrer l’implacable machine patriarcale à broyer les femmes, le spectacle Sylvia, sans recul suffisant sur les clichés associés au féminin, n’arrive pas totalement à faire émerger la personnalité solaire et singulière de Plath, à transmettre sa complexité, son appétit de vivre, sa résistance. Ses révoltes et ses écrits n’apparaissent pas comme émancipateurs, mais comme une succession dramatique d’épisodes annonçant son geste de mettre fin à ses jours.

« C’est autre chose
Qui m’entraîne fendre l’air ―
Cuisses, chevelure ;
Jaillit de mes talons. »

(Sylvia Plath, extrait du recueil Ariel, Gallimard 2009).

La réalisatrice Myrna Nabhan donne la parole aux habitant·es de Damas

On dit de Damas qu’elle est une princesse de jasmin, un grain de beauté sur la joue du monde. La réalisatrice belgo-syrienne Myrna Nabhan a, elle aussi, un grain de beauté sur chaque joue. Dans son documentaire Damas. Là où l’espoir est le dernier à mourir, elle tend l’oreille vers les habitants et surtout les habitantes de la capitale syrienne, héroïnes et héros invisibles de la guerre. axelle a rencontré la cinéaste peu avant la sortie du film, le 26 septembre.

La réalisatrice et ses témoins lors du tournage de son documentaire. D.R.

Le documentaire de Myrna Nabhan, Damas. Là où l’espoir est le dernier à mourir (ou Damascus), raconte les histoires individuelles de celles et ceux qui participent à la grande. Sans chercher à faire un film politique, la réalisatrice belgo-syrienne montre, à travers des récits de vie, le quotidien des habitant·es de Damas, condamné·es à espérer, mais pas sans ressources. Les femmes sont au cœur de ce film qui donne à voir une réalité habituellement passée sous silence dans le bruit et la fureur du conflit qui ravage la Syrie.

“Damas, là où l’espoir est le dernier à mourir” est votre premier documentaire. Pourquoi l’idée vous est venue de réaliser ce film ?

« Je suis née à Bruxelles, mais j’ai grandi à Damas. J’ai toujours vécu entre les deux villes. Quand la guerre a commencé en Syrie, j’ai eu envie d’aller sur place pour voir ce qui se passait. Grâce à mon passeport syrien, j’étais libre de m’y rendre facilement. Au fur et mesure de mes voyages, j’ai vu comment les gens se transformaient et essayaient de composer avec cette situation. J’ai été frappée par la volonté des Syrien·nes d’avancer, de ne pas se faire écraser par la fatalité.

J’ai d’abord mis à l’écrit ces témoignages, mais j’ai réalisé que les mots n’étaient pas suffisants. J’ai commencé à ramener des images de mes différents voyages entre 2011 et 2015, pour donner la parole à celles et ceux qu’on n’entend pas. La Syrie, ce n’est pas seulement la guerre et ses chiffres : il y a des personnes à l’intérieur du pays qui essayent de continuer à vivre. »

Dans votre documentaire, on retrouve à plusieurs reprises un groupe de femmes au salon de coiffure. Lors d’une séquence, une roquette touche le centre-ville. Elles rient entre elles en disant : “Il pleut des roquettes dans ce quartier, mais on va quand même chez le coiffeur !”

« C’est assez fou ! Le premier réflexe qu’elles ont, c’est d’aller vérifier sur Facebook où sont tombées les roquettes ; elles débattent entre elles pour savoir l’endroit visé par un tir en fonction de la détonation. Elles sont devenues expertes militaires. Elles gardent un côté très fier et fort, mais on devine aussi qu’elles sont inquiètes. Elles se demandent comment elles vont mourir et, en même temps, elles arrivent à rire de la situation. C’est surréaliste. »

En plus du danger de mort quotidien, les Damascènes doivent s’adapter à des conditions de vie très dures…

« La vie est devenue très difficile. Dans le film, des jeunes parlent du coût de la vie, qui a énormément augmenté à cause de la guerre. Les gens n’ont plus les moyens de se nourrir. Ça peut être une raison pour un départ, ça peut pousser à prendre différentes décisions. Les sanctions internationales sont imposées au pays et c’est la population civile qui paye le prix.
Cela crée de nombreux problèmes dans la société, comme par exemple la création de camps de déplacé·es à l’intérieur des frontières. Des écoles et des gymnases ont été transformés en refuges. Les personnes déplacées trouvent parfois un logement dans des familles ou dans des jardins publics, mais il y a beaucoup d’insécurité et d’agressions. Les personnes déplacées subissent également des jugements négatifs… Il y a de profondes fractures au sein de la société, infligées par la guerre. Chaque coin du pays a vécu le conflit de manière différente. »

On voit dans le film une femme seule avec ses deux enfants, réfugiée dans un camp de déplacé·es à Damas. Elle pleure et demande : “Si seulement on pouvait penser à nous, les mères…” Quelle est la situation des femmes seules aujourd’hui ?

« La vie est très difficile pour les femmes, qui se retrouvent souvent seules : soit parce que leur mari est mort, en exil ou parti au combat. Il n’y a souvent aucune preuve que le mari est décédé. Juridiquement et administrativement, elles font face à des obstacles pour pouvoir gérer le domicile, les biens communs, ou si elles souhaitent se remarier. Ces femmes sont pieds et poings liés. Elles sont aussi désormais obligées de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Certaines n’ont pas de qualifications, n’ont jamais travaillé. D’autres ne veulent pas être tributaires de l’aide humanitaire. Dans le film, on voit une jeune fille qui vit dans un camp et qui s’est formée en esthétique…

Les femmes disent dans le film qu’elles doivent “prendre de nouvelles responsabilités, maintenant qu’il n’y a plus de mari”. Elles sont forcées d’adopter ces nouveaux rôles : c’est l’une des conséquences de la guerre. »

Cette jeune fille qui vit dans un camp de déplacé·es et qui a choisi sa formation professionnelle raconte que, paradoxalement, elle est plus heureuse qu’avant : elle a désormais appris qu’une femme qui travaille ne dépend plus de personne… Ces nouvelles responsabilités ont-elles permis des changements sociétaux importants ?

« Une psychologue qui travaille avec des femmes explique dans le film qu’en Syrie, c’est la femme qui a le plus souffert dans cette guerre : les premières cibles de cette guerre, ce sont elles.  Mais elle explique aussi que ce sont les femmes qui ont le plus résisté et, surtout, que ce sont elles qui ont préservé la vie…

Les femmes essayent de trouver de nouvelles manières de vivre et de faire vivre leur famille.

Elles se retrouvent cheffes de famille, elles ont des responsabilités. Bien sûr certaines femmes les exerçaient déjà, mais la guerre a favorisé ce changement dans des milieux plus conservateurs. C’est devenu une nécessité. De plus en plus de jeunes filles font des études, travaillent. Le mariage n’est plus une priorité. Avec la guerre, les divorces ont aussi explosé.
Bien sûr, la société reste patriarcale, et les violences envers les femmes sont quotidiennes. Mais on a vraiment une société en pleine mutation, les mœurs changent. La guerre est un facteur de plus dans ces changements et, évidemment, la question des droits des femmes a été mise au devant de la scène. La plupart de mes longs entretiens étaient d’ailleurs avec des femmes : elles ont beaucoup de choses à dire et on ne les entend pas assez. »

“Schild & Vrienden” : un groupe extrémiste, réactionnaire et misogyne

Rarement un reportage télévisé aura fait autant de vagues. Le 5 septembre, la télévision publique flamande VRT diffusait une émission consacrée au groupe « Schild & Vrienden » qui a provoqué un véritable séisme en Flandre. Une caractéristique de ce groupe extrémiste reste cependant peu évoquée : sa misogynie.

Capture d'écran

« Schild & Vrienden » sera diffusé ce mercredi 12 septembre à 20h25 dans l’émission Questions à la Une de la RTBF.

Cela commence par le compte-rendu d’une action montée par un groupe de jeunes gens propres sur eux, bien coiffés, bien habillés, sabotant avec une efficacité redoutable une manifestation en faveur d’une Europe ouverte aux migrant·es. Leur leader, Dries Van Langenhove, tête de « gendre idéal », distribue les consignes, modère parfois certaines ardeurs, explique calmement ses positions à Tim Verheyden, journaliste qui le suivra, avec son accord, durant plusieurs semaines. Visiblement, Dries Van Langenhove veut donner l’image d’un groupe aux convictions bien arrêtées (et même arrêtées au Moyen-Âge, aurait-on envie d’ajouter), défenseur d’une « identité européenne » ou plus précisément flamande, avec ses « valeurs » traditionnelles. Le leader n’hésite pas à s’afficher avec fierté aux côtés du Premier ministre hongrois Viktor Orban, connu pour ses positions réactionnaires.

Capture d’écran

On voit ensuite ces jeunes gens – pas une femme à l’horizon – courir dans la campagne pour entretenir la forme physique, autre « valeur » de première importance. Tous sont vêtus d’un t-shirt bleu avec un chiffre dans le dos : 1302. Il ne s’agit pas du numéro de leur joueur de foot préféré, mais d’un rappel de la bataille des Éperons d’Or au cours de laquelle les milices communales de Flandre ont battu l’armée du roi de France près de Courtrai. Deux mois auparavant, le 18 mai 1302, les artisans de Bruges s’étaient soulevés contre la garnison française, allant de maison en maison pour tuer les soldats dans leur lit. Cet événement est connu sous le nom de « Matines de Bruges ». Pour distinguer les Français, les insurgés les obligeaient à répéter les termes « schild en vriend » (« bouclier et ami »), imprononçables de manière correcte pour un étranger… Et voilà d’où vient le nom du groupe « Schild & Vrienden » de Dries Van Langenhove et le « 1302 » dans le dos de ses camarades .

Inventaire de la haine

Le journaliste Tim Verheyden ne s’est pas contenté de filmer ce qu’on voulait bien lui montrer. Il a réussi à avoir accès aux discussions du « groupe fermé » de S&V. Et là, le ton change radicalement. Nous avons décidé de ne pas reproduire les images, à la fois pour épargner les sensibilités et pour éviter de contribuer à leur diffusion. Mais nous allons vous en décrire quelques-unes, qui donnent une idée de l’idéologie de ces jeunes gens.

Outre des montages photographiques en l’honneur de Hitler, les membres de S&V s’essaient à « l’humour ». On n’hésite pas à se moquer de la mort de la petite Mawda. Ou de présenter cette « montre juive » dont le cadran représente un compteur à gaz. Ou ce dessin où l’on voit un homme à vélo poursuivant, fusil à la main, un enfant noir, avec pour légende « Que faire quand du charbon s’échappe du barbecue ? » Un autre dessin représente une réunion d’hommes, genre conseil d’administration, avec une femme qui proteste parce qu’elle voudrait qu’on la prenne au sérieux… Sur le dessin suivant, elle est effectivement « prise », nous vous laissons imaginer comment. Ou encore, alliance de sexisme et de racisme, ce dessin demandant « Comment réagir lorsqu’on assiste au harcèlement d’une femme voilée ? » Réponse : en « s’offrant » sexuellement au harceleur en guise de récompense…

Le leader Dries Van Langenhove veut donner l’image d’un groupe aux convictions bien arrêtées, défenseur d’une « identité européenne » ou plus précisément flamande, avec ses « valeurs » traditionnelles.

À côté de ces images, il y a aussi du texte, comme cette « explication » de la « production de populations noires » : les hommes hétéros blancs se faisant rares, les femmes se tournent vers les Noirs… et tout ça c’est la faute des mouvements LGBT. C’est vrai, ça, l’homophobie manquait dans ce triste inventaire de la haine…

On voit aussi certains des « charmants garçons » poser à côté d’armes, ou dans des exercices de tir.

« Le jour de la violence viendra »

Confronté aux images, Dries Van Langenhove joue la surprise, affirmant que ce ne sont que montages et manipulations, sans rapport avec son groupe. Tim Verheyden lui montre alors des commentaires signés « Dries », avec sa photo : imperturbable, le jeune homme prétend que son profil a été « volé » par quelqu’un d’autre, qu’il n’a rien à voir là-dedans. Il prétend donc que cet appel inquiétant n’est pas de lui : « Le jour de la violence viendra. Je sais quel côté sera préparé et lequel ne le sera pas. »

Capture d’écran

Le journaliste avance pourtant des preuves qui montrent que le « Dries » du groupe secret est bien le « Dries » qu’il est en train d’interviewer. Ce même « Dries » qui a réussi à se faire élire comme représentant étudiant au conseil d’administration de l’Université de Gand (dont il a été exclu suite à la diffusion du reportage) et à placer quatre représentants (sur huit au total !) au Conseil de la Jeunesse flamande. Les liens entre le groupe et la N-VA, et notamment Theo Francken, sont également soulignés.

Mépris des femmes

Il y a cependant un aspect qui n’est qu’effleuré dans le reportage : c’est le profond mépris envers les femmes. On l’a vu dans certains dessins cités plus haut, on le voit dans un des statuts du groupe secret, la grossophobie en plus : « Si en tant que jeune femme tu es en surpoids, tu te mets en dehors de la société. Nous n’exigeons pas grand-chose des femmes : être une bonne mère, prendre soin de soi et avoir une bonne apparence. Des exigences plus élevées sont imposées aux hommes, avec raison, c’est seulement ainsi qu’on avance. »

Et même si l’on quitte les « conversations secrètes » pour la réalité, on apprend que des étudiantes qui ont organisé une grève à l’occasion du 8 mars 2018 à l’Université de Gand s’étaient plaintes d’avoir été harcelées par des membres de ce groupe.

S&V ne se cache pas de défendre la « famille traditionnelle » qui serait menacée, par la gauche, la « théorie du genre » et les mouvements LGBT. Dries Van Langenhove a d’ailleurs été invité récemment dans l’excellente émission politique Terzake pour expliquer que les personnes transgenres étaient « contre nature »…

Si une certaine droite dure prétend « défendre les femmes » (comme prétexte pour mieux s’en prendre aux « étrangers » qui ne partageraient pas « nos valeurs »), il ne faut pas sous-estimer les relations entre extrême droite et misogynie. « La femme » doit être respectée, oui, mais en tant que mère, épouse, « gardienne du foyer », comme l’illustre un autre dessin de S&V : on y voit Cendrillon avec en légende : « Une femme qui a compris où est sa place ». Cendrillon n’est pas en train de danser, mais bien de nettoyer la maison.

Schild & Vrienden ne se cache pas de défendre la « famille traditionnelle » qui serait menacée, par la gauche, la « théorie du genre » et les mouvements LGBT.

Mais il ne faut pas non plus dédouaner la gauche de ses responsabilités, comme l’expliquait dans axelle la sociologue Natacha Chetcuti-Osorovitz à propos de la Manif pour Tous : « On peut aussi penser que le fait d’avoir laissé tomber les questions d’égalité sociale a fait que pour beaucoup, les « valeurs » (réactionnaires) sont devenues le seul socle auquel s’accrocher. »

Plus de 20.000 fans

Et maintenant ? Dries Van Langenhove a été exclu de l’Université de Gand, mais celle de Louvain se dit prête à l’accueillir, pour lui donner une « seconde chance ». Bart De Wever a promis de « nettoyer » la N-VA de ses éléments les plus extrémistes, mais Theo Francken a décidé de garder sur sa liste pour les communales un membre de S&V, qu’il dit « bien connaître personnellement ».

Finalement, la N-VA semble avoir fixé sa réponse officielle : « Pas de chasse aux sorcières ». Francken l’a expliqué vendredi, Liesbeth Homans l’a répété dimanche. Le choix a donc été fait de ne pas se couper de ses électeurs et électrices les plus à droite…

Dès le lendemain de la diffusion du reportage, plusieurs centaines de Gantois·es ont manifesté contre ce groupuscule. Mais en même temps, la page Facebook de S&V est passée en quelques jours de 14.000 à plus de 23.000 fans, avec des commentaires comme « Je ne vous connaissais pas, bravo, continuez ! » La diffusion du reportage en français devrait susciter de nouvelles réactions. Nous ne serons jamais assez vigilant·es.

À quoi ressemblent les trois visages du racisme ?

L’actualité charrie son lot de drames et d’injustices. De multiples agressions racistes ont récemment fait la une des médias belges. À juste titre, l’opinion s’émeut. Mais quand il faut identifier les coupables, c’est plus compliqué. Les politiques accusent les individus isolés et leur « bêtise ». Les médias pointent du doigt des politiques irresponsables ou des internautes semant leur haine anonyme sur les réseaux sociaux… Bref : ce n’est jamais de “notre” faute… Pourtant, la responsabilité est largement collective. Mais pour le comprendre, il faut avoir décodé les différents visages et les différents niveaux du racisme. Nous tentons d’expliquer cette complexité en dessins, forcément schématiques, extraits de notre hors-série paru cet hiver : “Racisme en Belgique. Solidarités de femmes”.

Les trois visages du racisme © Marie Leprêtre pour axelle magazine

L’agression raciste et sexiste d’une femme musulmane à Anderlues ; des attouchements et insultes de femmes afrodescendantes au festival de musique Pukkelpop par des jeunes hommes qui entonnaient en même temps des chants faisant l’apologie de l’entreprise coloniale ; un adolescent afrodescendant poussé sur la voie ferrée en gare d’Aarschot ; une présentatrice météo qui reçoit quotidiennement des insultes racistes… Ces dernières semaines, les médias ont rendu visible le quotidien des personnes racisées vivant dans notre pays. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg.

Ces actes et ces propos ne sont pas anodins, ce ne sont pas des faits isolés. C’est la manifestation d’un héritage qui dépasse celui de l’histoire coloniale belge et qui perpétue une mécanique raciste : aujourd’hui encore, faut-il le dire et le redire (en fait, il faut surtout l’entendre !), le racisme fait des terribles dégâts.

C’est quoi, le racisme ?

Comme le patriarcat ou le capitalisme, le racisme est un « système de domination ». Concrètement, c’est une organisation de la société à partir de croyances (les « préjugés », par exemple) et de pratiques qui vont définir, classer et hiérarchiser des groupes sociaux entre eux. L’objectif d’un système de domination ? C’est d’imposer la domination d’un groupe social sur l’autre. Schématiquement, dans le cas du patriarcat, c’est la domination des hommes sur les femmes. Dans le système capitaliste : les riches sur les pauvres. Et évidemment, pour le racisme, la domination des « blanc·he·s » sur… sur qui, d’ailleurs ? Sur celles et ceux que le groupe dominant appelle « autres ». Les critères pour « classer » les « autres » peuvent varier : la carnation de peau, la religion, le pays d’origine, la langue…

Cette organisation inégalitaire touche absolument tous les domaines de la vie individuelle et sociale : la famille ; la santé mentale ; les représentations que l’on se fait de soi, de son histoire ; l’école ; les études  ; l’emploi  ; les relations aux institutions comme la Police (même quand on est victime de violences conjugales…) ou la migration  ; les médias

Enfin, certaines personnes vivent au croisement de plusieurs de ces systèmes (qui peuvent, dans certains cas, avoir une histoire commune…) : comme la femme attaquée à Anderlues, qui a été victime d’une agression à la fois parce qu’elle est musulmane (d’autant plus « visiblement » aux yeux de ses attaquants qu’elle portait le foulard) et parce qu’elle est une femme.

Les trois visages du racisme

Le racisme est complexe et revêt plusieurs visages : il peut être hostile, invisible ou paternaliste.

Le racisme hostile © Marie Leprêtre pour axelle magazine

Le « racisme hostile » est la forme de racisme que l’on analyse le plus facilement. L’« autre » est perçu·e comme une menace dont il faut se protéger. Sa seule présence nous agresse : on montre du doigt, on dévisage, on insulte. Cette forme de racisme suscite un discours inquiet : “ils sont partout”, “tous des terroristes”, “tous des voleurs”, etc.

Le racisme invisible © Marie Leprêtre pour axelle magazine

Quant au “racisme invisible  », il est paradoxalement très répandu : l’« autre » est invisible, on ne lui parle pas, on ne la/le voit pas. La réaction n’est plus le regard haineux ou l’injure, comme dans le cas du racisme hostile, mais l’indifférence et le silence. C’est par exemple, dans la salle d’attente d’un médecin qui reçoit pourtant ses autres patient·es, une femme portant le voile, qui s’entendra dire après plusieurs heures d’attente : “C’est trop tard, les consultations sont finies.”

Le racisme paternaliste © Marie Leprêtre pour axelle magazine

Enfin, le “racisme paternaliste” est sans doute la forme de racisme la plus difficile à percevoir car parfois, elle se confond avec de “bons sentiments”, mais elle contribue pourtant à alimenter la mécanique raciste. L’« autre » est considéré·e comme un·e enfant, immature ou malade. Elle/il a besoin d’un·e tuteur ou tutrice et ne peut pas faire les choses tout·e seul·e. C’est, par exemple, interrompre une réunion de parents d’élèves en s’adressant lentement à la seule personne noire présente et lui demander si elle a bien tout compris, supposant d’emblée qu’elle est non francophone, voire non alphabétisée.

Les trois niveaux du racisme

On a tendance à penser que le racisme est une question individuelle : certaines personnes sont racistes, les autres non. Il suffirait donc de lutter contre les préjugés pour venir à bout du racisme. Toutefois, le racisme se joue à différents niveaux…

Le racisme au niveau individuel © Marie Leprêtre pour axelle magazine

Lorsqu’une femme portant le foulard est insultée en rue, on est à un niveau individuel.

Le racisme au niveau institutionnel © Marie Leprêtre pour axelle magazine

Mais lorsqu’une agence immobilière ou une agence pour l’emploi filtre les candidatures pour exclure de facto celles des personnes racisées, on bascule dans le niveau institutionnel. Car ce refus ne vient pas uniquement d’une personne en chair et en os, mais aussi de l’organisation pour laquelle elle travaille et dont elle répercute les consignes – explicites ou non.

Le racisme au niveau global © Marie Leprêtre pour axelle magazine

Enfin, le racisme peut être véhiculé par les structures et par les discours qui organisent la société. Quand, par exemple, un haut fonctionnaire d’État tient des propos dénigrants sur les personnes migrant·es, propos par la suite répercutés (même de façon critique) dans tous les médias, on est dans ce niveau global.

Ces différents degrés se combinent et se renforcent. Lutter contre le racisme, c’est donc agir sur tous les fronts.