L’actrice et metteuse en scène namuroise Jeanne Dandoy revient avec un nouveau spectacle fort et solaire : Merveille. Elle nous explique pourquoi elle a choisi de mettre en lumière une femme et son enfant, victimes de violences conjugales et intrafamiliales.
Portée par la mise en scène et l’écriture de Jeanne Dandoy, la pièce Merveille, jouée jusqu’au 18 février au théâtre des Martyrs à Bruxelles, aborde la thématique des violences conjugales et intrafamiliales. Ce thriller poétique et chorégraphique nous emmène de façon bouleversante sur le trajet d’une mère qui s’extirpe avec son enfant des ténèbres pour accéder à la lumière d’une journée douce et enfin, sereine. Il nous raconte la résilience d’une “mère veilleuse” (jouée par Amandine Laval), accompagnée par une bonne fée (jouée par Jean Fürst). “Mère veilleuse”, en clin d’œil sorore à l’asbl du même nom et qui regroupe des mères qui veillent… des “merveilles”. L’héroïne est à l’image des témoignages audio recueillis précieusement auprès de femmes survivantes, ayant sauvé leurs enfants des violences (ces témoignages sont mis à disposition du public, à l’entrée de la salle de spectacle). Merveille nous emmène dans un voyage sensoriel qui touche à un nouveau genre scénographique ! Innovant au théâtre, ce réalisme magique nous rapproche des émotions et des sensations d’une mère qui accomplit une série de tâches ménagères dans une urgence inexpliquée…
Nous avons rencontré Jeanne Dandoy à l’issue de l’avant-première de sa pièce au théâtre des Martyrs, à Bruxelles, début février.
Pourquoi as-tu choisi d’aborder la thématique des violences conjugales et intrafamiliales dans Merveille ?
“Parce que cela concerne quatre femmes sur dix – des dizaines d’entre elles étaient dans la salle aujourd’hui… Et en fait, quand on dit “quatre femmes sur dix”, ça concerne aussi beaucoup d’enfants ! C’est énorme et cela me touche particulièrement. Cela me semblait être une problématique majeure à aborder dans cette pièce.”
C’était donc important pour toi de montrer les mères mais aussi les enfants.
“Oui, c’était important tout simplement parce qu’en fait, on ne les voit jamais ! Ces choses-là ne sont jamais mises sur un plateau de théâtre, ou alors dans une forme de fiction-documentaire – je ne critique pas cette démarche, c’est simplement toujours cette forme-là qui est employée.”
Selon toi, qu’est-ce qu’il y a de particulier à mettre en scène une mère et son enfant face à ces situations de violences quotidiennes ?
“C’est comme si ce sujet ne “méritait” pas les “grandes formes”, les formes dites plus “nobles”, et je mets mille guillemets, avec plus de moyens, de grands plateaux, un décor avec beaucoup de choses, des figurants, des bazars… avec de l’argent, en fait. Je ne veux pas dire que les “petites formes” ne peuvent pas être bien, mais c’est comme si ce sujet était cantonné à ces “petites formes”. Comme si, aussi, il fallait d’office tuer les héroïnes de ces fictions-là. Ou qu’elles ne soient même pas des héroïnes, qu’elles soient juste dans un sac poubelle à la fin ! Contrairement au héros qui, en général, est l’inspecteur très malin ou le criminel.”
Dans Merveille, la mère sauve son enfant, elle se sauve elle-même. Est-ce que cela te permet de rappeler que partir est un droit, pour ces femmes et pour ces enfants ?
“Oui, je voulais parler de la résilience, et du fait qu’on peut s’en sortir. On ne parle déjà pas assez de celles qui meurent, mais en fait, il y en a aussi plein qui s’en sortent ! Je pense que si on avait plus de modèles de femmes qui s’en sortent, peut-être qu’il y en aurait encore plus qui s’en sortiraient ! Oui, c’est complètement invisibilisé.”
Quelles ont été tes références ou tes inspirations pour créer cette pièce ? As-tu trouvé des personnages du théâtre, du cinéma, des personnes autour de toi qui t’ont inspirée ?
“Non, j’ai eu de très mauvaises héroïnes ! J’étais fan de la Petite Sirène. Je ne parle pas de celle de Disney, mais de celle d’Andersen, qui se sacrifie complètement pour son prince. Elle se transforme en écume et va heurter, dans les vagues, le bateau du prince lors de la nuit de ses noces avec une autre. C’était ça, mon héroïne, quand j’étais petite fille, et cela n’amène pas à grand-chose. Donc, il faut faire un gros travail pour se dire : “Cela ne me convient pas. Cela m’amène à faire de très mauvais choix dans ma vie, à reproduire des choses sur scène que je n’apprécie pas.” Et c’est possible d’avoir d’autres modèles !”
As-tu incarné ces héroïnes qui ne te conviennent plus ?
“Oui, je les ai incarnées dans ma chair. Je suis aussi actrice et j’ai joué énormément de personnages : qu’on frappait, qu’on violait, qu’on violentait, qu’on traînait par terre, tout ce qu’on peut imaginer… Et je commençais à me poser des questions : pourquoi c’était toujours ça qu’on voit et pourquoi jamais autre chose ?” Alors que les hommes peuvent s’identifier à d’autres récits. J’ai certes joué de magnifiques rôles, mais c’était toujours des archétypes féminins qu’on me proposait de jouer.”
Selon toi, ce changement des représentations implique de nouveaux modèles au théâtre et au cinéma ?
“Oui, on a besoin de nouvelles héroïnes, et de héros aussi ! J’ai un petit garçon, et j’ai envie de lui donner d’autres modèles, d’autres héros. Je ne peux pas supporter qu’il revienne de l’école en ramenant des armes et en voulant jouer à la guerre alors qu’avant l’école, il ne voulait pas jouer à la guerre. Malgré tout, il y a de la relève, je le sens !”
Est-ce que tu penses que ton regard de metteuse en scène, en tant que femme, permet d’apporter cette transparence sur l’expérience vécue par le personnage féminin ?
“Non, il y a des tas de femmes qui font de la mise en scène, mais cela ne veut pas dire qu’elles ont un “regard féminin” ! Et cela ne veut pas dire qu’elles ne traitent pas les femmes comme des objets sans s’en rendre compte. Parce que je l’ai fait aussi. On est tellement habitués à ça. On a tellement l’esprit colonisé par ça que c’est très, très difficile de changer. Il faut faire un très gros travail, je pense. J’ai foi en la prochaine génération ! Et chez les hommes, les femmes et tous genres confondus, je vois qu’il y a une réflexion beaucoup plus importante.”
Que conseillerais-tu aux mères et aux enfants victimes de violences commises par leur partenaire ou dans le cadre de la famille ?
“Partez, car vous ne gagnerez rien en restant dans cette situation. C’est difficile, mais partez et faites bien attention parce que c’est le moment où les femmes partent, qu’elles risquent leur vie. Partez… en vous préparant bien !”
Selon toi, quel est le regard de la société sur ces mères et ces enfants et quel serait le regard que tu souhaiterais que la société adopte face à eux ?
“Je n’ai rien à dicter à la société. Je pense que, malheureusement, on est toujours enfermés dans de très, très vieux schémas. C’est très dur d’en sortir parce qu’il y a des siècles d’organisation de la société. C’est très pratique de donner ces rôles aux femmes. On voit bien qu’on les émancipe quand on en a besoin : lorsque les hommes sont au combat, les femmes peuvent travailler parce qu’on a besoin qu’elles produisent pendant la guerre. Je ne dis pas que la société traite mieux les hommes. Les hommes sont victimes de cette même oppression. Je pense que la société nous met la tête à l’envers. Rien n’est bon pour personne dans ces schémas et ces rôles qui nous sont assignés – ni pour les femmes, ni pour les hommes. J’espère, j’appelle à un changement, à une vraie prise de conscience ! Maintenant, si on veut qu’il y ait un changement pour un groupe de personnes opprimées, cela veut dire qu’il y a un autre groupe qui devra perdre quelque chose, un privilège. Personnellement, je suis d’accord de renoncer à mes privilèges.”
Quels sont vos projets pour 2023 et les années à venir ?
“Je n’ai que des projets qui vont dans ce sens-là, des héroïnes résilientes, qui, d’une manière ou d’une autre, s’en sortent ! J’aime bien “rectifier” les histoires, donc ce sont beaucoup d’adaptations de mythologies contemporaines. D’ailleurs, ma prochaine pièce qui sera jouée ici, au théâtre des Martyrs, sera une revisite du roman Rebecca, de Daphné du Maurier. Toujours sous le prisme du “female gaze”, on va beaucoup explorer la littérature, en tout cas le genre. Les codes de genre comme au cinéma, cela n’existe pas au théâtre ! Pourtant, au cinéma, on fait beaucoup ça : le genre fantastique, le thriller… J’ai envie de faire ça au théâtre. J’ai un peu commencé dans Merveille [le personnage principal découvre dans sa poubelle le corps d’une personne qui n’est alors pas nommée, et la pièce se construit autour de ce mystère, ndlr]. Voilà ! On va très fort explorer ça. On va aussi travailler sur les femmes dans les maisons, sur “le cycle de la peur” qui découle de cet enfermement dans l’espace domestique ! Avec l’adaptation de romans comme Rebecca, Frankenstein de Mary Shelley, le thème des femmes dans la maison sera au centre de ce travail, autour des questions suivantes : comment font les femmes dans la maison, comment le fait de garder les femmes à la maison peut engendrer de la peur, et comment réagissent-elles à ça ?”
En Belgique, une personne sur deux se déclare victime de violences sexuelles. Selon un sondage réalisé par Amnesty International et SOS Viol en 2019, une femme sur cinq a subi un viol. Mais ce n’est que la pointe visible du phénomène. Ces dernières années, les violences faites aux femmes occupent le devant de la scène médiatique et certaines féministes plaident pour un durcissement des politiques pénales. D’autres voix – parfois les mêmes, parfois différentes – font état d’un système pénal aux nombreuses failles, en particulier lorsqu’il s’agit de protéger les femmes des violences machistes. Face à ce constat, parler de “réparation” s’apparente à parler d’un impossible. Comment se “reconstruire” à la suite de violences sexuelles ? Des survivantes et des professionnel·les ont accepté de témoigner, pour réfléchir ensemble à de meilleures manières de rendre justice.
Il y a quelques mois, Zoé (prénom d’emprunt) rencontre un homme dans un parc. Ils échangent leurs numéros, décident de se revoir. Elle nous a raconté, avec beaucoup de courage, la soirée de l’horreur ayant eu lieu chez elle, au cours de laquelle l’homme la viole à deux reprises. L’agresseur une fois parti, elle appelle une amie pour lui expliquer la situation. Son amie lui parle du Centre de Prise en charge des Violences Sexuelles (CPVS). Ces centres existent dans plusieurs hôpitaux belges. Toute victime de violences sexuelles peut s’y rendre, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
Zoé y va le lendemain et est prise en charge immédiatement, dans un cadre qu’elle décrit comme sécurisant. “J’ai d’abord rencontré une personne à l’accueil qui ne m’a posé aucune question sur les raisons de ma venue. Ensuite, une infirmière est venue me chercher, elle était très bienveillante et savait exactement quoi me dire. Je me suis sentie très à l’aise avec elle et même quand je doutais de ma légitimité à être là, elle m’a rassurée et m’a dit qu’elle me croyait et qu’elle était là pour m’aider.”
Zoé explique tout ce qui s’était passé la veille puis on lui demande : souhaitez-vous porter plainte ? Si c’est le cas, l’infirmière peut procéder à des prélèvements, le viol ayant eu lieu peu de temps auparavant. Zoé se sent prise de court, même si on lui précise qu’il n’y a aucune obligation. “J’ai hésité à déposer une plainte, mais j’ai décidé de le faire, par sororité. Même si la procédure n’aboutit pas pour moi, je veux qu’il y ait une trace dans son casier judiciaire au sein de la police, dans le cas où une autre personne porterait plainte contre lui. J’ai pris cette décision, car j’en ai marre que des hommes nous violent et qu’ils continuent de vivre leur vie, comme si de rien n’était.”
Dépôt de plainte et temporalité inadéquate
Toutes les victimes de violences sexuelles ne parlent pas de ce qu’elles ont vécu. Toutes ne sont pas prises en charge si rapidement et toutes ne décident pas de porter plainte. De plus, les CPVS existent seulement depuis quelques années et sont encore trop méconnus de la population belge. Mais même dans le cas où un suivi médical et psychologique se met en place rapidement et que la Justice est mise au courant, la procédure d’un dépôt de plainte reste une épreuve de plus à surmonter. Selon Amnesty International et SOS Viol, “seules 14 % des femmes qui ont porté plainte pour des faits de violence sexuelle se déclarent satisfaites de cette démarche.”
Je suis entrée dans cette salle vers 14h, j’en suis sortie vers 19h, épuisée.
Les CPVS travaillent avec une brigade de policier·ères formé·es à prendre en charge les dépôts de plainte des victimes de violences sexuelles. “Lorsque j’ai indiqué à l’infirmière que je souhaitais déposer plainte, elle a appelé la brigade, se remémore Zoé. J’ai attendu deux heures avant d’être prise en charge. Deux policières en civil sont arrivées pour prendre ma déposition, elles m’ont expliqué être en sous-effectif. Le dépôt de plainte en lui-même prend aussi du temps. J’ai d’abord décrit le plus précisément possible ce que j’avais vécu, je me disais que je n’avais pas le droit à l’erreur. Elles m’ont ensuite posé des questions plus précises, via un questionnaire, puis on a tout relu ensemble et j’ai signé plusieurs documents. Je suis entrée dans cette salle vers 14h, j’en suis sortie vers 19h, épuisée.”
En Justice, aucune des procédures ne semble respecter la temporalité des victimes, de la récolte des preuves jusqu’au procès. L’enjeu du procès pénal n’est pas la reconnaissance des victimes, mais la préservation d’un ordre légal – et à travers lui, d’un ordre social. Par exemple, une femme victime porte plainte ; si deux jours plus tard elle souhaite retirer sa plainte, la/le procureur·e peut malgré tout continuer les poursuites, alors même que cela pourrait aggraver la situation de la victime, voire la mettre en danger. À cela, s’ajoutent les classements sans suite dans 53 % des dossiers de viol, d’après des chiffres du Conseil supérieur de la Justice (CSJ) récoltés entre 2010 et 2017.
De plus, toutes les femmes n’ont pas accès à la justice de manière égale, le recours aux procédures pénales est lié aux ressources économiques et sociales qu’elles peuvent mobiliser. Comme l’explique la chercheuse française Gwenola Ricordeau, dans son livre Pour elles toutes,“la possibilité de recourir au pénal est liée à certains privilèges, à commencer par la citoyenneté ou la validité d’un titre de séjour”.
Les besoins des victimes face à une Justice défaillante
Dès les premières heures qui suivent un acte de violence sexuelle, d’un point de vue juridique, les choix sont cruciaux. Marion a 14 ans lorsqu’une connaissance du même âge la viole alors qu’elle dormait dans une tente avec des ami·es. Huit ans plus tard, elle revient sur cette épreuve traumatisante : “À l’époque, je manquais cruellement d’informations. Je me suis alors demandé si ce qui s’était passé était grave ou si c’était ça, le début de la sexualité. J’ai fait un déni qui a duré douze heures avant de me décider à en parler à ma grande sœur. C’est elle qui a posé le mot sur ce qui m’était arrivé : un viol.”
L’enquête a duré deux semaines, puis plus rien.
Avec sa sœur à ses côtés, elle décide alors d’en parler à ses parents. “Cela s’est très mal passé, mes parents étaient dans l’incompréhension. Ils ont pris la décision, le lendemain matin, de se rendre chez mon agresseur. Je me suis retrouvée alors face à son déni et à la remise en cause de ma parole, c’était extrêmement violent. Il s’en est suivie une très longue journée, entre l’hôpital, pour un examen gynécologique et le commissariat.”
Marion se souvient : “L’enquête a duré deux semaines, puis plus rien. Je sais simplement que le dossier a été envoyé au procureur. S’installe alors un terrible silence, traumatisant : les policiers ne donnent plus de nouvelles, car ce n’est plus entre leurs mains, ma famille n’en parle plus, car elle ne veut pas me blesser, c’est le néant. Seule ma sœur, à l’étranger, m’écrit et prend de mes nouvelles, ça me sauve. Durant les cinq ans de silence qui ont suivi, j’attends un procès de pied ferme. Je veux être reconnue comme victime, je veux que la société me dise : “Oui, il y a eu viol, et c’est lui le coupable”. Parfois, j’essaie d’oublier, d’autres fois, je lutte. Avec l’aide de juristes dans des associations qui accompagnent les victimes, j’écris des courriers de relance. Enfin, après cinq ans d’attente, je reçois une convocation au tribunal.”
Les moyens financiers et humains ne sont pas à la hauteur de l’enjeu sociétal que représentent les violences faites aux femmes. La Justice est en surcharge et les délais d’attente sont considérables. Il n’y a que trop peu de personnel formé à ces questions dans le secteur et les réponses apportées aux victimes sont souvent décevantes. Pour Marion, c’est après trois heures de procès et avec un auteur toujours dans le déni que le verdict tombe au tribunal : 3 mois de sursis et 3.000 euros de dommages et intérêts.
Je ne voulais pas de cette somme d’argent.
“”Coupable d’agression sexuelle.” Sur le moment, je suis soulagée, mais les faits ont été requalifiés comme “agression sexuelle” alors qu’il s’agissait d’un viol. Aujourd’hui je l’accepte, car je sais que j’ai eu la “chance” de voir mon procès aboutir, alors même que très peu de victimes y ont droit. Au niveau de l’amende, c’est mon avocat qui l’a demandée pour que cela puisse me rembourser mes frais de psychologue, de naturopathe, etc. Je ne voulais pas de cette somme d’argent, j’ai fait un don de 2.500 euros à une association d’aide aux femmes victimes de violences.”
Des crimes et des peines
Anne Lemonne est criminologue et chercheuse à l’Institut National de Criminalistique et de Criminologie. Elle pose un regard critique sur la capacité du système pénal à rendre justice dans le cadre de violences sexuelles : “Dans la punition de l’auteur, l’enjeu est plutôt qu’il reconnaisse les faits qui lui sont reprochés et qu’il ne recommence pas. Mais le système pénal est incapable de garantir cela, car un auteur est souvent dans le déni et le cadre du procès ne permet pas d’en sortir, voire il le renforce. En effet, l’enjeu est tellement fort pour lui qu’il ne souhaite qu’une chose, c’est sauver sa peau.”
Un auteur est souvent dans le déni et le cadre du procès ne permet pas d’en sortir.
À cela s’ajoutent des preuves extrêmement difficiles à produire. Sans élément matériel, c’est bien souvent la parole d’une victime contre celle d’un auteur. Dans les situations de déni, même si la Justice le déclare coupable, la victime n’obtient pas de reconnaissance de la part de l’auteur. Ruth Morris est une chercheuse américaine qui a contribué à conceptualiser la justice transformatrice (nous y reviendrons en fin d’article) et théorisé un modèle qui reprend les cinq besoins principaux des victimes. Selon elle, l’un des plus prégnants est celui de reconnaissance. Pour la victime, il est inacceptable que la version de l’auteur vienne effacer la sienne, encore plus aux yeux de la loi.
Un autre besoin est celui de sécurité. Malgré le jugement, l’agresseur de Marion est libre, elle peut le croiser quotidiennement. Pour s’en prémunir, elle a dû mettre en place des stratégies de fuite : “Il a fallu que je m’extirpe du milieu dans lequel j’étais – même petite ville que mon agresseur et de nombreuses connaissances communes. Tout me rappelait ce que j’avais vécu.”
Comme l’explique Miriam Ben Jattou, juriste et directrice de l’asbl Femmes de Droit, “la liberté est un droit fondamental et la Justice ne peut pas en priver quelqu’un sans qu’il y ait une bonne justification. Dans un procès pénal, si on pense qu’une victime dit la vérité mais qu’on a la moindre hésitation, alors le doute profite à l’accusé” (ce sera d’ailleurs l’objet du grand format de notre numéro de mars). Si l’on sortait d’un système carcéral pour aller vers des sanctions réparatrices, pourrait-on repenser la présomption d’innocence ?
La prison pour seul horizon
La prison ne garantit pas un changement de comportement, voire elle renforce les valeurs machistes. Selon de nombreuses études sociologiques, elle est un lieu violent, raciste, classiste et dégradant. La Belgique a d’ailleurs été condamnée à plusieurs reprises pour la surpopulation de ses institutions carcérales et pour les conditions de détention indécentes. Comment expliquer le recours à la prison pour des auteurs de crimes sexuels ou de violences conjugales ? Pour Anne Lemonne, c’est en partie une question de moyens : “Politiquement, l’emprisonnement reste une solution “facile”, même s’il coûte cher [environ 50.000 euros par détenu et par an d’après des chiffres du SPF Justice de 2017, ndlr]. C’est la solution de force, la loi et l’ordre. On préfère emprisonner plutôt que de mettre de l’énergie dans la prévention ou dans l’éducation.”
Le système pénal échoue en partie aux trois fonctions qu’on attribue généralement aux peines.
De plus, tous les auteurs, écartés temporairement à l’intérieur des murs de la prison – une sécurité de fait à ne pas minimiser pour des victimes –, sortiront un jour. Selon une étude de l’Unité de Psychopathologie Légale (UPPL) et du Centre de Recherche en Défense Sociale de 2018, le taux de réincarcération après dix ans est de 37,6 % pour les délinquants sexuels. Dans le cadre des violences sexuelles, le système pénal échoue en partie aux trois fonctions qu’on attribue généralement aux peines : la dissuasion (empêcher un individu de commettre un délit ou un crime), la rétribution (le punir pour son comportement) et la réhabilitation (le réinsérer dans la société).
En Belgique, la question des victimes dans le système pénal devient un sujet brûlant dans les années 1990, suite à l’affaire Dutroux. En 1994, une première loi sur la médiation pénale entre en application. Cette procédure mise en place au niveau du parquet est une alternative aux poursuites pénales. Dans le cas où elle/il poursuivrait pour une peine maximum de 2 ans d’emprisonnement, la/le procureur·e peut proposer une médiation entre les parties en lieu et place des poursuites. Si les deux personnes acceptent d’y participer et qu’un accord est conclu, alors la/le procureur·e peut éteindre l’action publique, c’est-à-dire décider de ne pas poursuivre. Anne Lemonne confie : “C’est une procédure qui est très peu utilisée [elle constituait 0,5 % des décisions de clôture en 2019, ndlr], mais qui l’est dans le cadre de violences sexuelles. Elle peut prendre différentes formes : travail d’intérêt général, thérapie, médiation ou encore une formation pour l’auteur [comme l’organise l’asbl Praxis, ndlr].”
Une autre forme de médiation existe, sans constituer une alternative directe au système pénal. Elle se construit en parallèle, et est disponible à tout moment de la procédure et pour tous les faits, dans le cas où l’auteur ou la victime en fait la demande. Légiférées en 2005, ces nouvelles dispositions dans le Code d’instruction criminelle s’appuient sur un pilote mené depuis 1998 par Mediante du côté francophone et Moderator pour la Flandre. En Belgique, ce type de médiation représente entre 3 et 4.000 dossiers par an.
Antonio Buonatesta est l’un des pionniers de la justice restauratrice en Belgique et directeur de l’asbl Mediante. Pour parler des activités de l’asbl, il préfère utiliser le terme de “mise en communication” plutôt que de médiation : “Notre rôle est de sonder les besoins de chaque partie, si elles l’acceptent, sans chercher à restaurer la relation a priori. Nous rencontrons d’abord les deux parties individuellement. Notre rôle n’est pas de relayer les demandes de l’auteur, mais bien d’identifier avec la victime, en quoi l’auteur peut lui être utile.”
Dans son rapport d’activité de 2018, l’asbl précise que la mise en communication se fait dans 90 % des cas de manière indirecte et aboutit sur une rencontre dans 10 % des situations seulement. Comme Anne Lemonne le précise : “La médiation pénale ne cherche pas du tout à réconcilier les deux parties. C’est très différent de la médiation familiale dans le champ civil.”
Bien sûr, un risque d’instrumentalisation par l’auteur persiste, car ce dernier pourrait utiliser le processus dans le but de bénéficier d’un meilleur traitement judiciaire ou d’une extinction des poursuites. Dans le cas où un accord serait trouvé avec la victime, les deux parties peuvent décider de transmettre ces informations à la/au juge, qui peut ainsi être influencé·e dans le dossier. Cependant, si aucun accord n’est trouvé, la/le juge n’en est pas informé·e.
S’il existe encore un quelconque phénomène d’emprise, nous ne poursuivons pas la procédure.
Sur les 738 nouvelles demandes d’accompagnement reçues en 2018, 465 provenaient des auteurs, dont 314 de personnes détenues. Cependant, toutes les demandes n’aboutissent pas. En effet, comme l’explique Antonio Buonatesta, “lorsqu’il s’agit de violences faites aux femmes, nous sommes extrêmement vigilants. S’il existe encore un quelconque phénomène d’emprise, nous ne poursuivons pas la procédure. De plus, nos équipes sont formées par des professionnels pour appréhender au mieux ce qui se joue dans les rapports de domination. Nous conseillons toujours aux victimes d’être suivies en parallèle de la médiation et nous pratiquons, dans certains cas, la co-médiation avec des associations spécialisées ou des professionnels identifiés comme des personnes-ressources par la victime.”
La médiation ne convient pas à toutes les situations et n’est pas souhaitable dans tous les contextes. Comme l’explique Anne Lemonne, elle a pourtant le mérite de permettre aux victimes de choisir : “Il est hors de question d’envoyer les victimes dans la gueule du loup. Mais l’idée est aussi d’arrêter de choisir pour les gens ce qui est bon pour eux. Certaines victimes ont besoin de rentrer dans le processus de médiation, par exemple pour se rendre compte que [l’auteur] n’a pas changé.” Le processus de dialogue proposé par Mediante peut aussi aboutir à une rupture de la relation.
Replacer les victimes au centre
Anne Lemonne s’est entretenue avec des victimes qui ont fait le choix de la médiation en matière pénale. “Ce que les victimes viennent chercher dans une médiation, ce sont des formes de vérité qui ne sont pas du tout préformatées. Ce sont des choses auxquelles on ne pense parfois pas, des choses qui peuvent être très personnelles. Au cours d’un procès pénal, les questions ne recouvrent parfois que très partiellement celles qui préoccupent intimement les victimes. La question du : “Pourquoi moi ?” est par exemple souvent centrale, mais peut être ignorée dans le cadre pénal.”
Anne Lemonne cite ici l’un des besoins des victimes théorisé par Ruth Morris, celui de donner du sens. Le but de la justice réparatrice est de replacer la victime au centre, afin qu’elles ne se sente pas dépossédée de sa propre histoire. Pour certaines victimes, une forme de réparation peut être trouvée dans le fait d’aller échanger avec l’auteur, pour comprendre, pour poser des questions ou simplement pour exprimer leur ressenti ou leur colère.
La réparation peut passer par un dialogue avec l’auteur, mais les ressources déployées par les victimes de violences sexuelles sont beaucoup plus larges. Anna a été violée par son petit copain de l’époque, en rentrant de soirée, alors qu’elle dormait. Elle a longtemps minimisé ce qu’elle avait vécu : “Il m’a fallu six mois pour assumer et me dire que j’étais victime. Je n’en ai jamais parlé à la police, seulement à quelques amis. Je n’avais pas envie de donner mon nom, que ma famille soit au courant et de créer tout un processus autour de ça. Je ne savais pas quoi faire de ce statut de victime, mais j’ai décidé de l’assumer.”
Il n’y a pas un profil de victime de violences sexuelles, ni de bonnes ou de mauvaises victimes.
Il n’y a pas un profil de victime de violences sexuelles, ni de bonnes ou de mauvaises victimes, mais des chemins de réparation et des ressources différentes. Les conséquences sur la vie d’une personne et sur son entourage sont énormes et difficiles à quantifier. Anna explique : “Il a rompu quelque chose en moi. Je ne pourrai jamais m’en débarrasser, c’est un trauma pour la vie. J’ai été suivie par une psychologue qui m’a conseillé d’arrêter d’attendre des aveux et de penser à sa vision de la situation, mais d’essayer de faire mon chemin de mon côté. Aujourd’hui, même si je suis ouverte avec ma sexualité, il y a toujours des petites choses qui me bloquent. Lorsque cela arrivait, j’ai préféré l’expliquer à mes partenaires dans les relations amoureuses que j’ai eues par la suite. En parler plus, pour moi, c’est déjà une solution.”
Pour Marion, le défi principal était de canaliser sa colère : “Je pense que les rencontres que j’ai pu faire m’ont permis de ne rien lâcher. La colère qui m’animait était très forte, mais porteuse aussi. Ce qui m’a aidée, ce sont des mots qui légitimaient ma parole, des lectures, des moments libérateurs partagés avec d’autres, les psychologues que j’ai rencontrés, le cinéma. Surtout, de savoir que je n’étais pas la seule à avoir vécu ça et la sororité qui se tisse entre les victimes. Enfin, je dirais qu’on ne surpasse jamais vraiment le traumatisme, mais qu’on apprend à vivre avec. Le chemin de la réparation est long et sinueux, mais il existe.”
Si de nombreuses associations accompagnent les victimes, que fait-on des auteurs[1] ? En Belgique, peu de structures se spécialisent sur ces questions. Le suivi des auteurs est trop souvent un impensé des politiques de lutte contre les violences faites aux femmes. Nous avons rencontré l’une d’entre elles, l’asbl Praxis, qui accompagne des auteurs de violences conjugales et intrafamiliales via un travail de responsabilisation en groupe et organise des formations destinées aux professionnel·les.
L’asbl est composée d’une vingtaine d’intervenant·es (psychologues, criminologues, secrétaires…) et intervient sur l’ensemble des arrondissements judiciaires francophones par l’intermédiaire de plusieurs antennes, principalement à Liège, La Louvière et Bruxelles. En 2016, 72 % des personnes qui leur sont envoyées pour suivre un module d’accompagnement sont des personnes judiciarisées, suite à une décision de Justice (médiation pénale, mesure probatoire – qui permet à une personne condamnée de ne pas effectuer une peine, moyennant le respect de certaines conditions fixées par la Justice) et 28 % sont des personnes volontaires.
Un nombre important de personnes que l’on reçoit ont du mal à identifier, nommer et exprimer des émotions.
Durant ces groupes de responsabilisation, les participants sont amenés à tenir un carnet à compléter toutes les semaines, en décrivant les différentes émotions par lesquelles ils sont passés et les événements en lien avec leur ressenti. Ils sont aussi invités à écrire s’il y a eu des récidives. S’enchaînent alors différents exercices. “Un nombre important de personnes que l’on reçoit sont “alexythimiques”, c’est-à-dire qu’elles ont du mal à identifier, nommer et exprimer des émotions”, explique Louise Berré, psychologue à l’antenne de Bruxelles et animatrice de groupes de responsabilisation.
“Il y a des exercices obligatoires qui arrivent à un certain stade de leur participation, comme celui de raconter les faits de violence qui les amènent et, pour les autres membres du groupe, de se mettre à la place des protagonistes de la situation. L’idée est de travailler l’empathie, pour la victime, l’auteur, voire les enfants”, complète la travailleuse. Certains vont s’exprimer sur des violences subies dans leur parcours, qu’elles soient physiques, morales, voire sociétales, ce qui permet aux travailleurs/euses de faire des liens. Le fait de comprendre doit permettre de prévenir des actions violentes, mais jamais de les justifier.
Julie Lambert-Carabin, également psychologue chez Praxis, explique que les 45 heures du module d’accompagnement ne sont pas suffisantes pour éviter la récidive : “Avec la fenêtre qu’on a, on va essayer de tout mettre en œuvre pour que les faits de violence ne se reproduisent pas, mais c’est un objectif qui semble peu atteignable. C’est pour cela qu’on travaille avec d’autres asbl comme l’UPPL qui peut faire des cycles allant jusqu’à 75 heures, ou le Grand Hôpital de Charleroi qui travaille avec des auteurs et autrices de violences sexuelles sur mineurs durant toute la période de sursis, soit cinq années maximum. Mais nous devons aussi travailler les récidives dans nos groupes d’accompagnement et s’il y a une situation de dangerosité, il est de notre responsabilité personnelle de lever le secret professionnel et d’agir.”
“Réparer”, ou plutôt transformer ?
Une des premières critiques est le présupposé qu’il y aurait quelque chose à restaurer.
Le recours à ces peines alternatives dépend en grande partie de la sensibilité des magistrat·es. Certain·es privilégient une approche pénaliste, d’autres sont plus enclin·es à se tourner vers la justice réparatrice ; les deux, parfois, se combinent. Troisième voie : durant les années 1990-2000, des voix comme celle de Ruth Morris, émergeant de l’abolitionnisme pénal, commencent à se distancer de la justice réparatrice. Ainsi que l’explique Juliette Léonard, du Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion (CVFE) de Liège, dans son étude sur la justice transformatrice : “Une des premières critiques est le présupposé qu’il y aurait quelque chose à “restaurer” ou à “réparer”, autrement dit, selon Morris, sur l’illusion d’un possible retour à une vie pré-victimisation.”
De plus, elle n’est pas toujours possible, si l’auteur ou la victime refuse ou que l’auteur n’a pas été arrêté et condamné. Enfin, au-delà du fait que la médiation soit inconcevable lors de situations d’emprise, ces processus peuvent également ne pas convenir à certaines victimes qui “souhaitent tourner la page plutôt que de se voir réassignées à leur fonction de victime au gré des demandes (potentiellement nombreuses) de libération conditionnelle des auteurs. Elles peuvent par ailleurs se sentir “mauvaises victimes” de ne pas suffisamment s’impliquer dans les suites de l’infraction”, comme l’écrivaient Anne Lemonne et Christophe Mincke.
Face à ces limites naît l’idée de “justice transformatrice”. Elle prend naissance en Amérique du Nord et s’inspire particulièrement de la manière de rendre justice des populations autochtones et afro-américaines. Elle naît de communautés (personnes LGBTQIA+, travailleurs/euses du sexe, personnes sans papiers…) qui ne pouvaient pas recourir au système pénal, car un danger de criminalisation les menaçait.
Dénonçant la récupération de la justice réparatrice par le système pénal, la justice transformatrice a, au contraire, pour projet de l’abolir. Elle prône des formes non punitives de réponses aux préjudices et questionne la responsabilité collective dans la manière de rendre justice. Dans les cas de violences sexuelles, les conséquences dépassent les victimes et les auteurs. “Lorsqu’un préjudice est commis, il y a un devoir, pas seulement pour les auteurs, mais pour la communauté, de transformer les conditions sociales qui ont rendu possible ce préjudice”, défend Gwenola Ricordeau.
Se trouver un chemin
Des féministes en réflexion sur ces thématiques questionnent la responsabilité de la communauté, au sens restreint (groupe d’ami·es, cercle familial, collectif militant), mais aussi au sens large, dans la société en général. Comment faire pour que ces violences ne se produisent plus ? Caro et Marie (prénoms d’emprunt) font partie de la collective des Matrisses, un groupe bruxellois en non-mixité, sans homme cisgenre. Régulièrement, elles se réunissent avec d’autres pour réfléchir à la gestion des violences, des agressions et des conflits dans les milieux militants, qui ne sont pas exempts de violences.
“Après quelques assemblées générales, on a décidé de se constituer en groupe de recherche. Beaucoup de textes viennent des États-Unis et ne sont pas forcément traduits. Il est important pour nous de reconnaître les héritages des personnes qui ont théorisé la justice transformatrice et l’ont mise en pratique. On a envie de se créer une boîte à outils, afin de trouver un chemin entre l’exclusion pure et simple qui ne résout rien sur le long terme et la justice pénale, dont on connaît les limites”, expliquent-elles.
L’exclusion ne permet pas de se poser la question de la responsabilité collective.
Alors que les solutions avancées pour rendre justice sont souvent des formes d’exclusion, la justice transformatrice est plutôt favorable à ne pas “abandonner” l’auteur. Une mise à distance temporaire est parfois nécessaire ; mais l’exclusion ne permet pas de se poser la question de la responsabilité collective. Or, pour Marie, c’est primordial. “Les personnes responsables dans une situation qui pose problème ne sont pas que les auteurs de violences, mais aussi celles et ceux qui ne disent rien ou qui sont complices. Qu’est-ce que les autres peuvent faire face à cette situation et qu’est-ce qui peut être mis en place par la suite ?”
L’idée, ici, est d’amener un véritable changement. Au-delà de l’accusation, cela passe par un travail de l’auteur et des gens qui l’entourent pour prendre leurs responsabilités et transformer la communauté, afin que ces violences ne se reproduisent plus. Pour la collective, la justice transformatrice est une des réponses possibles pour agir concrètement, même si elle ne résout pas tout et n’est pas applicable à toutes les situations.
À partir des voix que nous avons écoutées, il semble que le système pénal actuel ne répond pas de façon adéquate aux besoins des victimes sexuelles. Des stratégies peuvent ainsi prendre place à plusieurs niveaux, y compris – et ce n’était pas l’objet de cet article, mais il est important de le mentionner – en améliorant le système de l’intérieur, notamment via des outils juridiques existants (Convention d’Istanbul, nouveau Code pénal, loi-cadre sur les féminicides). Les alternatives, qu’elles se rapprochent plutôt de la justice réparatrice ou de la justice transformatrice, proposent d’autres manières de rendre justice. Aucune, toutefois, ne devrait reprivatiser les questions de violences sexuelles et conjugales ou les limiter à des procédures informelles alors qu’elles commencent enfin à se trouver une place dans le débat public.
[1] Nous genrons le terme “auteurs” au masculin, car selon une étude de 2016 de Charlotte Vanneste de l’Institut de Criminologie et de Criminalistique, la proportion d’hommes signalés aux parquets belges pour des faits de violences conjugales est de 75,7 %. Selon des chiffres publiés fin novembre 2022 par le ministère de l’intérieur français concernant des infractions à caractère sexuel commises hors de la famille (la précision est importante), les victimes sont en majorité des femmes (86 %) et les agresseurs à 96 % des hommes.
Victoria Lomasko, artiste et autrice russe reconnue internationalement, est aussi opposante politique au gouvernement de Vladimir Poutine. À l’âge de 43 ans, après plus de dix ans de censure et d’intimidations, elle a fui son pays en mars 2022 à la suite de la déclaration de guerre à l’Ukraine. Elle était de passage à Bruxelles l’été dernier ; nous l’avons rencontrée au Centre culturel d’Uccle où elle a exposé sa fresque The Changing of Seasons.
Victoria Lomasko se souvient de son dernier jour en Russie, le 5 mars 2022 : “C’était un film d’horreur surréaliste, comme dans les films sur le fascisme. J’avais peur. Avant la guerre en Ukraine, la Russie était déjà une dictature, mais c’était invisible si vous n’étiez pas inclus dans les activités politiques dans les grandes villes comme Moscou et Saint-Pétersbourg. Les gens y vivaient un peu comme dans les pays européens. C’était possible de mener une vie personnelle paisible, sans se soucier des problèmes politiques et des enjeux sociétaux. Ce n’était pas ma vie… mais c’était possible.”
Victoria Lomasko a subi des intimidations bien avant la guerre en Ukraine. Par exemple, en 2013, à Moscou, ses dessins représentant le groupe punk féministe russe des Pussy Riot ont dû être retirés de l’exposition féministe “Journée internationale de la femme”. Mais le contexte n’était pas aussi dangereux. En Russie, la guerre a sonné le glas des dernières libertés. Quand elle a éclaté, de nouvelles lois sont entrées en vigueur.
Si tu sors de chez toi, tu n’es pas sûre de rentrer chez toi.
Comme l’explique Victoria Lomasko, “si tu dis que la guerre est une guerre, tu peux encourir jusqu’à dix ans de prison. Si tu quittes le pays, tu n’es pas sûre d’y retourner. Si tu sors de chez toi, tu n’es pas sûre de rentrer chez toi. Tu peux être arrêtée quelques mois, quelques années, ou payer une amende… L’incertitude est complète. Le gouvernement a déclaré la guerre à l’Ukraine et a déclaré l’Occident comme ennemi. Fraterniser avec l’Occident est donc un danger. On parlait aussi de fermeture des frontières. Vous imaginez, être enfermée avec un dictateur absolu qui peut faire n’importe quoi ?”
Victoria Lomasko n’a initialement pas d’intérêt pour la politique. Son objectif a toujours été de raconter les histoires de gens ordinaires, la vie de personnes vulnérables– et, d’après elle, en Russie, la plupart des gens, surtout en province, sont vulnérables.
“Tout sujet social en Russie est également politique, et il est dangereux de dépeindre une réalité sociale en détail, explique l’artiste.Il m’est arrivé de dépeindre la vie de personnes vivant en province dans mon travail. Leur quotidien est complètement différent de celui dans les grandes villes. Elles n’ont ni travail ni perspectives, elles boivent beaucoup d’alcool… Je voulais raconter tout ça.” Dans l’expérience de Victoria Lomasko, même avant la guerre contre l’Ukraine, le gouvernement ne voulait pas que de telles réalités, en effet très politiques, soient partagées.
L’artiste est horrifiée par la violence de la guerre contre l’Ukraine et des crimes de guerre contre la population ukrainienne. Elle témoigne aussi du fait que le gouvernement russe, qui veut faire taire toute forme d’opposition, s’en prend également aux Russes et aux Biélorusses. Elle raconte : “Nos maisons n’ont pas été bombardées mais toute opposition était suivie d’une visite de la police. Il y a eu beaucoup d’enquêtes. Tous les jours, je reçois des messages où j’apprends que des gens que je connais sont soit arrêtés soit interrogés. Les gens sont frappés, torturés, parfois mêmes violés. Aux dernières nouvelles, j’ai appris que l’un des personnages de mon livre “La Dernière Artiste soviétique” avait été battu et arrêté. Son nom est Mikhail Lobanov. L’environnement est asphyxiant.”
Victoria a réagi fortement à l’anxiété et au stress engendrés par ce climat dictatorial. Paniquée, elle ne pouvait ni manger ni dormir. À son arrivée en Belgique, elle s’est sentie prise dans un tourbillon d’événements historiques tragiques. Chaque nuit, elle faisait des cauchemars et revivait sa fuite. Les images d’horreur continuaient à défiler sous ses paupières.
“J’ai travaillé tous les jours en tant qu’artiste politique pendant plus de dix ans. Mais, à partir de 2013-2014, j’ai commencé à perdre l’accès à mon public en raison de la forte censure. De 2019 à 2021, je n’ai pu montrer mes œuvres au public russe que sur mes propres réseaux sociaux, et c’était vraiment dangereux.”
Pour suivre son travail, son public russe doit donc se procurer ses livres en anglais. Elle réagit en développant des collaborations à l’étranger – comme avec le New Yorker (USA), le Guardian (Royaume-Uni), Internazionale (Italie), die Tageszeitung (Allemagne), Knack (Belgique), Libération ou encore leCourrier International (France)…
Elle s’est aussi introduite clandestinement à la frontière entre la Russie et la Biélorussie pour “voir le peuple s’en prendre à Alexandre Lukachenko” (président biélorusse depuis 1994, dont la réélection à son 6e mandat en 2020 a été particulièrement contestée par des manifestations) et en a fait une bande dessinée. “C’était vraiment dangereux de prendre part à la révolution biélorusse et d’en parler”, affirme-t-elle.
Le féminisme comme oxygène
“Le féminisme devrait être aussi naturel que la respiration”, déclare-t-elle. Le public a commencé à la qualifier d'”artiste féministe” parce qu’elle parle beaucoup de la vie des femmes dans ses œuvres. “Le prisme du genre est crucial dans la vie des personnes marginalisées que j’ai voulu décrire. Par exemple, mon livre La Dernière Artiste soviétique [qui sort ce 17 février en français, aux éditions The Hoochie Coochie, voir plus bas, ndlr] n’aborde pas seulement la Russie. J’y parle aussi d’anciennes républiques soviétiques comme la Géorgie, l’Arménie et le Kirghizistan. Dans ces pays, la société est assez patriarcale et conservatrice. Pour beaucoup d’hommes, une femme artiste voyageant seule était une figure marginale, et tous n’étaient pas disposés à me parler. Les femmes, en revanche, étaient heureuses de me raconter leurs histoires, et il est évident qu’elles ne les auraient pas racontées à un artiste masculin.” Grossesse, avortement, violence sexuelle, travail domestique… Tant de sujets que Victoria Lomasko a abordés avec ces femmes.
En Russie, elle a été la curatrice de la première exposition féministe “Feminist Pencil”avec sa collège Nadia Plungian. L’exposition de 2012 était limitée, mais celle de 2013 a pris des proportions énormes. Elle se souvient : “Cette exposition était scandaleuse pour l’époque. Ce n’était pas admis de parler des problèmes que rencontraient les femmes. Nous avons présenté toutes sortes de violences.”
Tout en continuant à suivre l’actualité russe, Victoria Lomasko aspire désormais à apporter une autre perspective à son art, s’intéresse aux sociétés européennes… Son travail sera dorénavant influencé par son statut d’exilée.
Lorsque nous l’avons rencontrée, Victoria Lomasko participait au tournage d’un film documentaire sur son travail artistique dont la dernière partie a été réalisée à Bruxelles. Une opportunité qui lui offre du soutien administratif, émotionnel et économique. Une équipe de managers l’accompagne au quotidien.
Pour elle, la plus grande difficulté de son exil, en tant qu’artiste russe, c’est qu’elle n’a pas de visa long ou de permis de séjour temporaire. “Je dois me battre pour obtenir un nouveau visa court chaque jour, cela me rend folle et me fait perdre 50 % de mon temps. Je suis très limitée dans tous mes droits, je ne peux rien planifier, je ne peux pas commencer une nouvelle vie”, dénonce-t-elle.Ensuite, c’est le manque d’espace et de matériel. Sans son ordinateur, sans lieu de vie fixe, elle ne peut pas créer des œuvres élaborées.
Pour le moment, elle n’est pas en contact avec d’autres artistes exilé·es. Lors de notre entrevue, elle espérait toutefois rencontrer bientôt sa consœur Maria Alekhina, membre des Pussy Riot. Victime d’incarcérations à répétition pour ses contestations publiques du gouvernement de Poutine, Maria Alekhina avait fui la Russie, déguisée en livreur de nourriture, quelques jours avant notre entrevue. Et, en effet, quelques jours après notre rencontre, Victoria Lomasko s’est rendue au concert de Maria Alekhina en Belgique, à Louvain ; lors du spectacle, les Pussy Riot ont d’ailleursdiffusé ses dessins de leur procès.
Victoria continue à communiquer sur sa page Instagram. Quant à son public russe resté au pays, il ne peut pas publiquement interagir avec elle sur les réseaux sociaux. “S’ils likent mes posts ou qu’ils les repartagent, ils risquent plusieurs années de prison. Trois, cinq ou dix ans de prison… personne ne sait. C’est la loterie !”, déplore l’artiste.
Le boycott continue
Je déteste l’idée d’une culpabilité collective.
Victoria Lomasko est en colère contre les personnes qui punissent les dissident·es russes “pour leur sang et leur passeport”. Elle trouve injuste et affreux de boycotter les personnes politiques en exil qui tentent de survivre sans ressources. “Je déteste l’idée d’une culpabilité collective, s’exclame-t-elle (elle a élaboré sa pensée dans un article du New Yorker).Je me sens vraiment impuissante. Je suis contre la guerre, j’estime que c’est naturel d’être contre cette violence extrême. Mais je ne sais pas quoi faire de plus que de publiquement condamner ces actes…”
Bien qu’elle soit soutenue par son équipe de tournage, elle subit le boycott des institutions belges. “Je peux comprendre que des sanctions économiques soient infligées par l’Europe à la Russie pour la stopper. Mais il ne faut pas faire l’amalgame avec les citoyens et citoyennes qui ont dû fuir la Russie parce qu’elles étaient contre le régime de Poutine et la guerre !”
Au moment où nous la rencontrons, elle n’a pas de carte de banque. C’est donc très difficile pour elle d’effectuer des transactions. Elle a perçu une aide financière dans le cadre du tournage de son documentaire. La banque, interpellée par cette aide fournie à une femme russe, a téléphoné à l’administration de la production…
Victoria Lomasko n’a pas non plus la possibilité de se connecter au Wi-Fi public dans le métro bruxellois parce qu’elle a un numéro de téléphone russe. “Ce sont des petites actions humiliantes. Comment peuvent-elles arrêter les tanks, faire cesser la guerre ? Si tout le monde me boycotte, c’est comme si je n’avais pas fui la Russie”, dénonce la féministe.
La liberté d’expression, socle de la démocratie
Victoria Lomasko raconte qu’à l’époque de l’URSS, les idéologies étaient plus importantes que les individus. Il n’y avait pas de possibilité de s’exprimer. Elle espère qu’à l’avenir, l’expression de soi sera plus importante que l’idéologie. Elle souhaite qu’il n’y ait plus de frontières entre Est et Ouest. Elle aspire à un mélange des cultures, à un échange pacifique. Exilée mais libre, elle garde un œil sur les groupes minorisés en Belgique. Consciente que l’Europe a aussi ses problèmes, elle essaie de comprendre la trajectoire d’autres réfugié·es et s’intéresse à leur histoire. Son regard n’a pas de frontières.
Cet échange a été mené en anglais. Merci à la librairie coopérative bruxelloise Quartier Libre d’avoir facilité la rencontre !
Update de Victoria, neuf mois après son interview
Malgré le succès que rencontre son travail en Europe, Victoria a le sentiment que “l’Occident veut exploiter mes œuvres car elles sont dissidentes mais que moi, je ne suis pas la bienvenue et je devrais quitter l’Europe.” Elle se sent comme “un déchet” et vit dans l’inconnu.Un an après son arrivée, elle se bat toujours pour obtenir ses nouveaux papiers. Elle n’a obtenu qu’un document indiquant qu’elle a demandé un visa en Allemagne. Elle n’a encore ni compte en banque ni de carte bancaire. Pour ouvrir un compte, elle doit avoir un visa d’au moins 6 mois – ce qu’elle n’a pas. Et les banques en ligne ne veulent pas travailler avec les personnes détenant des passeports russes…
Certes, elle a reçu de l’aide de la part d’organisations artistiques européennes. En ce moment, elle dispose d’une bourse allemande pour un an. Elle devrait avoir un permis de séjour temporaire, le droit de gagner sa vie, un compte bancaire pour sa bourse. Mais en réalité, elle n’a rien. Les réfugiés·e russes continuent de vivre sous les sanctions : une “double peine”, selon elle.
Savez-vous que le racisme et les discriminations peuvent entraîner des conséquences néfastes sur la santé des personnes qui en sont victimes ? C’est ce que développe la psychologue clinicienne et psychothérapeute Yaotcha d’Almeida. Elle a publié un essai intitulé Impact des microagressions et de la discrimination raciale sur la santé mentale des personnes racisées, en prenant l’exemple des femmes noires en France. axelle l’a rencontrée pour parler avec elle de ce sujet, trop peu traité.
Pourquoi vous intéressez-vous à l’impact des microagressions et de la discrimination raciale, notamment chez les femmes noires en France ?
“Dans mon parcours – j’ai une formation en sociologie et en anthropologie –, c’est une question qui m’habitait et que j’ai eu envie de creuser lorsque j’ai fait un mémoire de recherche en psychologie pour mon master 1. D’autant plus que je n’avais jamais lu d’articles à ce sujet en psychologie clinique [une branche de la psychologie qui considère un·e patient·e dans sa globalité et dans sa singularité, ndlr]. Cela me tenait donc particulièrement à cœur. Ce sujet était aussi l’occasion de créer des discussions autour de moi, surtout entre femmes, même s’il m’arrivait aussi d’en discuter avec des camarades masculins. Je voulais apporter à cette question un éclairage scientifique.”
Vous êtes une femme noire, cela a-t-il joué un rôle dans le choix de ce sujet ?
“Exactement, je suis avant tout une femme noire vivant en France. Je me rendais compte de l’impact de toutes les remarques qui m’étaient destinées, même si à l’époque, avant cette recherche, je ne les désignais pas encore comme étant des “microagressions”. C’étaient soit des propos ou comportements qui n’étaient pas directement racistes mais que je percevais comme tels, soit des agressions qui l’étaient sans ambiguïté. Je pense aussi à tous ces empêchements : tout ce qu’on m’empêchait de faire ou que, moi-même, je m’empêchais de faire. Ou encore quand, à l’école, on me disait : “Tu ne pourras pas faire telle chose parce que ça va être compliqué pour toi”.
Ce qui m’a le plus motivée à travailler sur ce sujet, c’est le film Ouvrir la voix, d’Amandine Gay. Pour la première fois, je voyais mon expérience de femme noire portée à l’écran. Je me rappelle la réponse d’une des personnes interviewées qui disait qu’elle avait voulu aborder la question de la couleur de peau dans le cadre d’une psychothérapie et qu’il y avait eu un gros malaise, qu’elle avait senti que c’était impossible. Cela m’a rappelé une expérience personnelle : on m’a dit que le racisme, c’était “dans la tête”. Recevoir ce genre de commentaire dans le cadre protégé d’une thérapie, c’est une violence supplémentaire. On est en état de vulnérabilité, on va voir un·e spécialiste parce qu’il y a une souffrance et lorsqu’on aborde cette question, c’est l’invalidation. J’avais donc très à cœur d’aborder cette question du point de vue de la psychologie clinique.”
On aurait pu en citer bien d’autres… Des femmes, pionnières du journalisme, ont creusé des sillons. Aujourd’hui, nous continuons, dans leurs traces.
Séverine (1855-1929)
“Journaliste debout”
Caroline Rémy a 25 ans quand elle devient, en 1880, la secrétaire de Jules Vallès, fondateur du journal communard Le Cri du peuple. À la différence de nombre de ses collègues masculins que Vallès qualifie de “journalistes assis”, Caroline se rend “sur le terrain”. Première femme à diriger une rédaction en France, celle qui est devenue “Séverine” remplace son mentor et ami après sa mort en 1885. Libertaire et déjà féministe, elle se trouve isolée parmi les marxistes de la rédaction qu’elle juge “dogmatiques”. Elle claque la porte en 1888 pour vendre sa plume à qui la veut, journaux royalistes et antisémites compris. En 1897, elle rejoint La Fronde, journal féministe fondé par son amie Marguerite Durand. Elle couvre le procès Dreyfus, défend la cause du capitaine et accompagne la fondation de la Ligue des droits de l’Homme. Défenseuse du droit de vote des femmes mais aussi – rare chez les suffragettes – de l’avortement, Séverine documente son époque en même temps qu’elle embrasse les combats émancipateurs. Elle affirme un style empli de ses émotions et revendique d’observer le monde depuis un point de vue. Lorsqu’elle s’éteint en 1929, elle a signé plus de 6.000 articles, dont le premier jamais écrit sur les féminicides comme phénomène social, “Tueurs de femmes”, en 1896.
Gerda Taro (1910-1937)
Montrer et résister
Gerda Pohorylle, dite Gerda Taro, est morte renversée par un char en juillet 1937 à l’est de Madrid. Elle allait avoir 27 ans et couvrait la révolution espagnole comme photographe pour des journaux français. Nombre de ses clichés ont été attribués à son compagnon, le photojournaliste “Robert Capa”, fondateur de l’Agence Magnum. Ironie : c’est elle qui a construit le personnage de Robert Capa, supposé célèbre reporter américain, pour vendre les photos d’Endre Ernő Friedmann, exilé juif hongrois, photographe antinazi qu’elle rencontre à Paris en 1934. Juive allemande, elle s’y était réfugiée après avoir été emprisonnée à Leipzig pour avoir distribué des tracts contre Hitler. Elle fréquente les cercles d’exilé·es politiques et travaille dans une agence photo. Elle veut agir contre l’expansion du nazisme : elle prend un pseudonyme pour signer les articles qu’elle vend à la presse de gauche et se forme à la photo. En 1936, elle part avec Endre en Espagne pour documenter le soulèvement populaire contre Franco. Lorsqu’elle est fauchée par le char, Gerda s’était éloignée pour travailler seule, car son nom disparaissait des publications qu’elle produisait avec son compagnon.
Les saint-simoniennes (1832)
La naissance prolétaire de la presse féministe
“Comprenons notre puissance”, affirme la une de La Femme libre en août 1832 à Paris. Désirée Véret, Reine Guindorf, Suzanne Voilquin et Jeanne Deroin viennent de fonder le premier journal produit par et pour les femmes en France. Modiste, lingère, brodeuse et institutrice, elles se sont rencontrées rue Monsigny, dans une communauté qui prône l’égalité socialiste mêlée à la mystique chrétienne de “l’amour” : les saint-simoniens.
Exigeant l’égalité réelle, elles quittent le groupe pour créer les “saint-simoniennes prolétaires”. Dans la non-mixité, elles ont pris conscience qu’elles forment un groupe social mais refusent l’institutionnalisation de la séparation entre hommes et femmes. Elles ne veulent pas d’une place réservée mais la possibilité de toutes les occuper. Leur outil sera un journal autofinancé. Dans La Femme libre, puis La Femme nouvelle ou L’Affranchissement des femmes, les ouvrières écrivent leurs réflexions, leurs expériences, leurs désirs les plus intimes et même leurs désaccords. Outrepasser collectivement les règles de la bienséance, comme apprendre à écrire et à débattre, fait partie du projet pour donner naissance à une union de toutes les femmes, à partir d’une pratique totale de la liberté.
Shireen Abu Akleh (1971-2022)
La voix de la Palestine
“J’ai choisi le journalisme pour être avec les gens. Il n’est peut-être pas facile de changer la réalité mais, au moins, je suis en mesure de transmettre leurs voix au monde”, résumait Shireen Abu Akleh, journaliste américano-palestinienne, au magazine Newsweek en 2021. Le 11 mai 2022, à 6h33, la reportrice est tuée d’une balle dans la tête alors qu’elle couvre l’actualité aux abords du camp de réfugié·es de Jénine, dans le nord de la Cisjordanie. La balle a été tirée par un soldat israélien. La Palestine se lève avec la nouvelle : son visage s’affiche sur les écrans des cafés où la chaîne Al Jazeera tourne en boucle. Née à Jérusalem en 1971, la journaliste travaillait pour cette chaîne qatarienne depuis 1997 : elle incarnait la Palestine pour le monde arabophone. Restée célibataire, toujours sur le terrain, Shireen Abu Akleh rendait compte de chaque opération israélienne, interrogeait les autorités palestiniennes sans langue de bois et donnait la parole aux familles frappées par l’arbitraire de l’occupant. La légende qui l’entoure dit qu’elle a rencontré chaque famille de Palestine. Émaillées par des attaques de l’armée israélienne, ses funérailles ont mobilisé une foule jamais vue depuis la mort de Fayçal Husseini, figure politique palestinienne, en 2001.
Eugénie Rokhaya Aw Ndiaye (1952-2022)
L’exigence africaine
À 18 ans, Eugénie Aw rejoint les équipes de Dakar-Matin, organe de presse unique du Sénégal indépendant. Le président Senghor dirige le pays d’une main de fer face à ses opposants, qui le considèrent trop docile vis-à-vis de l’ancien colon. Rare femme journaliste à l’époque, Eugénie Aw participe aussi à la rédaction de Xare bi (“La lutte”, en wolof), journal clandestin qui investigue sur les abus du régime. Arrêtée en 1975, elle est emprisonnée dans des conditions si difficiles qu’elle perd l’enfant qu’elle porte. Licenciée, elle reprend sa carrière dans la presse catholique et s’intéresse à la situation des femmes. En 1980, elle organise un séminaire des femmes journalistes à Dakar. Partie étudier au Québec en 1988, elle s’y installe. Participant à des missions des Nations Unies, la journaliste se trouve au Rwanda à la veille du génocide des Tutsis : c’est la déflagration, elle décide de rentrer au pays pour “former une génération de journalistes respectueux des lois universelles du métier et sensibles aux réalités de leur continent”. Chapeautant école et conseil déontologique des journalistes, à la veille de sa mort, Eugénie Aw Ndiaye était devenue une référence journalistique majeure du Sénégal et sur le continent.
Anna Politkovskaïa (1958-2006)
“Citoyenne” morte pour la vérité
En octobre 2006, la journaliste russo-américaine Anna Politkovskaïa est assassinée par balle dans la cage d’escalier de son immeuble moscovite. Fille de diplomate née à New York, la journaliste choisit d’étudier puis de vivre en Russie à la fin des années 1970. Dès l’été 1999, elle couvre la guerre de Tchétchénie pour le journal indépendant Novaïa Gazeta (exilé en Lettonie en avril 2022 pour contourner la censure). Elle gagne une notoriété internationale en documentant rigoureusement la réalité de guerre pour les populations et les atteintes aux droits humains du pouvoir russe et de ses partisans tchétchènes. “Poutine n’aime pas les êtres humains. Il nous considère comme un simple moyen”, résumait la journaliste dans son livre La Russie selon Poutine, publié en 2004. Quelques mois plus tard, elle survit à une tentative d’empoisonnement. Pourtant, elle refuse d’envisager l’homme comme un “tyran-né” : elle décortique le système qui l’a produit et pointe la centralité du KGB et de la police politique dans l’État russe. Primée de multiples fois à l’international, Anna Politkovskaïa a toujours refusé de s’exiler mais aussi de se qualifier d'”opposante” à Vladimir Poutine, se préférant “citoyenne russe”, en quête de vérité.
Lire, c’est bien ; se parler, c’est bien aussi ! À l’occasion des 25 ans d’axelle, nous vous proposons, tout au long de l’année, des rencontres en Wallonie et à Bruxelles. L’occasion de nous outiller sur le rôle des médias dans la démocratie et sur le traitement médiatique des femmes, mais aussi de décoder ensemble les rouages de nos expériences journalistiques féministes. Voici le programme, complété au fur et à mesure. On se voit ?
En ce moment, beaucoup de personnes sont déboussolées dans leur rapport aux médias. Le poids des “fake news” sur l’information grandit avec l’influence de grands groupes capitalistes. L’utilisation des réseaux sociaux en circuit fermé concourt lui aussi à un sentiment de méfiance envers les médias et le monde politique. Mais, de notre point de vue féministe, les médias ont leur part de responsabilité : enfermement des femmes dans les rubriques “famille” ou “santé”, traitement médiatique calamiteux des violences envers les femmes, absence de femmes expertes, de femmes issues de la diversité… Globalement, les hommes représentent 75 % des sujets d’information. Comment, en tant que femme, en particulier quand on est issue des milieux populaires et/ou d’une minorité, faire confiance alors qu’on est si mal représentée ? Ce n’est pas possible !
Dans ce contexte et à l’occasion des 25 ans de notre magazine, nous organiserons tout au long de l’année une série de rencontres avec vous. Pour nous outiller sur le rôle des médias dans la démocratie et sur le traitement médiatique des femmes. Et pour décoder ensemble les rouages de nos expériences journalistiques féministes, à partir des histoires que nous racontons dans axelle mais aussi de tout ce que vous voulez pointer, de tout ce que vous voulez changer dans notre société, dans les médias. Est-ce qu’un magazine qui met en mots les oubliées du monde d’aujourd’hui peut donner à voir celui de demain ?
À Louvain-la-Neuve, en février
On vous propose une rencontre grand public en partenariat avec Vie Féminine Brabant wallon sur le thème du journalisme féministe, à partir de l’exemple de nos enquêtes sur les violences sexistes et sexuelles dans trois universités belges (UCLouvain, ULB, ULiège). Ensemble, nous formulerons des suggestions, des recommandations et des propositions collectives pour un meilleur traitement médiatique des sujets concernant les femmes.
Jeudi 16 février de 19 à 21h, à la Maison du développement durable, 2 place Agora, 1348 Louvain-la-Neuve.
À Bruxelles, en mars
Le 30 mars, nous organisons une rencontre grand public en partenariat avec Vie Féminine Bruxelles. Nous parlerons des enjeux du journalisme féministe, nous aurons un moment d’échange autour des sujets que vous souhaiteriez voir plus souvent ou mieux abordés par les médias (y compris axelle !) et… nous partagerons un moment festif, car on n’a pas tous les jours 25 ans !
Jeudi 30 mars de 18h à 20h, 20a rue Alphonse Vandenpeereboom, 1080 Molenbeek-Saint-Jean (métro Osseghem).
À Mons, en mars
Le festival Guerrières prône l’émancipation et la liberté de disposer de son corps et de son esprit. Dans le cadre de ce festival et en partenariat avec Vie Féminine Centr’Hainaut, axelle animera une rencontre autour des représentations des femmes dans les médias et les alternatives féministes. Cette rencontre a été imaginée en 1ère partie de la pièce de Sabine Pakora, La Freak (jouée à 20h). Il s’agit de l’autofiction poétique d’une actrice en proie à ses doutes sur les rôles qu’elle incarne. L’autrice, réalisatrice et interprète de la pièce y convoque des personnages stéréotypés… pour mieux les confronter à leurs clichés.
Mercredi 15 mars de 17h30 à 19h30, à la Maison Folie, 8 rue des Arbalestriers, 7000 Mons. La rencontre sera suivie d’une petite pause avant la pièce de théâtre.
À Charleroi, en mars
Dans le cadre de la plateforme carolo Femmes de Mars, axelle et Vie Féminine Charleroi organisent une rencontre en non-mixité autour du rôle des médias dans la démocratie et du traitement médiatique des femmes.
Mardi 14 mars à 10h, à la bibliothèque du Vecteur, le Rayon, 30 rue de Marcinelle, 6000 Charleroi.
Et quand chez vous ?
D’autres rencontres sont prévues tout au long de l’année. Vous en serez évidemment informées dans nos pages, sur nos réseaux sociaux et notre site web.
Vous pouvez aussi nous suggérer des idées de lieux à investir, voire même… nous inviter, si vous êtes un petit groupe ! Contactez-nous : axelle @ skynet.be ou 02 227 13 19.
Avec le soutien de la FWB et du Conseil supérieur de l’éducation aux médias.