Les femmes de Greenham sont toujours en marche

En août 1981, trente-six femmes marchent 170 kilomètres pour protester contre la décision de l’OTAN de stocker des missiles nucléaires américains en Angleterre, sur la base de Greenham Common. À l’arrivée, certaines installent un campement sur place qui devient vite non-mixte. Les actions non-violentes et créatives commencent. L’occupation durera 19 ans. Ce mouvement social inédit des “Greenham Women” a été célébré 40 ans après par une nouvelle marche. Pour que ces femmes ne soient pas oubliées de l’histoire.

Charlotte Winter, 61 ans, bénévole dans un centre de soins palliatifs, est venue avec son chien Percy. Elle a vécu à Greenham à partir de 1983, alors qu'elle avait 21 ans, et y est restée quatre ans. Elle a participé à l’action baptisée "Embrace the Base". "Greenham, ce n'était pas juste une protestation contre le nucléaire ; c’est là que j’ai appris le plus de choses à propos de notre monde", affirme-t-elle. Lors de ce week-end de commémorations, c’était la première fois qu'elle revenait à Greenham : "Je suis sur ces terres qui sont devenues publiques légalement, c'est très émouvant." © Sophie Boutboul (légende) et Léonor Lumineau (photo)
© Sophie Boutboul (légende) et Léonor Lumineau (photo)

 

Sue Say, 57 ans, décrit Greenham comme un “tournant” de sa vie. Elle y est arrivée à 18 ans. “Greenham, ce n’était pas juste anti-nucléaire, c’était aussi faire des liens entre les bombes et la violence masculine, ouvrir les yeux sur le patriarcat, sur l’apartheid, et malheureusement 40 ans plus tard, on doit toujours combattre les violences des hommes…” Elle estime que son expérience à Greenham lui a permis d’éclore en tant que femme, lesbienne, militante. Elle regrette tout de même que “seules les Blanches qui n’étaient pas de la classe ouvrière étaient mises en avant pour les interviews à l’époque, car j’avais beaucoup de choses à dire et personne ne voulait m’entendre.” Le sourire lui revient quand elle évoque ses courses-poursuites avec la police, déguisée en tigre et d’autres femmes en panda. “J’ai aimé notre créativité, on prenait même de grosses serviettes hygiéniques pour protéger nos genoux dans les actions.” Elle a montré aux jeunes activistes le geste qui embarrassait la police à l’époque : mettre ses mains en triangle sur son vagin puis les lever vers le ciel. “C’est le geste qui symbolise notre chatte, ça, ça les gênait, les policiers”, se marre-t-elle.

Face au CPAS : frondeuses, pas fraudeuses

Se rendre dans un bureau du CPAS ? Elles finissent par en avoir peur. De nombreuses femmes de la province de Namur ont exprimé les difficultés qu’elles rencontraient. Un groupe de travail de Vie Féminine a croisé leurs témoignages. De cette mise en commun est né un petit guide d’informations, premier pas d’une démarche au long cours pour faire respecter leurs droits.

© Lara Pérez Dueñas, pour axelle magazine

Un CPAS ? “Centre public d’action sociale, qui assure la prestation d’un certain nombre de services sociaux et veille au bien-être de chaque citoyen”, définit le site officiel belgium.be. Vraiment ?

Témoignages

“On me demande de trouver du boulot. J’ai trouvé un travail qui commençait pendant les vacances scolaires et donc j’ai cherché un stage pour mon fils. J’ai trouvé une association qui organise des stages à 30 euros la semaine. Pour l’inscrire, j’ai dû avancer l’argent, il fallait payer les semaines à l’avance. J’ai demandé une aide au CPAS pour les frais d’inscription, celle-ci m’a été refusée car j’avais déjà donné l’argent. J’aurais dû faire une demande, attendre la réponse et puis payer l’inscription. Si j’avais fait comme le CPAS l’exigeait, je ne savais pas aller travailler puisque, le temps que ma demande passe au conseil et soit traitée, soit je ne me rendais pas au travail, soit je laissais mon fils seul.”

Autre témoignage : “J’avais l’impression que Madame M., l’assistante sociale qui suit mon dossier au CPAS, ne faisait pas confiance à l’avis de mon médecin généraliste, de ma psychologue et à moi-même, comme si elle remettait en question mes problèmes de santé et la lucidité sur ma situation personnelle [pour l’obliger à chercher un emploi, ndlr]. Elle a tellement insisté que je lui ai fait part de mes difficultés de santé, j’étais profondément mal à l’aise par son intrusion dans ma vie privée et mon dossier médical.”

[…]

Lenteur et formulaires

Ce sont quelques-uns des témoignages récoltés dans la province de Namur. Animatrice de Vie Féminine à Couvin, Géraldine Simon a constaté que les femmes “sont parfois reçues de façon irrespectueuse, jugeante, condescendante, hostile, lacunaire…”, alors que ce service, créé en 1976, tout le monde y a droit. Dans “le but de permettre à chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine”, précise encore le site officiel.

Premier constat du groupe de travail : la lenteur des procédures et le manque de suivi. Et souvent, aucun accusé de réception d’une demande d’ouverture de dossier n’est remis lors du premier entretien. Au deuxième, il faut recommencer à remplir les formulaires, à moins que l’assistante sociale ne soit absente et que le dossier reste en suspens, bien que le suivi doive être assuré par ses collègues. Il arrive alors que les demandeuses restent sans revenu pendant des semaines, voire des mois. Le premier conseil du guide Mes droits face au CPAS, c’est de ne pas sortir sans preuve d’ouverture de dossier.

Deux expertes, une réforme : (2) Diane Bernard révèle le contenu de l’audition de Fem&LAW sur la réforme du Code pénal

Docteure en droit et philosophe, Diane Bernard fait partie de l’asbl Fem&LAW, abordant le droit dans une perspective féministe. Elle a participé à l’élaboration d’un Code commenté dans une perspective de respect des droits des femmes, dont le but était, entre autres, de montrer que des lois ne tenant pas compte des inégalités de terrain les renforcent. Son asbl a été auditionnée ce mardi 26 octobre au Parlement au sujet de la réforme du Code pénal en matière sexuelle.

Diane Bernard D.R.

Une interview publiée sur notre site en même temps que celle de Françoise Tulkens, référence dans le monde du droit belge et européen, qui a siégé durant 14 ans à la Cour européenne des droits de l’homme.

Diane Bernard, que pensez-vous du parcours de ce projet de réforme du Code pénal, volet  infractions sexuelles, en discussion pour le moment ?

“Dans notre “Code de droits des femmes”, nous avions tâché de démontrer à quel point lire le droit “avec des lunettes de genre” était pertinent. Car les règles ne sont pas pensées pour les femmes comme pour les hommes, elles n’ont donc pas les mêmes effets sur les unes et les autres, même quand elles ne semblent plus discriminatoires.

Tout à l’inverse, l’optique explicitement choisie dans le projet actuel de réforme du Code pénal est celle de la “neutralité de genre”. Le gouvernement affirme, dans l’exposé des motifs, que c’est là ce qui permet que les infractions soient “conforme[s] au principe de précision”.

Outre que la précision n’est pas un principe juridique, à ma connaissance, cette perspective prétendument neutre me semble aberrante. Toutes les études sociologiques et statistiques révèlent que l’immense majorité des infractions sexuelles sont “sexo-spécifiques”, c’est-à-dire qu’elles concernent les hommes et les femmes de façon différenciée. L’immense majorité des auteurs en sont des hommes, les femmes formant l’immense majorité des victimes. Où donc se trouve la “précision”, lorsqu’on incrimine des faits sans tenir compte de la réalité ? Comment prétendre travailler de façon neutre quand on nie les inégalités que révèlent les infractions sexuelles ?”

Cette perspective neutre est-elle défendable d’un point de vue strictement juridique ?

“Non. Depuis 2009, la Cour européenne des droits de l’homme qualifie en effet les violences envers les femmes – et donc, notamment, les infractions sexuelles qu’elles subissent – d’atteinte à leurs droits fondamentaux mais également de discriminations fondées sur le sexe.

Et depuis le 1er juillet 2016, la Convention d’Istanbul est en vigueur chez nous. L’État belge a dès lors “reconnu” que “les femmes et les filles sont exposées à un risque plus élevé de violence fondée sur le genre que ne le sont les hommes” et que “la violence domestique affecte les femmes de manière disproportionnée [bien] que les hommes [puissent] également être victimes de violence domestique”.

En ratifiant la convention, l’État belge a aussi, plus largement, reconnu que “la violence à l’égard des femmes est une manifestation des rapports de force historiquement inégaux entre les femmes et les hommes ayant conduit à la domination et à la discrimination des femmes par les hommes, privant ainsi les femmes de leur pleine émancipation” et que “la violence à l’égard des femmes est un des mécanismes sociaux cruciaux par lesquels les femmes sont maintenues dans une position de subordination par rapport aux hommes”. Ce ne sont plus là des propos de “féministes radicales” : ce sont des obligations juridiques, sur lesquelles le gouvernement a visiblement décidé de s’asseoir.

Bien sûr, il y a des innovations intéressantes, dans ce projet de réforme, mais ce “problème de vision” se fait sentir tout au long du texte. Dans la définition des infractions et des peines, où donc est l’enjeu de protection des victimes, et celui de prendre à bras-le-corps le phénomène de société que constituent les violences sexistes et sexuelles envers les femmes ? Ce problème se fait aussi sentir dans certains silences. Comment parler de sanctions sans continuer le travail vers leurs prolongements, par exemple ce qui concerne le logement, l’hébergement des enfants ?”

Fem&LAW vient d’être auditionnée par le Parlement : quels points avez-vous développés ?

“Nous avons tâché d’expliquer le problème de vision que je viens d’évoquer, pointant que la “neutralité” ressemblait à du politiquement correct plutôt qu’à une action volontariste. Dans la foulée, nous avons voulu attirer l’attention des parlementaires sur le fait que modifier des textes était certainement compliqué et chronophage mais que l’essentiel, pour nous, résidait dans le concret – dans l’”effectivité du droit”, comme disent les juristes. Pour nous, c’est l’effet du droit dans et sur la vie des femmes, qui compte.

Pour nous, c’est l’effet du droit dans et sur la vie de femmes, qui compte.

On leur a donc demandé comment serait évité un nouvel arrêt BV c. Belgique : dans cette décision de 2017, la Cour européenne des droits de l’homme a sanctionné l’État belge pour son inaction suite à un viol, considérant qu’aucune “mesure adéquate” n’avait été posée, qu’aucune “enquête sérieuse et approfondie” n’avait été menée, au point de violer le “volet procédural de l’article 3” de la Convention qui interdit la torture, les traitements inhumains et les traitements dégradants.

Nous avons également attiré leur attention sur un arrêt plus récent encore, dans lequel la Cour a condamné l’Italie pour avoir fait œuvre de “victimisation secondaire” à l’encontre d’une femme victime de violences sexuelles du fait de “propos culpabilisants, moralisateurs et véhiculant des stéréotypes sexistes” tenus par de hautes autorités judiciaires, dans le cadre d’une procédure pénale menée à la suite d’une plainte pour viol en réunion.

Les incriminations et peines actuellement inscrites dans notre arsenal pénal sont certes perfectibles mais c’est, avant tout, leur mise en œuvre qui laisse à désirer – quand elle n’est pas tout aussi problématique que ce que la CEDH vient de reprocher à l’Italie. Les associations de femmes le disent depuis des décennies.”

Avez-vous fait également des recommandations plus précises ?

“Nous avons par exemple recommandé que toute personne portant plainte pour infraction sexuelle bénéficie immédiatement d’un accompagnement psycho-médical et du conseil d’un·e avocat·e, par extension du système “Salduz” aux victimes [cette loi impose en principe la présence d’un·e avocat·e aux côtés de tout·e suspect·e interrogé·e, ndlr].

Nous avons aussi suggéré d’aller plus loin que les propositions concernant le consentement. Pour nous, l’absence de consentement doit être présumée, de façon simple – c’est-à-dire contestable par l’auteur·e accusé·e – quand la victime était sous l’influence d’un psychotrope (alcool compris) ou lorsqu’elle a été victime d’inceste par la personne qu’elle accuse.

Nous avons également parlé de l’inceste, qui ne doit à notre sens pas être “dégenré” et doit s’accompagner de conséquences non pénales, la déchéance des droits parentaux, par exemple. Il n’était pas simple de réagir de façon précise et constructive, en peu de temps et peu de pages, à un projet aussi large.”

Est-ce que ce texte est selon Fem&LAW une avancée pour le respect des droits des femmes ?

“Je parlerai en mon nom car l’association n’a pas (encore) rendu d’avis aussi bref à ce sujet. Certains éléments sont intéressants, l’intention est parfois louable : la redéfinition du consentement, par exemple, qui est quasiment présumé par le droit en vigueur, ou l’incrimination de l’inceste.

Reste à voir ce qui changera concrètement pour les femmes et pour leurs enfants.

Mais l’esprit général est décevant, comme je le disais tout à l’heure. Je crois que le focus est placé ici sur les violences sexuelles mais pas sur les inégalités entre hommes et femmes… ce qui risque de faire de ce projet une occasion ratée.

Et puis, surtout, je reste prudente, très prudente : pour moi, comme pour toutes les membres de Fem&LAW, l’objectif est l’égalité dans les faits, l’effectivité des droits. Réécrire un code, c’est joli et politiquement vendeur mais ça ne règle aucun problème réel… Reste donc à voir ce qui changera concrètement, dans les commissariats de police, les salles d’audience et les décisions de justice, pour les femmes, et leurs enfants, qui sont aussi victimes de ce que subissent leurs mères.”

Quelle conclusion avez-vous adressée aux parlementaires ?

“Nous avons voulu achever notre intervention par une réflexion un peu provocatrice sans doute, à la Chambre du moins, mais destinée à souligner le caractère encore androcentré [centré sur les hommes, ndlr] du droit, et de ce projet. Nous avons interrogé la pertinence de la pénétration comme critère faisant la “grande distinction” entre les infractions de viol et d’atteinte à l’intégrité sexuelle (l’actuel “attentat à la pudeur”).

J’ignore comment, et même si, cela aura été entendu, mais c’était une modeste façon d’inviter les parlementaires à aller jusqu’au bout de l’ambition affichée par le gouvernement dans ce grand projet de réforme : puisqu’on réinterroge l’ensemble du droit relatif aux infractions sexuelles, allez-y. De façon plus pragmatique, nous avons aussi rappelé notre disponibilité pour de plus amples échanges.

J’espère très sincèrement que tout ce qu’auront dit les associations de femmes, dans leur diversité, à partir de leurs expériences et expertises respectives, sera entendu. Notre propos était incomplet mais, toutes ensemble, nous avons ouvert des pistes, posé les questions là où elles sont indispensables, bref : nous avons concrètement participé à l’effort parlementaire.”

Deux expertes, une réforme : (1) Françoise Tulkens s’exprime sur le projet de réforme du Code pénal en matière sexuelle

Elle est une référence dans le monde du droit belge et européen. Françoise Tulkens souhaite que l’institution de la Justice soit plus accessible et tienne davantage compte des femmes, dans toute leur diversité. La juriste nous avait accordé un long entretien dans le n° 191 : nous l’avons à nouveau sollicitée pour qu’elle partage avec nous son analyse du projet de réforme du Code pénal en matière sexuelle. Qu’elle questionne, et dépasse, appelant notamment à une “présomption irréfragable de non-consentement”.

Propos recueillis par Véronique Laurent et Sabine Panet.

© Fondation Roi Baudouin

Une interview publiée en même temps que celle de Diane Bernard, docteure en droit et philosophe, membre de l’asbl Fem&LAW et auditionnée le 26 octobre au Parlement au sujet de la réforme.

Après avoir enseigné à l’UCL, Françoise Tulkens, docteure en droit licenciée en criminologie, a siégé durant 14 ans à la Cour européenne des droits de l’homme. Elle n’a pas hésité à y entrer en dissidence, seule contre tous, au nom de la liberté et de l’égalité. On se souvient notamment de sa position divergente en 2004 dans l’affaire Leyla Sahin : la Cour ne condamna pas la Turquie pour avoir exclu de l’université une jeune femme portant le foulard. Françoise Tulkens, en désaccord avec cette décision, déclare alors : “Vouloir la liberté et l’égalité pour les femmes ne peut signifier les priver de la chance de décider de leur avenir.”

Cette juriste reconnue éclaire pour axelle les enjeux de la réforme du Code pénal en matière d’infractions sexuelles, débattue actuellement au Parlement avant d’être amendée puis votée. Une interview sous forme de contribution démocratique à un débat crucial qui ne fait malheureusement pas la une des médias.

Pouvez-vous d’abord nous expliquer ce qu’est un Code pénal ?

“Un Code pénal, ce n’est pas une loi quelconque appelée à être modifiée régulièrement. C’est une forme particulière de législation qui, même si toutes les lois sont importantes, a symboliquement une force plus grande. Une fois qu’on a la prétention de faire un Code, on a aussi celle d’être complet, cohérent, et d’avoir sur toutes les questions qu’il aborde une réflexion fondamentale.”

Réflexions qui prennent du temps. Or, dans l’exposé des motifs, le gouvernement justifie l’urgence de cette réforme du Code pénal en matière sexuelle par la priorité donnée à la lutte contre les violences faites aux femmes. Quelle réflexion vous inspire ce timing ?

“C’est bien de réformer les textes, il faut les améliorer. Au niveau de l’urgence, toutes les dispositions pénales, toutes les infractions, sont des priorités. Cela me semble un brin démagogique de, tout d’un coup, faire des infractions sexuelles LA priorité. Le vrai problème en la matière se situe davantage au niveau de la mise en œuvre du Code pénal. Dans cette matière particulièrement, l’essentiel de l’essentiel, c’est quand même la pratique. C’est la question cruciale.”

Pouvez-vous aussi nous expliquer le rôle d’un “exposé des motifs” ?

“Comme il s’agit d’un projet émanant d’un ministre [en l’occurrence Vincent Van Quickenborne, Open Vld, ministre de la Justice, ndlr], on appelle la partie introductive “exposé des motifs”. L’exposé des motifs sert à dire ce que l’on veut faire. Un ministre doit expliquer clairement d’où il vient, quelles sont les matières qu’il entend traiter, quels sont les problèmes que celles-ci posent, quelles sont les orientations nouvelles, et quels sont les principes directeurs.

Cet exposé joue un rôle capital, parce qu’il va guider l’interprétation du texte de loi, qui n’est jamais parfaitement clair et exempt de toute interprétation. Que certaines définitions soient données [comme celle du consentement, voir plus loin, ndlr] fait dire au ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne que ça limitera l’interprétation ; c’est illusoire.

Tout texte de loi, tôt ou tard, va être soumis à l’interprétation, parce que les situations ou les infractions changent au fil du temps pour prendre d’autres formes : c’est l’ajustement des textes aux réalités sociales du moment. Cet ajustement se fait au départ des principes généraux contenus dans l’exposé des motifs, qui se doit d’être clair, net, précis. Généralement, un exposé des motifs fait 7 ou 8 pages ; ici, il y en a presque une centaine.”

Le volet “infractions sexuelles” est donc séparé des autres infractions. Qu’est-ce qui justifie cette séparation ?

“Il y a quelque chose de compliqué dès le départ dans cette démarche. Quelque chose qu’il faut interroger… C’est très important de s’occuper des infractions en matière de violences sexuelles, mais le faire comme ça, en les extrayant de tous les principes généraux du droit pénal, c’est étrange, alors qu’ils sont indissociables. Si on veut le faire, il faut bien le faire, et non en retirant artificiellement une matière du Code pénal général et en la coupant de ses racines.

Le droit pénal général est divisé en trois livres. Premier livre : les principes généraux (avec la question des peines, par exemple). Livre deux : les infractions – sur lequel il n’y a jamais encore eu de réforme d’ensemble, c’est vrai. Livre trois : la procédure pénale pour mettre tout ça en œuvre. Sur le plan technique, pourquoi retirer les infractions en matière sexuelle de la réforme générale du livre deux ?

Les dissocier des principes généraux ne sera pas si facile à appliquer ; il existe une forme de cohérence entre les différentes infractions, et ce chapitre sur les infractions sexuelles est évidemment dépendant des décisions qui seront prises au niveau des principes généraux, en ce qui concerne essentiellement la question de la peine. Dans la réforme générale, concernant le livre un sur les principes généraux, est justement discutée la question de savoir si on maintient la division entre crime, délit et contravention. Ici, on parle toujours de “crimes sexuels”, or le législateur veut supprimer la catégorie crime : toutes les infractions sexuelles seraient alors qualifiées de délits.”

Ne serait-ce pas, dans ce cas, le signe symbolique d’une moindre gravité accordée par la société aux violences sexuelles ?

“C’est le Parlement qui va en décider. La loi doit être votée au Parlement. Il faut que les parlementaires insistent sur les exigences de la Cour européenne des droits l’homme par rapport à la qualité de la loi : précise, claire et accessible. Et il faut donc poser la question de comment ces nouvelles dispositions vont pouvoir s’articuler par rapport aux dispositions du nouveau Code pénal général.”

Le texte de réforme nous est apparu particulièrement ardu à comprendre dans son ensemble. Est-ce qu’un Code pénal est censé être compréhensible pour tout le monde ?

“J’ai rarement vu quelque chose d’aussi indigeste. Il faut le dire et le répéter, un Code pénal doit être une œuvre que l’on montre au public auquel il s’adresse. Il doit être accessible, c’est une de ses qualités essentielles, indispensables. Les éléments techniques doivent être présents, mais le Code est à la disposition de la population, d’autant plus en matière pénale. Les infractions doivent être décrites de manière précise pour que les gens puissent ordonner leur conduite. C’est très théorique, mais c’est quand même l’idée : dire ce qui est interdit, et, a contrario, ce qui ne l’est pas. Si le public ne comprend pas, la qualité de la loi, comme dit la Cour européenne des droits de l’homme, n’est pas respectée.”

Lorsque l’on veut s’attaquer, en matière de Justice, à la lutte contre les violences sexuelles faites aux femmes, quels sont les autres secteurs à réformer – peut-être prioritairement ?

“C’est important que l’on se préoccupe dans le Code pénal des violences sexuelles à l’égard des femmes, que l’on parle d’intégrité sexuelle, j’y suis totalement favorable. Mais si on veut exercer une action à moyen terme, il faut inscrire ce respect dans le contexte des effets négatifs sur le plan personnel de la violence fondée sur le genre, elle-même inscrite dans un contexte social économique et politique bien plus large. Avec les mesures d’austérité, les droits des femmes en ont par exemple pris un fameux coup.”

Que pensez-vous du fait que les associations de terrain de défense des droits des femmes n’ont pas été consultées au moment de l’élaboration du texte – certaines le sont actuellement, dans le cadre des auditions parlementaires ?

“Ça, c’est vous qui me l’apprenez ! C’est d’autant plus étrange qu’il existe aujourd’hui une Conférence Interministérielle sur les droits des femmes, la CIM, pour laquelle j’ai moi-même été nommée experte. On m’a déjà demandé des petites choses mais, depuis un moment, plus de nouvelles… L’idée de cette commission est pourtant très bonne : que tous les ministères se mettent ensemble pour des matières qui touchent à différents secteurs. Il faut prendre cette matière des infractions sexuelles dans sa globalité et de façon transversale, non pas pour se défausser sur d’autres, mais pour les comprendre dans son contexte social et humain.”

En matière d’infractions sexuelles, même si la définition du consentement intègre le projet, il revient toujours à la victime de prouver qu’elle n’était pas d’accord.

“Oui. Avant même de parler du contenu de la définition du consentement, il y a la charge de la preuve qui reste sur la victime. C’est le point auquel je suis le plus attentive. Dans des situations où il y a inégalités entre les parties, il faudrait le changement de la charge de la preuve. En droit, quand les deux parties ne sont pas sur un pied d’égalité, il y a toujours renversement de la charge de la preuve. Par exemple, un prisonnier en garde à vue qui prétend avoir été torturé est en position de vulnérabilité, dans ce cas-ci par rapport à la police. Si dans ce cas vous alléguez avec vraisemblance qu’il y a eu mauvais traitement, la charge de la preuve se renverse.

Dans le cas des infractions à caractère sexuel, je ne comprends pas que la charge de la preuve ne soit pas inversée.

Dans le cas des infractions à caractère sexuel, je ne comprends pas que la charge de la preuve – si on allègue des faits avec vraisemblance – ne soit pas inversée, puisqu’on le fait pour toute personne en situation de vulnérabilité par rapport à l’autorité, ce qui correspond exactement à la situation des femmes par rapport aux hommes. Il fallait prendre une position nette, un peu courageuse. Ça me semble l’abc, ce renversement de la charge de la preuve, dans une matière où la question du consentement est tellement difficile. Il y a une clarification indispensable à avoir sur l’élément moral de l’infraction : on ne sait pas très bien ce qu’il en est. C’est d’autant plus important que le nœud est le consentement…”

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est “l’élément moral de l’infraction” ?

“Ce que l’on appelle “élément moral de l’infraction” est une question typique du droit pénal : à quelle condition y a-t-il une responsabilité – conscience, volonté, etc. – de l’auteur ? On ne peut pas dissocier l’élément moral de l’infraction de l’acte posé. Et l’élément moral, c’est la matière la plus nébuleuse du droit pénal, les juristes se chamaillent là-dessus depuis des générations.

Dans le droit pénal, il faut donc un acte : on ne punit pas les pensées, c’est pourquoi la définition des actes délictueux est très importante, et va déterminer le périmètre d’intervention du droit pénal. Et il faut un élément moral, que l’on doit pouvoir imputer à l’auteur. Si vous êtes malade mentalement, mineur, etc., il n’y aura pas d’imputabilité ; la volonté n’est pas engagée. Quand elle l’est, il y a un état d’esprit à déterminer, c’est-à-dire le degré de conscience et de volonté de l’auteur de commettre l’infraction.”

À ce sujet, l’avant-projet a mis en alerte des associations de femmes, car l’auteur devait avoir agi, pour toutes les infractions, “sciemment et volontairement”. Même si ces termes ont disparu du projet à présent sur la table, des questions peuvent subsister quant aux intentions de départ du législateur.

“”Volontairement”, ça veut dire ne pas être dans une position de non imputabilité. Et “sciemment”, ça veut dire en connaissance de cause. Ça ne me gêne pas en tant que tel. Mais il faut préciser l’intention de l’auteur : qu’y a-t-il derrière ce “volontairement et sciemment” aujourd’hui disparu ? Il faut clarifier l’élément moral de l’infraction, c’est-à-dire l’élément subjectif de l’infraction. Ce serait l’occasion ou jamais. Quelles sont les conditions de la responsabilité morale ? Il faut le dire.”

Pour en revenir à la longue définition du consentement introduite dans le projet : que vous évoque-t-elle ?

“J’ai une position beaucoup plus générale. Pourquoi faut-il tout subordonner à l’absence de consentement du plaignant, alors que l’on sait que c’est une notion éminemment fuyante ? Nombre de situations sont évoquées dans cette proposition de définition, mais il peut y en avoir bien d’autres. Je serais plus favorable à utiliser la notion de “présomption de non-consentement”.

Je serais plus favorable à utiliser la notion de présomption de non-consentement.

Il faut désamorcer cette bombe à fragmentation du consentement ; on va toujours finir par pouvoir dire qu’il y avait des éléments qui montraient le consentement. C’est tellement intimement lié à la nature des infractions sexuelles, parce que c’est lié au fait que les femmes sont présumées “consentir”. Il faudrait donc dire : il y a infraction quand il y a présomption d’absence de consentement. Évidemment, on va dire que je vais beaucoup trop loin mais, ici, je trouve qu’on se perd dans cette définition du consentement.”

La question de consentir ou pas, si on y réfléchit bien, c’est quand même la condition ultra minimale à une relation sexuelle…

“Il y a en effet quelque chose de peu sain à concentrer tout autour de cette question du non-consentement. Cela me préoccupe. Il faut y réfléchir. Et sur le plan strictement pénal, il faudrait vraiment clarifier la responsabilité morale de l’infraction et la condition d’imputabilité. Et parler de présomption irréfragable [qu’on ne peut contredire, récuser, ndlr] de non-consentement. Oui.”

C’est radical de clarté. Dans la définition du consentement sur la table est également mentionné le fait que les circonstances de l’affaire sont laissées à l’appréciation du juge. Qu’est-ce que cela induit ?

“Il y aura des appréciations forcément différentes selon les juges. Cela laisse une insécurité juridique qui, en matière de droit pénal, n’est pas acceptable. Ni pour les victimes, ni pour les auteurs. Si on laisse, dans ce domaine-là, l’interprétation des circonstances à l’appréciation du juge, c’est contraire à ce principe de légalité qui veut que les crimes et délits – et les peines qui y sont attachées – soient définis de manière précise, correcte, et complète par le législateur. On ne peut pas laisser des ouvertures qui sont la porte ouverte à des appréciations arbitraires. Le droit pénal est un droit strict encadré par la loi, et il le faut aussi parce qu’il faut pouvoir limiter le pouvoir de punir de l’État.”

Pour en terminer avec cette question du consentement, son introduction dans le Code pénal est présentée – et saluée – comme une grande avancée. N’est-ce pas, si on le regarde autrement, donner des miettes aux femmes au lieu d’aborder, par la Justice, plus radicalement, la problématique des violences ?

“Exactement. Alors que c’était l’occasion d’aller plus loin.”

La communication gouvernementale affirme encore qu’il sera plus facile de prouver les infractions en matière sexuelle ; est-ce que vous pensez que ce sera le cas ?

“Que disent les magistrats ? Qu’en pensent-ils, eux qui doivent concrètement mettre en œuvre ce texte ?”

[Note de la rédaction : à titre de comparaison, en mai 2020 – sous un précédent gouvernement, donc –, à propos du projet de réforme du Code d’instruction criminelle, des magistrat·es se demandaient : “la cohérence n’impose-t-elle pas d’aboutir au préalable dans la réforme du Code pénal, entamée il y a plus de 4 ans ?” Par ailleurs, et par rapport au volet “proxénétisme” du projet de loi, ainsi que le relevait Le Soir du 28 octobre, des représentant·es du ministère public ont été auditionné·es le 27 octobre en commission Justice et ont alerté sur un potentiel “effet domino” catastrophique du projet de loi; elles/ils ont également dit que le projet n’avait pas accordé à cette problématique “l’importance, la nuance et l’approfondissement qu’elle méritait”. ]

En matière de prostitution, pour l’élaboration de la loi, seules des associations majoritairement en faveur d’une forme réglementée de dépénalisation de l’exploitation de la prostitution ont été consultées. Que pensez-vous du manque de consultation représentant la diversité des opinions, et, à nouveau, de cette urgence au nom des droits des femmes – qui n’ont par ailleurs, à ce moment-là, pas été consultées ?

“Le ministre sait que c’est un terrain miné. Et c’est vrai que la façon dont ce texte a été introduit pose question. Beaucoup de chercheurs disent aujourd’hui qu’il faut évaluer l’impact de ces lois, qui n’ont pas d’effets concrets si elles ne partent pas des besoins de terrain. Par exemple, tant que les personnes précarisées ne sont que des pions sur un échiquier, vous aurez beau promulguer toutes les lois de la terre, ça n’y changera rien. Il faut que toutes les personnes concernées soient au cœur de la matière.

C’est pour ça qu’il faut remettre cette réforme dans un contexte général : il n’existe pas encore de monde commun entre les hommes et les femmes, la réalité est celle-là. Cette masculinité qui prend le pouvoir continue à diriger les rapports entre femmes et hommes et la notion de consentement en est l’expression type.”

Ce qui a également contribué à alerter certaines associations de défense des droits des femmes par rapport à la dépénalisation du proxénétisme sauf en cas d’avantage “anormal”, c’est l’exemple, repris dans l’exposé des motifs, de la Nouvelle-Zélande, alors que d’autres pays plus proches ont mis en place ce que la Belgique veut adopter comme modèle.

“Quand je donnais cours de droit comparé, je citais cette phrase : “le droit comparé sert à protéger le législateur des innovations solitaires”. Ailleurs, ce n’est pas mieux ; c’est autre, tout simplement. Il y a ici une manipulation du droit comparé. Il faut examiner les textes, il faut voir comment ils sont mis en œuvre : c’est l’abc du droit comparé. On ne peut pas simplement mettre en parallèle des situations dans des contextes juridiques totalement différents. Intellectuellement, ce n’est pas sérieux… Il faudrait savoir ce que dit l’Union européenne, parce que dans le domaine pénal, l’Union travaille à une harmonisation des lois.”

Justement, en septembre, les député·es européen·nes ont adopté une résolution demandant une législation et des politiques ciblées afin de traiter toutes les formes de violence et de discrimination fondées sur le genre, et à inscrire la violence fondée sur le genre comme un nouveau domaine de criminalité. Ce qui servirait de base juridique pour une directive européenne centrée sur les victimes, qui utiliserait les normes de la Convention d’Istanbul et d’autres normes internationales.

“Je ne suis pas du tout contre. On dit que c’est stigmatisant envers les hommes, mais c’est nommer et pointer les responsabilités. Et à ce propos, l’inscription du féminicide dans le Code pénal ne me dérangerait pas tout.”

Pour en revenir à la directive européenne adoptée en septembre, il semble que le texte en débat chez nous autour de la réforme du Code pénal soit en contradiction avec certains textes internationaux, dont la Déclaration universelle des droits de l’homme, ainsi que l’a souligné la Fondation Samilia qui a analysé le texte et a partagé ses constats à la commission Justice courant octobre.

L’Institut fédéral pour la protection et la promotion des droits humains a enfin été mis en place récemment, c’est un organe collatéral du Parlement pour prévenir des situations problématiques et la condamnation de la Belgique dans ce genre de cas. Cet institut a-t-il été consulté ?”

[Note de la rédaction : nous avons contacté l’Institut et lui avons posé la question. Voici sa réponse.

“L’IFDH peut donner des avis sur des propositions de loi à la demande du Parlement ou d’autres autorités publiques, ou de sa propre initiative. Sur ce projet de loi concernant le droit pénal sexuel, l’avis de l’IFDH n’a pas été sollicité. L’IFDH, après avoir constaté que l’avis d’organismes et organisations avec une expertise spécifique en la matière avait déjà été sollicité, a décidé de ne pas donner un avis de sa propre initiative.”

Pour récapituler et conclure : l’IFDH n’a pas été sollicité. Et, parmi les organismes et organisations qui l’ont en effet été par le gouvernement lors de l’élaboration du texte (Myria, Child Focus, Payoke, Utsopi…), citons l’exemple de l’Institut fédéral pour l’Égalité des Femmes et des Hommes (IEFH), qui a pour mission de protéger et promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes. Il semblerait que l’IEFH n’ait été consulté que sur le volet “consentement”, et non pas sur l’ensemble de la réforme, dans une deadline extrêmement serrée pour ne pas dire irréaliste.]

Témoignages lors de la manifestation contre les violences sexuelles à Ixelles : “Victime, on te croit, violeur, on te voit”

Hier soir à Bruxelles, quelque 1.500 manifestant·es ont participé à une marche pour dénoncer les violences sexuelles et soutenir les femmes qui en ont été victimes, notamment dans deux bars avoisinant le cimetière d’Ixelles. Selon de nombreux témoignages qui affluent sur les réseaux sociaux depuis dimanche soir, des jeunes femmes ont été droguées dans ces bars et certaines agressées sexuellement par des employés. axelle s’est glissée dans le cortège et a recueilli la parole de quelques personnes sur place. Le mot d’ordre est clair : “L’impunité doit cesser !”

Le 14 octobre, à 20 heures, le cortège quitte le cimetière d’Ixelles, direction la maison communale, en passant par la chaussée de Boondael. © Coralie Vankerkhoven, pour axelle magazine
A. (25 ans) : “J’ai été serveuse dans un des cafés [incriminés, ndlr] et j’ai subi de la part du patron du harcèlement, notamment sexuel. On m’avait dit de m’en méfier et quand j’ai refusé ses avances, il s’est mis à insister lourdement, à me faire passer pour une pute. L’impunité doit cesser !” © Coralie Vankerkhoven, photo et légende, pour axelle magazine
C. (24 ans) : “Il y a quelques années, j’ai été au El Café. J’avais entendu des choses, mais bon. Les verres se sont enchaînés, on s’en est fait offrir et puis, cela a été le black-out… Je me suis réveillée plus tard sans savoir ce qui s’était passé, ramenée par une amie. Heureusement. Je n’ai pas envie d’oublier ce qui s’est passé. On doit prendre la parole, prendre des solutions concrètes. Je veux pouvoir sortir en sécurité, que ce soit ici ou ailleurs…” © Coralie Vankerkhoven, photo et légende, pour axelle magazine
Alexia (33 ans) : “C’est mon quartier ici. Ce qui s’est passé, ce n’est pas un scoop. Des comportements comme cela, c’est partout. Manifester, dire, c’est montrer que ce qui n’est pas important pour eux, l’est pour nous. Certains gestes ne sont pas tolérables.” © Coralie Vankerkhoven, photo et légende, pour axelle magazine
Albert (19 ans) : “J’ai été choqué en apprenant ce qui s’était passé. Alors je suis venu pour soutenir et écouter ce que les concernées ont à dire.” © Coralie Vankerkhoven, photo et légende, pour axelle magazine

Voix de femmes, que vivent les mémoires

Voix de Femmes a trente ans. La jeune équipe de ce festival liégeois bisannuel, dont axelle est partenaire, s’est demandé comment aborder cet anniversaire ; cette quinzième édition, intitulée “Dis/continuer”, se déroulera du 14 au 30 octobre et ouvrira des chemins de réflexion passionnants sur les façons d’hériter et de transmettre.

Un article publié dans notre dossier du mois, “Transmettre l’art, un art de femmes”.

Depuis 1991, Voix de Femmes, créé par la comédienne Brigitte Kaquet, ouvre des espaces d’expression et de visibilité pour des artistes femmes de toutes origines. Et met le focus sur l’expérimentation, la collision des genres et les décloisonnements entre arts, lieux et publics, sur fond d’engagement féministe. Le format du festival a été élargi à 15 jours depuis 2017 ; le choix des lieux s’est fait plus intimiste ; les formes artistiques se sont multipliées, tout comme les ateliers et pratiques participatives, désormais prolongées hors festival. Les codirectrices actuelles, l’historienne de l’art Flo Vandenberghe et Émilie Rouchon, diplômée en gestion culturelle, ainsi qu’Élise Dutrieux, chargée de communication, partagent les réflexions qui innervent cette édition.

Voix de Femmes 2007 s’intitulait “Transmission/survie”, soit l’impossibilité de la survie sans transmission. De quelle façon abordez-vous le thème aujourd’hui ?

Émilie Rouchon : “On a replongé dans les archives, où l’idée de passation entre les cultures est très présente. Au début des années 2000, il y avait cet ancrage dans les rapports Nord/Sud, avec aides financières du secteur de la coopération au développement. Il y avait cette idée de produire des formes culturelles peu ou pas connues. Et, dès la troisième édition, un engagement politique : voir les femmes artistes comme des passeuses de cultures, de connaissances… Il y avait des spectacles, mais aussi des rencontres entre artistes venant des quatre coins du monde, auxquelles se sont ajoutées des artistes du Réseau mondial de solidarité des mères et proches de disparus, créé en 2000, actif jusqu’en 2009, venant elles aussi du monde entier. Les publics témoins parlent de cette forme de puissance qui se dégageait de ces moments ultra-privilégiés.”

Flo Vandenberghe : “Plutôt que de reproduire ou s’engager dans une rétrospective, on s’est demandé : qu’est-ce qu’on nous a transmis comme fondements, qu’est-ce qui nous parle encore aujourd’hui, comment on l’actualise. Le but n’était pas, par exemple, d’exhumer ce réseau qui n’existe plus en tant que tel, mais de repartir des traces et voir de quelles façons elles résonnent auprès de personnes engagées aujourd’hui dans les luttes féministes antiracistes, décoloniales, etc.”

Joëlle Sambi Nzeba et Hendrickx Ntela présentent la danse performance Fusion ce 22 octobre au Festival Voix de Femmes. © Barbara Buchmann

É.R.  : “On réarticule également cette question de l’art et de la politique à partir du spectacle Tiens ta garde, une adaptation de l’essai Se défendre d’Elsa Dorlin, traitant de la généalogie de la violence et de la question de l’autodéfense. L’approche théâtrale du Collectif Marthe travaille des questions très savantes à travers des formes d’expression débridées, burlesques, et déplace très fort le rapport au contenu. Ce choix assied l’une des thématiques du festival, celle de l’autodéfense féministe, aux côtés des autres, héritage, transmission…”

Les fondements restent pertinents, mais le contexte a changé ? 

É.R. : “Les bases du festival restent hyper-riches. Qui on convie, comment on convie les artistes ou la société : ça, ça a changé. Et les moyens de production ne sont plus les mêmes, ne serait-ce que matériellement. L’idée du nouveau format depuis 2017 et avec cette édition 2021, d’une échelle plus modeste, et empêchée par le Covid, est de s’inscrire dans un monde qui s’est globalisé. Dans toutes les crises que l’on traverse, on voit qu’on ne peut plus se penser en binarité, en Nord/Sud : les problématiques sont intriquées et les questions de l’altérité et de la diversité se rejouent en très grande proximité.

Pendant les rencontres de cette édition, on va essayer de faire vivre les questions qui animaient les femmes qui se rencontraient à l’époque, et aussi dans ce que nos quotidiens font résonner. Les situations, malheureusement, n’ont pas beaucoup évolué ; elles sont plus proches de nous, et nous sommes peut-être mieux à même de nous en saisir.”

Qu’apporte le principe des cartes blanches que vous activez pendant le festival ?

F.V. : “Il y a quelque chose de fort, émergeant des résidences (initiées depuis 2016, aussi hors temps de festival) de ces artistes qui n’ont jamais travaillé ensemble : création, et échange sur base de cette création. Quatre artistes – Lisette Lombé, Maïa Chauvier, Lara Persain et Catherine Wilkin – vont s’emparer des archives du Réseau des mères, et à partir de là, brasser toute une série de problématiques. Et l’artiste Rebecca Rosen propose 9 artistes ou collectifs dont les projets de bandes dessinées ou illustrations explorent le concept de transmission. Pratiquement, fin 2018, une personne a commencé à numériser les archives du festival, un travail énorme. Plein de choses se sont perdues, ont été endommagées. Et les mémoires fluctuent, aussi.”

É.R. : “Ce qui est intéressant, par rapport à la fragilité de l’archive, c’est que ça oblige à en faire une mémoire vivante, à ne pas la prendre comme un objet figé, muséal, et à imaginer ce qui manque, activant la potentialité de réécrire des récits et non de chercher une vérité historique de ce qui a eu lieu. Sans trahir complètement une histoire, s’offrir la possibilité de lui apporter ce qui lui manque parce que les cadres de pensée ont beaucoup évolué. En Europe par exemple, la pensée décoloniale a fait bouger les lignes, élargissant la manière dont les artistes sont amenées à déplacer leur regard.”

C’est dans ce cadre qu’intervient la réflexion sur l’appellation “musique du monde” sous laquelle sont regroupées toutes les musiques non occidentales ?

F.V. : “Initialement, le festival était centré sur les “musiques du monde”. Brigitte Kaquet avait des moyens de prospection et faisait venir des artistes qui n’avaient pas de démarche professionnelle mais qui pratiquaient dans région d’origine. L’édition anniversaire était l’occasion de questionner les termes. Qui est nommé, comment, et par qui ? Les réseaux de “musique du monde” sont gérés principalement par des hommes blancs, ça pose question. Marion Schulz, autrice d’un mémoire sur l’impact de la catégorie “World Music” sur la construction identitaire des artistes, viendra animer un atelier fanzine de deux jours et une rencontre, “Le monde, c’est les autres”, avec par exemple l’artiste franco-béninoise Sika Gblondoumé. Qui donnera également un spectacle musical pour les tout-petits.”

On ne veut pas travailler à des formes d’opposition mais installer des liens, en respectant les singularités

Le festival organise des concerts de midi pour que des mères de jeunes enfants puissent y assister. Comment prolongez-vous la réflexion sur l’accessibilité ?

É.R. : “Un nouveau chantier a été mis en place pour aller vers des associations de personnes en situation de handicap, malvoyantes, aveugles, malentendantes. On fait aussi venir deux spectacles laissant la place aux corps hors normes, créés en langue signée et langue parlée, Tupp’ et Aux confins du monde. Dans ce dernier, trois femmes explorent sur scène leur propre langage, ce qui donne un spectacle plus que jamais accessible mais aussi ces différentes possibilités de “parlers”.”

Élise Dutrieux : “En termes de communication, ce chantier amène des réflexions. Sur les pictogrammes utilisés par exemple. Oreille barrée, œil barré… : les handicaps sont toujours représentés par le manque. Nous allons imprimer nos programmes en noir et blanc, les rendant davantage lisibles. Et adapter notre site pour pallier la malvoyance, mais aussi les troubles de l’attention. Certains sites sont de véritables œuvres d’art, mais peu accessibles. Qui possède les codes, qui ne les a pas ? Ou encore, à qui donne-t-on la parole pour la promotion ?”

É.R. : “Les regards queers questionnent également beaucoup le projet, identifié féministe par plein d’artistes et par une nouvelle génération qui vient bousculer ce qui a été dénommé création féministe, avec d’autres rapports à l’identité “femme”. Intégrer ces aspects prend du temps ; faire dialoguer des générations qui ne se comprennent pas nécessairement sur ces angles-là. On ne veut pas travailler à des formes d’opposition mais installer des liens, en respectant les singularités.

On examine aussi toutes les propositions ; comment nous aussi, on peut être passeuses vers d’autres structures. Les questions d’inclusivité représentent tout un nouveau champ à découvrir dans la production culturelle. La formule de travailler en constellations à Liège avec plein de partenaires développe cette approche féministe qui prend en compte les marges, pas seulement celle de genre, et on a l’espoir de contaminer positivement d’autres espaces de création et de production.”