Violences de genre à l’UCLouvain : l’université qui disait vouloir se regarder dans le miroir

En septembre 2022, pour sa rentrée académique, l’UCLouvain sort les grands discours. Tant le recteur que le président du conseil d’administration reconnaissent l’existence de violences sexistes et sexuelles à l’université. Ils citent les mesures déjà mises en place, comme celles à venir. Ils parlent de miroir dans lequel l’université compte se regarder.
En parallèle, que se passe-t-il ? Une professeure gagne au tribunal contre l’UCLouvain pour violence au travail, mais l’université fait appel de cette décision de justice. Des étudiantes descendent dans la rue pour soutenir la professeure. Elles dénoncent les contradictions, voire l’inaction, de l’UCLouvain face aux violences de genre qui sévissent à Louvain-la-Neuve. “L’UCL promeut et protège les agresseurs”, collent les militantes féministes de La Meute sur les murs de l’université.
L’UCLouvain, qui emploie presque 7.000 personnes, insiste pour isoler le cas de la professeure. “C’est un conflit entre personnes”, nous répond-on systématiquement. Une affaire personnelle, pas l’illustration d’un système. Au tribunal, trois jours avant les discours de rentrée, l’avocate de l’UCLouvain renvoyait la faute sur la plaignante, sans lecture systémique de la souffrance.
Si l’UCLouvain souhaite se regarder dans un miroir, quelle taille aura-t-il ?

© Morgane Somville, pour axelle magazine

Le 16 septembre 2022, le tribunal du travail du Brabant wallon (division Wavre) écoute la première université francophone s’expliquer dans un dossier de violence et de harcèlement au travail. Je suis dans la salle depuis 16h30, début de l’audience. Je prends des notes.

J’entends d’abord une avocate exposer pendant 50 minutes plusieurs années de harcèlement subi en interne par sa cliente, une professeure de l’UCLouvain. Sexisme ordinaire, attouchement sexuel, silenciation, ostracisation, violences en chaîne. Violaine Alonso parle vite – il y a matière et peu de temps. L’avocate et sa cliente intentent une action en cessation, c’est-à-dire urgente, pour demander au tribunal de trancher rapidement sur l’attitude de l’UCLouvain dans ce dossier. L’avocate dénonce un “désintérêt de l’employeur à intervenir” pour solutionner un climat de violence vieux de plusieurs années. Pourquoi l’UCLouvain, en tant qu’employeuse, n’a-t-elle pas mis un terme à cette situation de souffrance, notamment via une médiation demandée pendant deux ans par sa cliente et suggérée par trois rapports internes et externes ? C’est le cœur de l’intervention de l’avocate.

Le raccourci est vite fait : ma cliente est toujours pointée comme étant la responsable du problème. Rien n’est fait pour faire comprendre aux gens que les problèmes sont d’ordre structurel…

“Le raccourci est vite fait : ma cliente est toujours pointée comme étant la responsable du problème. Rien n’est fait pour faire comprendre aux gens que les problèmes sont d’ordre structurel, donc je comprends que les personnes pensent que le souci vient de ma cliente, alors qu’elle est la victime de ces problèmes d’ordre structurel.” L’expérience de sa cliente dans un institut de recherche en particulier est emblématique, dit-elle, du fonctionnement global de l’université.

L’avocate de l’UCLouvain répond en décrédibilisant la plaignante. Pendant 90 minutes, j’entends Carine Doutrelepont, l’une des trois avocat·es de l’UCLouvain mobilisé·es dans ce dossier, dépeindre un portrait très agressif de la professeure – individualiste, autoritaire, frustrée. Cette dernière est la grande responsable du conflit entre collègues, plaide l’avocate de l’université, qui ajoute : “Le mot “harcèlement” est malheureusement tristement à la mode. La souffrance exprimée par la professeure est un chemin pour arriver par d’autres voies là où elle a échoué.”

À propos des mails envoyés à plusieurs destinataires par la professeure qui tâche de se faire entendre, l’avocate commente : “Elle écrit des mails à tout le monde, à Jean-Pascal van Ypersele, au recteur… On se demande si elle n’écrit pas au roi.”

Au premier rang, la professeure bouge à peine, regard statique, droit devant. Je me demande comment elle encaisse autant de violence supplémentaire.

Visages choqués, visages fermés, soupirs et rires nerveux. La partie gauche de la salle n’en revient pas de ce qu’elle entend. Au premier rang, la professeure bouge à peine, regard statique, droit devant. Je me demande comment elle encaisse autant de violence supplémentaire. Je me demande si les collègues venu·es la soutenir auront encore confiance en leur employeuse, l’université.

La partie droite de la salle est presque vide : une juriste de l’UCLouvain accompagne les trois avocat·es, point.

Avant de conclure, l’avocate de l’UCLouvain répète pour une deuxième fois qu’il faut distinguer “violence réelle et sentiment de violence”. Cette affaire n’est pas un cas de violence réelle, sous-entend-elle, seulement du ressenti.

À 20h10, poussée vers la sortie par la greffière, je constate que je suis choquée par la plaidoirie de l’université. Naïvement, je pensais entendre un employeur éduqué aux notions de violences systémiques et, quelque part, situé au-dessus de la mêlée.

Après l’audience, les discours

L’année académique commence le lundi 19 septembre 2022, trois jours après l’audience. Je n’assiste pas à l’événement de rentrée organisé à l’Aula Magna, grande salle de conférence de Louvain-la-Neuve, mais je lirai par la suite l’ensemble des discours prononcés ce jour-là. Vincent Blondel, le recteur, promet : “Nous ne relâcherons pas nos efforts dans la lutte contre toutes les formes de harcèlement et de violences de genre. […] Notre université n’entend pas fuir ses responsabilités.”

Jean Hilgers, le président du conseil d’administration, emploie une image marquante : “Notre université doit aussi se regarder dans le miroir. […] L’UCLouvain vit un moment particulier de libération de la parole par rapport à des faits, même anciens, qui n’ont pas droit de cité en son sein. Ceci prouve, et c’est positif, que des souffrances peuvent s’exprimer et espérer, ainsi, reconnaissance voire réparation.” Il ajoute que l’université “a le devoir juridique et moral de traiter les plaintes avec le plus grand des sérieux.”

L’écoute des victimes est présentée comme une priorité de la rentrée. Le message est clair, mais est-il sincère ? J’ai du mal à dissocier la plaidoirie entendue au tribunal du travail de Wavre des discours tenus trois jours plus tard à Louvain-la-Neuve.

L’écoute des victimes est présentée comme une priorité de la rentrée. Le message est clair, mais est-il sincère ? J’ai du mal à dissocier la plaidoirie entendue au tribunal du travail de Wavre des discours tenus trois jours plus tard à Louvain-la-Neuve. Je commence alors un travail de recherche. Interviews, lectures, rencontres, terrain. Dans cet article, nous partageons une partie des résultats de cette enquête, première étape d’un travail journalistique qui se poursuivra.

Interviewé au sujet de l’affaire judiciaire qui oppose l’employeur et l’employée, Jacques Clesse regrette qu’elle “occulte tout ce qui est mis en place par ailleurs”. Les autorités académiques, comme cet avocat de l’UCLouvain (qui faisait partie du trio présent à l’audience le 16 septembre), soulignent qu’il s’agit d’un “conflit interpersonnel”, à distinguer de la politique générale de l’université sur les questions de genre. Pourtant, les deux dossiers ont avancé en parallèle. C’est cela qui m’interroge : comment peut-on instaurer un cadre général plus safe, si l’on n’applique pas ces intentions aux cas concrets qui toquent à la porte ?

La professeure s’exprime en interne dès la fin janvier 2020. Et durant les deux ans qui suivent, elle demandera plusieurs fois à l’université d’intervenir pour solutionner durablement son cas. Durant les deux mêmes années, l’UCLouvain empile les briques sur le chantier immense des violences de genre.

Deux ans de mobilisation

Juin 2019. La colère monte dans la communauté étudiante lorsque l’affaire “dentisterie” éclate à l’ULB – violences, racisme, harcèlement, sexisme en faculté de dentisterie. Dans les mois qui suivent commence #BalanceTonFolklore, toujours au départ de l’ULB. Le mouvement bruxellois irradie ensuite jusqu’à Louvain-la-Neuve.

Mars 2020. Devant la colère et l’indignation, l’UCLouvain ouvre sa cellule Together, un service interne de soutien juridique aux membres du personnel et aux étudiant·es victimes d’agressions (sexuelles, surtout). Le plan Respect voit le jour, mais laisse certaines personnes dubitatives, comme cette source proche du dossier : “On s’est un peu demandé d’où sortait ce plan Respect, comme sorti de nulle part alors qu’il y avait plein de ressources déjà disponibles. On a parfois le sentiment que le rectorat veut toujours tout fractionner, créer des nouvelles instances plutôt que de s’appuyer sur ce qui existe déjà.”

Les collages nous ont fait flipper, se souvient une étudiante qui ne fait pas partie de La Meute. On a réalisé qu’il y avait des agresseurs partout. Dans les kots-à-projet, les cercles… Tout ce qui fait la fierté de l’UCLouvain.

Octobre 2020. Les colleuses féministes de La Meute recouvrent certains murs de Louvain-la-Neuve de messages pour susciter une prise de conscience. “Les collages nous ont fait flipper, se souvient une étudiante qui ne fait pas partie de La Meute. On a réalisé qu’il y avait des agresseurs partout. Dans les kots-à-projet, les cercles, l’AGL [Assemblée Générale des Étudiant·e·s de Louvain, ndlr]… Tout ce qui fait la fierté de l’UCLouvain.”

Côté politique, deux avancées intéressantes. Un groupe de député·es du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles ébauche une proposition de résolution visant notamment à prévoir un cadre législatif décent pour protéger les étudiant·es. La ministre de l’Enseignement supérieur, Valérie Glatigny (MR), rédige une circulaire administrative pour demander aux établissements (universités, hautes écoles, écoles des arts) d’assurer trois missions : information, prévention/sensibilisation et formation des étudiant·es comme du personnel sur le harcèlement et les violences sexuelles. La circulaire est signée le 13 septembre 2021.

Le 13 octobre 2021, le Parlement vote à 75 voix sur 85 (les 10 abstentions viennent du CdH) la proposition de résolution n° 273 : celle “visant à prévenir et lutter contre le harcèlement des étudiantes et des étudiants dans les établissements d’enseignement supérieur de la Fédération Wallonie-Bruxelles”.

À cette période, l’UCLouvain se concentre sur la prise en charge des étudiantes victimes de viol et de violences sexuelles, et dès lors sur la gestion du problème (plutôt que la prévention). L’université explique par exemple qu’elle met la “pression” sur le cabinet de Sarah Schlitz (Ecolo), secrétaire d’État à l’Égalité des genres, pour prévoir un Centre de Prise en charge des Violences Sexuelles (CPVS) dans le Brabant wallon en 2024. Du côté du cabinet, on minimise le rôle joué par l’UCLouvain dans ce dossier.

L’UCLouvain finance de son côté la réalisation d’un podcast intitulé Les louv·es, diffusé de septembre 2021 à mai 2022. Derrière des titres à la portée très large (“Le sexisme à l’université, c’est bien réel”, “Le harcèlement sexuel à l’UCLouvain”), il est surtout question de harcèlement de rue et d’agressions survenues en milieu festif. “C’était la ligne éditoriale prévue par l’UCLouvain : se focaliser sur le harcèlement des étudiantes”, m’explique la réalisatrice du podcast, dont le contrat avec l’UCLouvain est terminé, puisque les six épisodes sont bouclés et diffusés (sur Spotify notamment).

Février 2022 est une période charnière : les académiques sortent du bois, par voie de presse. Une série de personnes (venant notamment de l’UCLouvain) cosignent le 9 février une carte blanche dans Le Soir (“Dans l’enseignement supérieur, ce sexisme toujours ordinaire…”). De Morgen publie ensuite, le 12 février, une double page chargée de témoignages anonymes d’employé·es de l’UCLouvain victimes de violences (professeures, doctorantes…). Enfin, le 14 février, De Morgen revient sur le sujet avec, cette fois, l’interview de Jean-Pascal van Ypersele, qui prend la défense de nombreuses victimes (“mon dossier fait plusieurs centimètres d’épaisseur”, explique-t-il) et dénonce un système “qui pousse la poussière sous le tapis”. Professeur émérite, climatologue de renommée mondiale, ancien vice-président du GIEC… Il est quasi indéboulonnable à l’UCLouvain, ce qui lui permet de servir de bouclier aux employées victimes de l’UCLouvain.

En réaction aux deux articles du Morgen, le recteur de l’UCLouvain s’exprime dans Le Soir du 16 février. L’interview de Vincent Blondel se termine comme suit : “Quelles que soient les circonstances et les responsabilités, que des personnes aient des difficultés à trouver le sommeil, aient le sentiment d’être dans le désespoir, d’avoir subi des injustices suite à des événements qui impliquent mon université, ça me désole absolument. C’est un échec malgré tout le travail que nous tentons de faire pour que, précisément, ces situations ne se présentent pas.”

Les autorités de l’UCLouvain […] agissent trop peu, et considèrent à tort que les problèmes sont “résolus” quand les personnes harcelées ont été éloignées de leur harceleur ou ont quitté l’université, volontairement ou non.

Enfin, dernier élément de cette chronologie, Jean-Pascal van Ypersele rédige le 23 février une note qui dépeint un “climat de harcèlement toléré” à l’UCLouvain. Un extrait : “Les autorités de l’UCLouvain, souvent bien au courant des situations “problématiques”, agissent trop peu, et considèrent à tort que les problèmes sont “résolus” quand les personnes harcelées ont été éloignées de leur harceleur ou ont quitté l’université, volontairement ou non. Cette attitude permet aux harceleurs restés en place, non sanctionnés, de continuer à sévir, et cela contribue à donner à l’UCLouvain la réputation d’une université qui n’ose pas affronter sérieusement les problèmes dans ce domaine.”

Le soulagement…

Il faut donc imaginer qu’une bonne partie du public présent à l’audience du 16 septembre 2022 inclut tout ce contexte – cet historique – dans son analyse de la situation. Jean-Pascal van Ypersele se trouve par exemple au deuxième rang, au tribunal, pour soutenir sa collègue. Pour ces personnes, l’affaire doit être lue en parallèle des engagements pris publiquement par l’UCLouvain pour éliminer le harcèlement de genre. Les contradictions entre les discours et les actes leur sautent aux yeux.

Un profond sentiment de justice les envahit donc lorsque le tribunal du travail du Brabant wallon prononce son jugement, le 7 octobre 2022, largement favorable à la professeure plaignante. “Je suis très soulagée du jugement rendu, exprime-t-elle dans un communiqué. J’espère qu’il mettra fin à 14 années de stress pour moi et qu’il me permettra de développer ma carrière sereinement.” Elle espère que sa démarche “donnera le courage aux autres femmes qui vivent des situations similaires de s’adresser à la Justice de notre pays pour être entendues”.

Je suis très soulagée du jugement rendu, exprime la professeure plaignante dans un communiqué. J’espère qu’il mettra fin à 14 années de stress pour moi et qu’il me permettra de développer ma carrière sereinement.

Que dit le jugement ? Dans les grandes lignes, d’abord : le tribunal du travail estime que l’UCLouvain porte une part de responsabilité dans la souffrance de la professeure et dans la violence de la situation. Oui, l’université a fait certaines choses pour tenter de solutionner ce conflit, mais rien de suffisant pour y arriver totalement. À certains égards, dit le tribunal, l’UCLouvain a carrément agi de façon contre-productive. Le jugement acte certains comportements abusifs, constitutifs de violence psychique. Ainsi, la procédure disciplinaire – ouverte à l’encontre de la professeure par l’UCLouvain le 5 juillet 2022 – est un acte de violence, indique le jugement, puisque cette procédure peut “avoir de graves conséquences pour une personne dont la souffrance est avérée”. L’UCLouvain estime qu’elle est “impuissante” pour intervenir dans ce conflit ? Le tribunal lui répond que cette défense “repose sur un postulat erroné” et renvoie l’université à ses responsabilités d’employeuse, parmi lesquelles la prévention des risques psychosociaux en milieu professionnel.

Le tribunal ordonne ensuite la réintégration de la professeure dans un pôle de recherche dont elle avait été exclue, pour qu’elle puisse reprendre son travail dans de bonnes conditions.

Dans les détails : le tribunal ordonne donc la cessation immédiate de ladite procédure disciplinaire. Il ordonne aussi la cessation immédiate d’une relation hiérarchique conflictuelle entre la professeure et l’un de ses supérieurs. Le tribunal ordonne ensuite la réintégration de la professeure dans un pôle de recherche dont elle avait été exclue, pour qu’elle puisse reprendre son travail dans de bonnes conditions. Le tribunal invite l’UCLouvain à organiser des formations aux risques psychosociaux et à la gestion de conflits. Enfin, le tribunal ordonne que le jugement soit affiché pendant un mois dans un endroit visible du plus grand nombre.

Le jugement s’attarde longuement sur cette procédure disciplinaire car la professeure s’est tournée en urgence vers le tribunal du travail, au civil donc, précisément pour cela : faire analyser cette procédure disciplinaire, suspecte à ses yeux. L’UCLouvain l’a enclenchée suite à la réception de trois plaintes internes dirigées contre la professeure par trois collègues masculins… qu’elle pointe comme étant ses agresseurs. Toutes ces personnes font partie de cet hyperconflit qui dure depuis des années. La procédure disciplinaire est la goutte d’eau qui fait déborder le vase ; la médiation demandée depuis longtemps est la grande absente du tableau. D’où le recours à la Justice pour trancher sur l’attitude de l’UCLouvain dans ce dossier – qualifiée de passive et partiale par la partie plaignante.

© Morgane Somville, pour axelle magazine

Puis la claque de l’appel

Dès la publication du jugement en première instance, l’UCLouvain annonce qu’elle fera appel de la décision. Pour quels motifs ? L’université estime que “plusieurs éléments de l’ordonnance paraissent fondés sur des constats factuellement erronés”. L’erreur se situe, selon Jacques Clesse, avocat de l’UCLouvain qui a repris la main sur le dossier en seconde instance, autour de la compréhension de la relation hiérarchique entre la professeure et l’un de ses supérieurs, qualifiée de “relation de dépendance” dans le jugement en première instance. “Le tribunal en a tiré des conséquences inexactes, m’explique-t-il lorsque je le rencontre. L’université ne pouvait pas rester avec une décision aussi critiquable.”

Dans l’immédiat, la procédure disciplinaire a bien été suspendue par l’UCLouvain et la professeure donne cours “normalement” depuis la rentrée. Une discussion est également ouverte au sujet d’une véritable médiation.

Mais concernant la lecture générale du dossier, pas de changement : le rectorat comme l’avocat Jacques Clesse maintiennent cette affaire à distance de l’UCLouvain. Ils continuent à la catégoriser comme un conflit interpersonnel et répètent systématiquement que le jugement en première instance “n’a pas retenu la qualification de harcèlement ou de sexisme”. À les entendre, c’est une bonne nouvelle. Le texte indique : “Si la commission n’a pu objectiver l’existence de harcèlement moral, renvoyant à l’existence d’un hyperconflit personnel, elle met en lumière des faits de violence.” Est-ce seulement positif pour un employeur d’échapper au harcèlement moral, mais d’être responsable de violence psychique au travail ?

“Un pas en avant, trois pas en arrière”

À Louvain-la-Neuve, l’intention d’aller en appel fait très vite parler d’elle – plutôt négativement.

Le 13 octobre 2022, je me rends place de l’Université pour observer une manifestation organisée en soutien à la professeure. Vers 13h00, une quarantaine d’étudiant·es reprend la comptine “Il était une bergère qui allait au marché”. “Il était une unif avec du harcèlement. Elle avait dans sa tête tout plein de mauvais plans. Tolérance zéro au harcèlement, beaucoup de blabla, mais pas de changement, hey ! Un pas en avant, trois pas en arrière, c’est la politique de l’UCLouvain.”

L’UCLouvain n’en a rien à faire quand des victimes prennent la parole. L’attitude de l’UCLouvain est celle de la culpabilisation des victimes.

Les critiques se poursuivent au mégaphone. “L’UCLouvain n’en a rien à faire quand des victimes prennent la parole. L’attitude de l’UCLouvain est celle de la culpabilisation des victimes”, déclare Justine Havelange, présidente de l’AGL. “L’UCLouvain n’a rien compris”, enchaîne Cloë Machuelle, représentante à Louvain-la-Neuve du COMAC (groupement des jeunes du PTB). Elle souligne l’importance que l’UCLouvain accorde à son image, la crainte d’une mauvaise réputation, d’une baisse d’inscriptions, d’une perte de financements publics.

Les activités de l’UCLouvain sont financées à 58 % par des allocations publiques. En 2021, le chiffre d’affaires dépassait 512 millions d’euros. L’UCLouvain est le mastodonte de l’enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles, avec 34.000 étudiant·es belges et internationales/aux et 7.000 employé·es.

L’UCLouvain est le mastodonte de l’enseignement supérieur en Fédération Wallonie-Bruxelles, avec 34.000 étudiant·es belges et internationales/aux et 7.000 employé·es.

Vers 13h15, Jean-Pascal van Ypersele lit une série de témoignages : une secrétaire harcelée par le doyen d’une faculté alerte le recteur, qui ne bouge pas. Une doctorante harcelée par son supérieur alerte son président d’institut, qui ne bouge pas. Une post-doctorante, dont un supérieur volait les idées et les publiait sous son nom, signale la situation. Elle est écartée, il reste en place. Une étudiante reçoit des commentaires à tendance sexuelle d’un professeur, toujours en place. Il précise que ces témoignages sont tirés de situations qui ne sont pas encore passées devant un tribunal.

À celles et ceux qui considèrent qu’il nuit à la réputation de l’institution, en agissant de la sorte, il rétorque que l’UCLouvain s’en charge très bien en solo. Au mégaphone, il dit clairement : “Faire appel contre la décision du président du tribunal du travail de Wavre serait un acte insolent, qui nuira encore plus à la réputation de l’université que les situations condamnées par le tribunal.”

J’apprendrai par la suite, de plusieurs sources, que d’autres professeur·es interpellent aussi le rectorat, plus discrètement. On me parle d’un double mouvement qui traverse Louvain-la-Neuve à l’automne 2022. Le “groupe des 41 signataires”, plutôt en provenance du bas de la ville (la zone des sciences humaines), monte vers le QG central, critique de l’attitude des autorités universitaires et demande des solutions concrètes et rapides. En parallèle, d’autres académiques descendent du haut de la ville (branché sciences et technologies), plutôt en faveur de la requête d’appel.

La nuit du 13 au 14 octobre, les colleuses de La Meute dénoncent l’UCLouvain sur la façade des Halles, le bâtiment abritant l’administration et le rectorat. “UCL ☒ CROIT, PROTÈGE LES VICTIMES ☑ PROMEUT, PROTÈGE LES AGRESSEURS.” Le collage, feuilles A4 blanches et grosses lettres noires, est rapidement arraché. Le post Instagram vit toujours, accompagné de sa légende : “La honte doit changer de camp, l’UCLouvain doit changer de siècle.”

Le 14 octobre, le recteur confirme l’introduction d’une requête d’appel. Vincent Blondel envoie un mail à toute la communauté UCLouvain ; constate que l’annonce de l’appel “a suscité de l’émoi auprès de certains et certaines d’entre vous” ; ajoute que “ce n’est nullement une façon pour nous d’échapper à nos responsabilités. Il n’y a pas la moindre ambiguïté quant à l’engagement de l’UCLouvain dans son combat contre toutes les formes de harcèlement et de violences de genre.”

Trois actions concrètes

Le cas de la professeure s’arrête ici, dans l’attente du deuxième jugement et de pourparlers en interne.

Jacques Clesse, l’avocat de l’UCLouvain qui plaidera en seconde instance, ne voit aucune contradiction entre la requête d’appel et les engagements de l’université à écouter les victimes. “Le tribunal du travail estime que l’université n’en fait pas assez. Je pense le contraire. Je connais peu d’employeurs qui en font autant pour leur personnel.” Concrètement, à quoi fait-il référence ? Silence. Il me renvoie vers l’université.

Je contacte Marthe Nyssens, prorectrice. Titulaire du plan Respect depuis mars 2022, suite au départ de la responsable précédente, Marthe Nyssens portait initialement la casquette “Transition et Société”. Elle me reçoit dans son bureau le 23 novembre. Elle prévient : “Je vais parler d’actes, pas de discours. Je suis pragmatique.” Très bien. De son exposé, je retiens trois points essentiels.

D’abord, 1.200 responsables hiérarchiques et fonctionnel·les de l’université viennent de commencer un cycle de formation obligatoire sur le sexisme ordinaire et les violences de genre. Des ateliers pratiques et deux cours en ligne – 20 minutes sur le cadre légal (la loi “bien-être” du 4 juin 1996) et 30 minutes sur le harcèlement de genre en commençant par la présentation d’un schéma sur les violences de genre (depuis “le patriarcat et l’hétéronormativité” jusqu’au meurtre). Cette formation des instances supérieures, rectorat en tête, est “une carte qui peut changer la culture de l’institution, estime Marthe Nyssens. Nous avons une réforme à faire. Il faut un changement de culture du personnel et des étudiant·es. C’est cela qui fera bouger les lignes.”

Cette formation des instances supérieures, rectorat en tête, est une carte qui peut changer la culture de l’institution, estime Marthe Nyssens. […] Il faut un changement de culture du personnel et des étudiant·es…

Pour les étudiant·es, l’accent est mis sur le consentement. L’université a intercalé une formation au consentement (“une vidéo infantilisante”, commente une étudiante féministe qui suit de près les choix posés par l’UCLouvain) dans la liste des cours accessibles via la plateforme interne Moodle. Décollage moins impressionnant que la formation des professeur·es : 2.000 vues fin novembre 2022, pour 40.000 personnes ciblées par l’université. Marthe Nyssens ne cache pas sa déception.

Enfin, le Conseil des Affaires sociales et étudiantes (CASE, un organe de décision interne) comprend désormais une sous-commission permanente dédiée à la lutte contre le harcèlement et les violences de genre, afin que l’enjeu ne déloge plus de l’ordre du jour de l’université et que les actions soient constamment évaluées. “C’est en fonctionnant qu’on va s’améliorer”, estime Marthe Nyssens.

Malaise face aux agresseurs

Après l’interview, je reste à Louvain-la-Neuve, je me balade. J’attends la fin de la journée. À 19 heures, l’asbl Collectif des Femmes organise une conférence suivie par la signature d’une pétition : “Stop au harcèlement sexiste sur notre commune et nos campus !”

Auditoire Agora 10, une longue tablée de femmes : la bourgmestre, une travailleuse sociale du Collectif des Femmes, Marthe Nyssens pour l’UCLouvain, trois représentantes des étudiant·es (AGL, FEF, Conseil des étudiant·es de l’ULB), une inspectrice de la zone de police Ottignies-Louvain-la-Neuve et la conseillère “égalité des chances et droits des femmes” au sein du cabinet de la ministre Glatigny. Personne pour représenter les employé·es de l’université, mais la conférence se concentre sur les agressions subies par les étudiantes.

Les interventions sont lisses et polies, mais intéressantes, jusqu’à la question d’une étudiante : “Si une affaire de viol passe devant la Justice mais conduit, comme souvent, à un non-lieu, l’université peut-elle faire quelque chose ? Y a-t-il des sanctions ou bien l’UCLouvain accepte la situation, et c’est tout ?” “Lorsqu’on est informé, le dossier passe au vice-rectorat aux affaires étudiantes, répond Marthe Nyssens. Et si l’étudiant est condamné, bien entendu, on prend position.” L’étudiante relance. “Et si justement il n’est pas condamné ? Mais qu’il y a quand même beaucoup d’accusations ?” Marthe Nyssens : “Nous ne sommes pas juges. On est démunis par rapport à cela.”

Si une affaire de viol passe devant la Justice mais conduit, comme souvent, à un non-lieu, l’université peut-elle faire quelque chose ? Y a-t-il des sanctions ou bien l’UCLouvain accepte la situation, et c’est tout ?

Léger malaise dans la salle et sur l’estrade. L’inspectrice s’exprime, puis la bourgmestre et le Collectif des femmes… Mais les étudiantes s’impatientent. La FEF et la représentante du Conseil des étudiant·es de l’ULB tiennent à revenir sur la question initiale : comment l’université peut-elle protéger une victime qui dénonce un agresseur ? Mélody Alskeif (ULB) présente une idée sur la table à Bruxelles : des commissions disciplinaires qui inverseraient la charge de la preuve dans le cas d’abus commis entre étudiant·es. Ce ne serait plus aux étudiantes, victimes, de prouver une agression. Ce serait aux étudiants, présumés agresseurs, d’expliquer qu’ils n’ont pas agi de la sorte.

La FEF est remontée contre l’UCLouvain. Sa représentante Emila Hoxhaj s’adresse directement à Marthe Nyssens : “Mettez-vous les moyens pour créer une commission disciplinaire telle que Mélody vient de présenter ? C’est un choix que vous pouvez prendre, et c’est pour cela qu’on va continuer à se battre. On veut qu’un verdict puisse être pris au sein de l’établissement, spécialement vu le décisions de justice.” Emila Hoxhaj clôture son intervention en citant le cas d’un assistant, toujours en place, dont une dizaine de témoignages dénoncent les agissements. “Combien de victimes de plus faut-il pour que ce futur prof soit exclu de l’établissement ?”

L’AGL acquiesce. L’ULB aussi. Marthe Nyssens est immobile au fond de sa chaise. L’inspectrice de police prend le micro et tempère. “J’entends ce que vous proposez et ce n’est pas une mauvaise idée.” Virginie Greant rappelle cependant pour la seconde fois ce soir que le système judiciaire se concentre historiquement sur le suspect. La charge de la preuve repose sur les victimes (ce sujet fera d’ailleurs l’objet d’une enquête dans notre prochain numéro). “Mais la révision récente du Code pénal, entrée en vigueur le 1er juillet 2022, avec la notion de consentement et celle de victime, amènera petit à petit la jurisprudence. Patience, on se dirige vers une plus grande place pour les victimes dans le système judiciaire”, avance-t-elle, constructive.

Marthe Nyssens n’ajoutera aucun commentaire pour éventuellement compléter ce qu’elle disait quelques minutes plus tôt : “La détermination de l’université est totale. Nous sommes parfaitement conscients à l’université que la prise en charge souffre de failles.”

Et ensuite…

L’année 2023 sera marquée par des événements-clés. L’audience en seconde instance de la professeure contre l’UCLouvain. L’enquête menée depuis mai 2022 par la police judiciaire, mandatée par l’auditorat du travail du Brabant wallon, sur la façon dont l’UCLouvain traite les plaintes internes relatives à des situations de violence au travail. Deux autres affaires judiciaires, aussi. L’UCLouvain accumule actuellement (au moins) quatre dossiers judiciaires relatifs à des situations de sexisme, harcèlement, agressions, violences de genre.

La médecine du travail (en l’occurence le CESI) s’intéresse aussi aux agissements de certains employés de l’université. Au moment de boucler cet article, le 9 décembre 2022, la presse annonçait le licenciement de Didier Hamann, désormais ex-directeur de l’administration des relations extérieures et de la communication (AREC), vu ses “méthodes managériales”. Cette rupture de contrat découle de la sortie d’une analyse des risques psychosociaux menée par le CESI en 2022 au sein de l’UCLouvain, au départ de plusieurs signalements introduits par des membres du personnel pour harcèlement moral et sexisme ordinaire.

Des propositions émergeront de la commission Tulkens pour, notamment, réformer les règlements intérieurs de l’université. Par exemple la question du délai de six mois maximum pour introduire une plainte en interne.

Des lignes seraient donc en train de bouger ? Mai 2023 sera à cet égard une date importante : la sortie d’un rapport très attendu sur la politique de lutte contre les violences de l’UCLouvain. Ce rapport est préparé par la commission interne “Tulkens”, du nom de la juriste émérite qui la préside, Françoise Tulkens, bien connue des lectrices d’axelle. Des propositions émergeront de la commission pour, notamment, réformer les règlements intérieurs de l’université. Par exemple la question du délai de six mois maximum pour introduire une plainte en interne, ou la fonction des vice-recteurs/trices aux affaires étudiantes et à la politique du personnel.

L’UCLouvain avait demandé à la commission Tulkens d’avancer rapidement lorsqu’elle lui a tendu ce mandat en mai 2022. La commission a répondu qu’elle aurait besoin d’un an de travail vu l’ampleur de la problématique et, surtout, la complexité de l’institution.

Marthe Nyssens insiste elle aussi sur la complexité de l’UCLouvain. En interview comme en conférence, elle répète à de nombreuses reprises : “C’est complexe”, “C’est très complexe”, “La complexité institutionnelle entraîne des dysfonctionnements” ou encore “La complexité ne donne pas confiance”. Tellement complexe que certaines victimes sont oubliées ? Pas vues, pas crues ? Marthe Nyssens répond au nom des autorités académiques : “Je vous assure que, jamais, on ne s’est assis sur un dossier.” C’est noté.

Pourquoi un journalisme féministe aujourd’hui ?

La question de cet article peut nous sembler évidente à nous, journalistes et lectrices d’axelle. Si vous nous lisez, en effet, il est probable que vous cherchiez, chez nous, des informations habituellement manquantes sur les réalités des femmes aujourd’hui, en particulier des femmes touchées par des violences, des discriminations, différentes formes de précarité. Pourtant, pour nous-mêmes et pour la société, il faut rappeler la nécessité d’une approche féministe dans le journalisme. À l’heure où les rédactions connaissent de nombreuses difficultés – tensions financières, manque de confiance du public, attaques politiques… –, et parce que nous fêtons nos 25 ans, faisons un arrêt sur les enjeux démocratiques que porte un journalisme féministe. Autour de la table  : Salwa Boujour, journaliste, notamment à axelle, et cofondatrice de Media and Diversity in Action  ; Lise Ménalque, chercheuse et assistante à l’ULB, spécialiste des réalités des femmes journalistes  ;  et Sabine Panet, journaliste et rédactrice en chef d’axelle. Un entretien à retrouver intégralement en podcast dans notre série “L’heure des éclaireuses” et à compléter avec la lecture de notre article collectif “Pour un journalisme féministe”.

© Candela Sierra, pour axelle magazine

Quelle est la relation entre les femmes et les médias ?
Sabine Panet  : “La relation entre les femmes et les médias, c’est pour moi une relation frustrante. Les femmes sont très peu et très mal représentées dans les médias. Cette relation, bien sûr, évolue, elle n’est pas statique. En tous les cas, c’est un sujet crucial à explorer aujourd’hui car il est directement lié à la démocratie, aux identités, au pouvoir.”

Lise Ménalque : “Je te rejoins complètement, surtout sur les enjeux de pouvoir. Le constat est assez mitigé, c’est encore compliqué pour les femmes dans les médias belges aujourd’hui. On voit que certaines choses évoluent mais, par rapport à d’autres pays, comme la France par exemple, il y a aussi très peu de femmes journalistes dans les rédactions, les choses évoluent très lentement. Chez nous, les femmes journalistes sont encore souvent dans des emplois précaires, ce qu’on appelle les “pigistes” ou “free-lance”.* On a constaté qu’il y avait beaucoup de problèmes dans les rédactions en Belgique francophone [plafond de verre, assignation genrée à certaines rubriques et violences organisationnelles, ainsi que Lise Ménalque, Florence Le Cam et Manon Libert l’ont montré dans leur étude, ndlr].”

Selon les chiffres de l’Association des journalistes professionnels, en Belgique, les femmes journalistes ne représentent que 33 % des rédactions, alors qu’elles sont majoritaires dans les études. Quelle est la situation pour elles dans les rédactions ?

S.P. : “Les femmes journalistes qui veulent porter des sujets politiques ou économiques sont rarement, ou pas, entendues. À cause du sexisme dans lequel notre société évolue, on va plutôt leur proposer des sujets sur l’enfance, le soin aux autres, la santé… Les rubriques politiques, économiques, juridiques, etc., sont encore des bastions masculins.”

Les femmes journalistes qui veulent porter des sujets politiques ou économiques sont rarement, ou pas, entendues.

L.M. : “La réalité c’est aussi que, quand une journaliste revendique son féminisme, on lui colle une étiquette de “militante” et non plus de journaliste. C’est un phénomène qui rejoint l’idée de “ségrégation horizontale” en sociologie, qu’explique, entre autres, la chercheuse française Béatrice Damian-Gaillard [ce concept décrit la répartition de genre au sein même d’une profession, ndlr]. Cette ségrégation horizontale catégorise les femmes dans les rédactions à certains domaines, comme le disait Sabine. Cela a une influence sur le contenu journalistique, sur la manière de lire ces contenus et sur la société elle-même, sur la manière dont on voit les femmes. ”

Dans les rédactions, on est aujourd’hui à plus de 90 % de personnes blanches, ce qui ne correspond pas à la réalité de la société.

Salwa Boujour : “Il y a aussi une invisibilité et une invisibilisation des femmes issues des minorités. On n’existe pas, mais cette inexistence n’est pas le fruit du hasard. On n’existe pas parce qu’il y a un processus d’invisibilisation. Il y a pourtant des statistiques au niveau national qui montrent que la diversité est grandissante. Mais dans les rédactions, on est aujourd’hui à plus de 90 % de personnes blanches, ce qui ne correspond pas à la réalité de la société. Ce constat vaut aussi bien pour les grandes rédactions du pays que pour les médias indépendants et alternatifs. Il faut donc questionner le processus de sélection des candidat·es, mais aussi les biais conscients ou inconscients qui empêchent de recruter des journalistes différent·es de la norme.”

Quels sont les arguments donnés par les rédactions pour justifier ce manque de représentation des journalistes issu·es des minorités ?

S.B. : “J’entends souvent les rédacteurs en chef dire qu’ils voudraient engager plus de personnes issues de la diversité… mais qu’il n’y en aurait pas. On entend aussi des phrases comme : “On veut bien des personnes issues de la diversité mais on veut qu’elles soient compétentes”… C’est aussi un argument qu’on entend pour les femmes en général. Cet argument est très interpellant puisqu’il questionne directement la compétence des personnes minorisées. Enfin, on entend des phrases comme “Je veux bien en engager, mais “ils” n’ont pas une bonne orthographe”… Il y a donc plein de biais, qu’ils soient racistes, sexistes ou autres. Par ailleurs, il arrive très souvent que des rédacteurs en chef engagent des personnes racisées pour les faire travailler sur des thématiques qui ont trait au hip-hop, au rap, à certains sujets uniquement, par exemple. Au final, l’information va rester blanche. Mais les journalistes racisé·es et/ou issu·es d’autres minorités ont aussi envie de parler de justice, de société, de politique ou d’économie.”

On accuse souvent les journalistes féministes d’être “militantes” et d’être ainsi des “sous-journalistes”. On en parle dans notre article collectif ; et cela rejoint aussi l’expérience décrite par Alice Coffin, femme politique française, ancienne journaliste et autrice du Génie lesbien.

L.M. : “Je parle beaucoup de ce livre autour de moi. Les journalistes sont censé·es être impassibles, complètement neutres face à l’information qu’ils et elles recueillent. Sauf que dans les faits, d’un point de vue sociologique, ça n’est pas du tout le cas. Nous sommes tous et toutes des êtres situés, avec nos points de vue. Le fait même de choisir un sujet, de le couvrir plutôt qu’un autre, c’est déjà un engagement, et une manière de prendre position.”

Nous sommes tous et toutes des êtres situés, avec nos points de vue. Le fait même de choisir un sujet, de le couvrir plutôt qu’un autre, c’est déjà un engagement, et une manière de prendre position.

S.P. : “Cette question de “neutralité journalistique” est importante et fait des ravages. Je rencontre parfois des étudiantes en journalisme ou des jeunes journalistes qui se remettent profondément en question parce qu’elles ont décidé de travailler sur un sujet en lien avec les violences sexuelles, par exemple. Elles sont alors confrontées à un manque de soutien soit de la part de leur lieu d’études, soit de leur rédaction, qui leur fait sentir plus ou moins clairement qu’elles ne seront pas “objectives” et qu’elles feront moins bien leur travail – enfin, si toutefois le sujet qu’elles apportent est considéré… Pourtant, dans notre expérience, c’est l’inverse : plus un sujet nous touche, plus on s’appuie sur la déontologie journalistique pour faire un travail encore plus rigoureux. Parce que ce sujet mérite un traitement journalistique de qualité.”

S.B. : “Quand on connaît la mission du journalisme, qui est un socle pour la démocratie, on se questionne ! L’entre-soi ne permet pas de se remettre en cause : personne ne va questionner le prisme par lequel on traite une information ou la façon de travailler. Dans les rédactions, on écrit donc le plus souvent d’un point de vue masculin, européen, hétérosexuel… Tant qu’on ne remettra pas en cause ces pratiques et tant qu’on ne comprendra pas que l’inclusion, la diversité et le pluralisme doivent faire partie de la création journalistique, on fera le jeu de tous les extrémismes. On ne réalise plus notre métier.”

Que permettent des pratiques de journalisme féministe ?

S.P. : “Notre finalité, c’est redonner du pouvoir aux femmes, pas faire des clics ou des vues. C’est rendre ce pouvoir aux femmes, avoir un impact transformateur, même s’il paraît modeste. Quand une femme revient vers nous en nous disant que notre article a eu un impact sur sa vie, on se dit que c’est pour cela que l’on fait ce métier. Car c’est important de se poser la question de pourquoi on fait du journalisme. Est-ce qu’on est là pour tendre le micro aux dominants ou pour participer au contrepouvoir démocratique, dans une perspective d’aller vers plus de justice sociale, plus de démocratie ? Ce sont des questions fondamentales à se reposer en tant que média.”

Notre finalité, c’est redonner du pouvoir aux femmes, pas faire des clics ou des vues.

L.M. : “Être une journaliste féministe, selon moi, c’est avoir de la réflexivité. C’est donc s’interroger, comme le dit Sabine, sur comment on fait ce métier, pourquoi, comment on interagit avec ses sources, comment on interagit avec son public. Cette réflexivité est inhérente aux études féministes.”

S.B. : “Avec Media and Diversity in Action [M&DiA, ndlr], nous avons publié un rapport de ce que les femmes minorisées vivent ou ont vécu dans les rédactions. Nous avons proposé des réunions en “safe space” [espace sécurisé pour les personnes minorisées, ndlr] et en non-mixité choisie pour les laisser s’exprimer, et ensuite nous avons essayé de les outiller pour qu’elles continuent à travailler dans les médias grâce à des formations gratuites données par des professionnelles. Ce que l’on remarque aussi, c’est que les femmes journalistes que nous avons rencontrées sont isolées et précarisées. Pourtant, elles sont profondément résilientes et créatives. Les rédactions se privent de réels talents. Ce que l’on constate, c’est que les femmes journalistes blanches sont en difficulté, mais ont tout de même accès aux rédactions. Même en minorité, elles y sont. Je pense que le journalisme féministe c’est aussi ça : inclure, faire des ponts pour qu’on se tire toutes vers le haut. Il n’y a que comme cela que l’on pourra réussir.”

Comment place-t-on les lectrices, auditrices, spectatrices au centre des pratiques journalistiques féministes ?

S.P. : “On essaie toujours de trouver des manières de consulter les femmes ; pas uniquement les lectrices, mais toutes les femmes, notamment proches du réseau du mouvement d’éducation permanente féministe Vie Féminine qui édite axelle. On réagit à leurs sollicitations, ce sont elles parfois qui nous proposent des sujets, on va à leur rencontre… On essaie d’avoir une relation qui nous nourrit les unes les autres.”

La manière dont on montre les femmes dans les médias est importante. Cela permet de détricoter tout un tas de stéréotypes genrés et discriminants.

S.B. : “Souvent, les médias enferment les gens dans les clichés. Par exemple, en Belgique, on sait qu’il y a environ 6 % de personnes de confession musulmane. Dans ces 6 %, il y a encore un plus petit pourcentage de femmes qui portent le foulard. Mais les seules fois où on va voir des femmes musulmanes visibles dans les médias, c’est quand on parlera du foulard… On ne va jamais les interroger comme témoins, expertes… Comme si elles n’étaient pas actives dans la société ! On les essentialise. Donc, dans l’inconscient des gens, les femmes qui portent le foulard en Belgique ne savent rien faire d’autre que porter le foulard… Elles n’ont pas de victoires, de défaites, elles ne travaillent pas, elles ne sont pas engagées, rien ne les concerne.”

L.M. : “Oui, la manière dont on montre les femmes dans les médias est importante. Cela permet de détricoter tout un tas de stéréotypes genrés et discriminants. C’est un enjeu démocratique pour les citoyen·nes de pouvoir se reconnaître dans les médias aujourd’hui. Cela permet la création d’espaces de libertés et d’autres représentations mentales qui sortent de schémas cadrés.”

Quelles sont les pistes  pour que les journalistes puissent pratiquer un journalisme plus féministe ?

L.M. : “Il y a de chouettes initiatives qui permettent d’avancer, notamment grâce au Fonds pour le journalisme**. Je pense par exemple au podcast “Désenchantées” de Marine Guiet et Audrey Vanbrabant, sur l’accueil des victimes de violences sexuelles à la suite de l’explosion de #BalanceTonBar. Elles ont pu bénéficier de temps pour interroger les témoins, avoir des locaux spéciaux pour accueillir les femmes… Je pense aussi à la base de données Expertalia, pour diversifier les sources d’information et d’expertise pour les journalistes. Et si vous êtes étudiant·e, il y a aussi Studentalia qui permet d’avoir une réflexion sur la manière dont on pense notre production journalistique, sur les questions d’égalité et de diversité.”

S.B. : “Il y a un effet de mode, pour l’instant. Dans toute la société, on constate que les questions de genre, de diversité et d’inclusion sont populaires. Malheureusement, on voit que ceux qui capitalisent là-dessus et se font de l’argent dessus, ce sont des hommes. Je préfère quand même voir le verre à moitié plein et me dire qu’on se questionne enfin sur ces sujets. Mais il n’y a pas encore suffisamment de choses mises en place. Et puis on constate aussi que les initiatives mises en place sont souvent faites de manière descendante, c’est-à-dire par les groupes dominants vers les groupes minorisés. C’est pourquoi elles sont souvent bancales. J’invite donc les rédacteurs et rédactrices en chef à se questionner et à inviter les personnes concernées à les aider pour réfléchir ensemble. Avec M&DiA, on propose d’ailleurs des formations en ce sens.”

S.P. : “Une des pistes que je vois, dont je rêve même, pour permettre de traiter correctement les sujets des droits des femmes, en particulier liés aux violences, ce serait de créer un fonds d’investigation et d’accompagnement pour soutenir les femmes journalistes et les témoins dans la réalisation de ces sujets. Parce que pour les traiter avec une exigence de qualité et de façon féministe, il est fondamental d’avoir des balises, des conseils, des échanges, ce qui est très difficile si on est une femme isolée, free-lance ou dans une rédaction hostile. On va y travailler !”

* Il nous semble important de préciser que dans la rédaction d’axelle, pour la partie “éditoriale”, seulement deux personnes sont salariées (Sabine Panet et Stéphanie Dambroise, secrétaire de rédaction). Les autres membres de la rédaction sont free-lance (ndlr).
** Fonds qui soutient financièrement l’enquête, l’investigation et le grand reportage. Ces dernières années, à plusieurs reprises, le Fonds a soutenu la réalisation de projets journalistiques dans axelle (par exemple le projet choral “Front du vivant” en janvier-février 2021 ou l’enquête consacrée à la prise en compte de l’inceste en Justice lorsque des mères le dénoncent, en janvier-février 2022).

Pour un journalisme féministe

Les journalistes féministes mettent en place des pratiques et des processus transformateurs au sein des rédactions féministes comme axelle mais aussi, quand elles le peuvent, dans les rédactions d’autres médias. Encore peu documentées, ces pratiques composent une forme d’éthique qui transforme les façons de faire journalistiques, améliore la qualité des contenus, le bien-être des journalistes et contribue aussi à réparer les récits et expériences des femmes, toujours minoritaires dans les productions médiatiques.

© Candela Sierra, pour axelle magazine

“Dire ce qu’une femme devrait taire, c’est parler à toutes celles et ceux qui se sont sentis, de la même manière, muselés par le mépris social, stigmatisés, renvoyés à des places indésirables. C’est donner une place à la colère rentrée, c’est permettre aux lecteurs, aux lectrices de comprendre les violences insidieuses et d’identifier cet animal rageur en eux : cette colère contre la place réduite, humiliante, qu’on nous assigne.” Ces mots de la philosophe française Claire Marin, écrits pour célébrer le prix Nobel de littérature remis à Annie Ernaux, pourraient figurer en prologue de chaque numéro d’axelle, qui “ouvre 100 % de ses pages à la moitié de l’humanité et porte haut les couleurs féministes”. Nous, journalistes d’axelle, donnons de la voix à des expériences muselées, nous nous faufilons dans les angles morts, nous “sortons les femmes des silences”, pour reprendre l’expression de Michelle Perrot, pionnière de l’histoire des femmes. Nous nous efforçons de mettre des mots justes sur des réalités sociales souvent injustes, et parfois indicibles.

“Remettre le monde à l’endroit”

Les médias, l’ensemble des moyens de diffusion de l’information, sont un moyen d’expression essentiel pour les acteurs/trices démocratiques (citoyen·nes au premier chef) et jouent un rôle crucial dans la formation de l’opinion publique. Soumis à une éthique (exactitude de l’information, respect de la vie privée, vérification des sources), ils placent certains débats sur le devant de la scène. Et ils en laissent d’autres dans l’ombre. Entre médias et démocratie, c’est une relation historique, institutionnelle… Ombilicale, pourrait-on dire, puisque notre système de représentation démocratique a besoin de la représentation médiatique. Une “mal-représentation” médiatique peut donc participer à creuser une faille démocratique.

Faire du journalisme féministe, dans le monde médiatique aujourd’hui, c’est donc humblement utiliser notre curiosité et notre honnêteté pour essayer de “remettre le monde à l’endroit”.

Faire du journalisme féministe, dans le monde médiatique aujourd’hui, c’est donc humblement utiliser notre curiosité et notre honnêteté pour essayer de “remettre le monde à l’endroit”, d’après une phrase de la psychiatre Muriel Salmona ayant beaucoup travaillé auprès des victimes de violences. Rétablir un équilibre, donner à voir l’expérience des femmes, encore majoritairement effacées dans les médias, surtout quand elles sont victimes de violences, racisées, en situation de handicap, de précarité.

Le personnel est journalistique

Beaucoup de journalistes vous diront qu’une des sources d’inspiration de leurs reportages, articles ou enquêtes provient souvent du quotidien, de l’ordinaire. Une expérience, une discussion, une rencontre, une lecture, un débat… Notre rédaction n’y échappe pas – d’autant moins qu’elle est abritée dans les couloirs du secrétariat national du mouvement féministe Vie Féminine, qui a donné naissance à notre magazine et dont les enjeux irriguent nos pages.

Parce que nous sommes humaines, parce que nous sommes journalistes et parce que nous sommes concernées par les histoires que nous racontons, il arrive que les sujets qui surgissent de nos observations ou de nos discussions viennent directement rencontrer (parfois avec douceur, parfois avec fracas) ce que nous avons traversé, parfois également ce que nous avons vécu dans notre chair. En cela, nous sommes souvent intrinsèquement liées au sujet, en lien et solidaires avec le sujet. Sujet au sens de “thème” mais aussi de “personne”. Et c’est justement parce que nous sommes solidaires de l’expérience de ce sujet que nous en avons une expertise redoublée qui ne nous dispense pas, bien à l’inverse, d’un travail acharné, rigoureux, et parfois contre-intuitif.

Ce “lien” personnel tout autant que politique, car issu de notre expérience et de notre engagement féministe, implique également une relation particulière avec le sujet, à qui l’on pourra faire relire le texte, dans un cadre de confiance préalablement établi, à qui l’on pourra conseiller l’anonymat pour ne pas lui porter préjudice… Cette empathie, ou cette proximité, se conjugue avec une certaine distance, pour laisser l’espace libre pour l’émotion de l’autre, même s’il arrive que les larmes montent et nous débordent, nous avec.

Cette relation horizontale, de sujet à sujet, implique souvent une question. Peut-on être journaliste engagée, voire journaliste militante ? “En journalisme, la neutralité et l’impartialité, ça n’existe pas. Contrairement à l’honnêteté intellectuelle et au respect de la déontologie”, défend, ferme et lapidaire, Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes. C’est pourtant au nom de ce manque de “neutralité” que les journalistes féministes sont souvent recadrées, quand elles ne sont pas harcelées. Ce sont ces étiquettes de journalistes engagées ou militantes qui sont régulièrement collées sur nos fronts pour nous disqualifier.

L’engagement, nécessaire

“Lorsque des sujets font l’objet d’un consensus social, les journalistes dits “neutres” peuvent se permettre tous les écarts sur la forme et même assumer un jugement moral sans que cela n’offusque qui que ce soit, tandis que l’étiquette de “journaliste engagé” sera apposée sans discussion au malheureux qui aura l’audace d’utiliser les mêmes mots pour des sujets plus clivants. Un retournement bien pratique car, soyons honnêtes, dans la profession comme dans l’esprit des citoyens, un journaliste “engagé” est un peu moins journaliste qu’un “non-engagé””, s’indigne la journaliste française Salomé Saqué qui couvre des sujets relatifs aux inégalités dans une chronique pour le média français Socialter. Des sujets clivants parce qu’ils s’attaquent aux rapports de domination.

Le journalisme pensé comme un engagement est un outil de démocratisation du féminisme…

La “sacro-sainte neutralité” fait des dégâts dans le traitement de l’information. Par exemple, c’est en son nom que les médias ont recours si souvent à la symétrie quand il s’agit de parler des droits des femmes. Ainsi, on invitera, dans un débat sur la contraception, une personne qui est y opposée… Comme l’énonce la linguiste Marie-Anne Paveau, “c’est un argument qui évite deux choses : la pensée, et l’engagement. Symétriser permet en effet de ne pas penser la complexité d’une situation, ses contextes et ses points d’énonciation, son historicité. Cela permet également de ne pas prendre parti, de ne pas entrer dans la lutte contre les oppressions, qui coûte quelques plumes et parfois bien plus.”

“Est-ce même possible de faire des bons papiers sans avoir une forme d’engagement ?”, abonde dans un entretien qu’elle nous a accordé Lénaïg Bredoux, journaliste française et “gender editor” (“éditrice genre”) à Mediapart. Le journalisme pensé comme un engagement – professionnel, politique, envers la quête de vérité et de justice sociale – est alors un outil de démocratisation du féminisme, quand il n’est pas aussi notre espace d’expression politique, de lutte féministe.

Des journalistes professionnelles

À axelle, nous partageons des valeurs féministes, un public (très divers), une vision de la société et une grille de lecture qu’on appellerait aujourd’hui “intersectionnelle”. Historiquement, nous nous sommes engagées à décortiquer les “trois systèmes de domination” (sexe, race, classe) ; et, à axelle, nous sommes des professionnelles (avec ou sans carte de presse). Nous avons notre approche journalistique et notre engagement féministe, les deux se nourrissent et se renforcent, nous sommes à ce carrefour. En tant que journalistes professionnelles, nous avons aussi un engagement auprès des lectrices. Et celui-ci repose sur notre professionnalisme et notre rigueur. Une journaliste trouve des chiffres, donne la parole à la contradiction, cherche des témoins, fait se croiser des paroles diverses, vérifie les informations, etc.

Plusieurs médias français ont signé une Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique. Pourquoi ne pas lancer une Charte pour un journalisme à la hauteur de la menace machiste ? (Ce n’est pas une invitation en l’air : nous voulons y travailler et appelons toutes les bonnes volontés à nous rejoindre !)

Le choix des sujets

“Je préfère les personnes aux idées. Je pense que certains écrivains préfèrent les idées aux  personnes. Ce n’est pas mon cas, confiait l’autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie lors d’une interview au Monde. C’est trop froid. Il y a une part de moi qui désire améliorer les choses. Ça peut paraître naïf. Nous autres écrivains sommes supposés être ironiques. Mais pour moi, il est important de montrer comment l’humain reste humain. En temps de guerre, les gens font l’amour, ont des enfants, des femmes qui trouvent à peine de quoi manger cherchent de quoi hydrater leur peau, c’est ça pour moi l’humanité ! Et c’est ce qui m’intéresse.”

Ce que Chimamanda Ngozi Adichie défend, c’est la nécessité de remettre au centre les sujets de l’ombre.

Ce qu’elle pose ici, c’est la nécessité de remettre au centre les sujets de l’ombre. Cela ne veut pas dire que les femmes journalistes sont cantonnées à ces sujets de “seconde zone”, derrière la scène, derrière les volets, derrière la une. Des sujets où on les considère depuis qu’elles sont entrées dans l’activité journalistique à leur place – la rubrique lifestyle ou petite enfance plutôt que la politique ou l’économie, par exemple.

Être une journaliste féministe, c’est donc souvent se faire une place en tant que journaliste professionnelle mais aussi défendre des sujets considérés soit comme hors de notre portée, dans lesquels il faut entrer par effraction, soit comme marginaux, qu’il faut défendre avec abnégation. On pense là aux années qu’il a fallu pour que des femmes puissent publier leurs enquêtes sur des agressions sexuelles contre les femmes ou les enfants…

Un chemin, un mouvement

Si l’on regarde les multiples définitions du mot “mouvement”, on retrouve des éléments qui composent la rédaction féministe d’axelle et son magazine. Un mouvement est une organisation politique et sociale comme Vie Féminine, le mouvement féministe qui édite le magazine depuis 25 ans. Un mouvement est une action collective orientée vers un changement social et politique : notre magazine est collectif et se veut résolument transformateur.

Nos articles et nos éditos sont parfois des cris de colère contre les actualités qui toujours nous rappellent que les femmes doivent se battre pour leurs droits. Ou des cris de joie, des rires, des victoires, même en apparence minuscules.

Un mouvement désigne aussi une impulsion, un élan. Nos articles et nos éditos sont parfois des cris de colère contre les actualités qui toujours nous rappellent que les femmes doivent se battre pour leurs droits. Ou des cris de joie, des rires, des victoires, même en apparence minuscules.

Le mouvement est aussi relatif au déplacement. Et à axelle, nous ne restons pas figées sur des principes ou des traditions. En témoignent nos “déplacements” sur l’écriture inclusive, nos questionnements incessants sur une rédaction trop blanche, trop jeune, trop bourgeoise, trop urbaine. En mouvement, car nous nous considérons toujours en apprentissage, entre paires et consœurs. Les allers et retours sur nos papiers sont parfois nombreux. C’est fastidieux, c’est indispensable, c’est joyeux !

Les journalistes féministes évoquent aussi le mouvement quand elles parlent du “chemin de la médiatisation” concernant des sujets terribles qui touchent aux violences. On ne travaille pas avec des femmes qui confient leurs récits – parfois pour la première fois – de la même façon qu’avec des ministres. On prend le temps. On accepte les retours en arrière. “Il faut respecter les femmes, les accompagner sur le chemin de la médiatisation. C’est crucial et on y réfléchit tout le temps. Ce sont les mêmes règles déontologiques, mais c’est un voyage en commun avec les témoins, un voyage avec des émotions hyper-violentes, on demande des précisions, on interroge des proches, il y a cette exposition, c’est très difficile à supporter”, explique Lénaïg Bredoux.

axelle n’entend pas proposer “un modèle journalistique féministe déposé” mais plutôt, pour paraphraser la philosophe belge Françoise Collin au sujet du féminisme, “formulé et reformulé au fur et à mesure ses problématiques” au sein de la rédaction mais aussi avec toutes les femmes qui composent les pages de ce magazine, comme une colonie de termites travaillant sans cesse, à leur rythme, une matière riche et vivante.