Économie : Bouts de chandelles et petites ficelles

Des factures d’eau et de gaz qui explosent. Une crise sanitaire et sociétale qui n’en finit pas. Une inflation qui galope. Des courses alimentaires impayables si on veut manger des produits de qualité. Une pension qui s’érode. Et toujours ce fichu statut de cohabitant·e qui empêche de vivre ensemble pour vivre mieux… Les matières économiques ont un impact direct sur le portefeuille des femmes, et sont donc au cœur des préoccupations de certaines féministes. Car pour s’en sortir, pour espérer un jour vivre plus dignement qu’avec des bouts de chandelles, il faut comprendre les ficelles du système capitaliste. Deux expertes passionnantes et passionnées échangent avec nous. Un entretien à retrouver bientôt intégralement en podcast sur notre site dans la série “L’heure des éclaireuses”.

© Marion Sellenet, pour axelle magazine

Christine Mahy est secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. C’est aussi une militante de terrain bien connue, engagée en faveur d’une société plus collective. La précarité, elle la côtoie tous les jours ; elle défend, sans mâcher ses mots, les plus mal loti·es du pays. Aline Fares, autrice et militante, est une ancienne employée du secteur bancaire. Ses recherches portent sur la régulation de la finance post-crise des subprimes ; elle a aussi lancé un blog et anime des conférences gesticulées  “pour se défendre contre la financiarisation du monde”. Toutes deux dressent le portrait du rapport des femmes à l’argent ; elles constatent les conséquences directes de la finance internationale sur nos porte-monnaie et elles tentent de dégager des pistes de sortie. Pour ne plus manquer d’air.

Femmes et argent

Christine Mahy : “Aujourd’hui, le rapport des femmes à l’argent, c’est massivement trop peu de revenus par rapport à ce que coûte la vie et à ce que coûte un ménage. Je pose ce regard à partir des femmes qui rament, des femmes qui gèrent, qui bouclent des mois, qui bouchent des trous. Il y a aussi beaucoup de femmes seules et qui doivent assumer des enfants. Mais même dans un ménage de deux personnes, c’est encore souvent la femme qui essaie de tenir l’équilibre. Quand il n’y a pas assez d’argent, ce sont les femmes qui se débrouillent pour combler ce manque, par de l’aide matérielle directe, comme aller demander de l’aide au CPAS, chercher des colis alimentaires, négocier avec l’école des reports de factures, etc. Ces démarches lourdes et exigeantes conduisent souvent à de la fatigue, à de l’épuisement, à de la colère, mais parfois aussi à un sentiment d’injustice ou de culpabilité.

Aujourd’hui, le rapport des femmes à l’argent, c’est massivement trop peu de revenus par rapport à ce que coûte la vie et à ce que coûte un ménage.

La relation des femmes à l’argent, c’est aussi des boulots moins bien rémunérés, qui ne sont pas à la hauteur de ce qu’il faut affronter dans la vie. Souvent des emplois partiels, contraints, à cause des enfants ou à cause d’un patron que ça arrange… Quand on voit qu’aujourd’hui on a encore des combats pour arriver à 14 euros brut de l’heure pour les femmes travaillant en titres-services : c’est difficile ! Les femmes perçoivent aussi de très petites pensions, les revenus de remplacement pour invalidité qui diminuent… Il y a un écroulement, un effritement des conditions de vie de plus en plus de personnes, et singulièrement des femmes.

Je pense aussi que nous vivons dans un pays où parler d’argent est encore tabou. Les personnes restent très discrètes sur leurs revenus. D’autant plus qu’il y a souvent une culpabilisation sur le thème “si elles ne s’en sortent pas, c’est qu’elles gèrent mal”… Donc parler d’argent, de l’épargne, c’est très délicat.”

Aline Fares : “Le problème se situe aussi dans le fait que le pouvoir de l’argent est un pouvoir masculin. Quand on pense aux grands financiers, aux grands propriétaires, ceux qui dirigent les entreprises : on voit des hommes en costard. Et c’est la réalité. Ils détiennent l’argent, le patrimoine, ils sont à la tête des grandes entreprises et des lobbies. Ils sont aux manettes, au pouvoir. Et même dans les cercles d’économistes critiques qui réfléchissent à une économie différente, il y a un déficit de représentations de pensées féminines et féministes de l’économie. C’est comme si les femmes ne s’autorisaient pas, ne se sentaient pas assez armées pour rentrer dans ces discussions-là.”

Chr.M. : “Je vais vous raconter un exemple récent, assez frappant. Nous sommes en discussion avec la Région wallonne et d’autres acteurs pour tenter d’interdire les limiteurs d’eau [ils ne laissent passer qu’un fin filet d’eau au robinet ; les sociétés de distribution les installent suite à des factures impayées, ndlr]. Ces limiteurs sont dramatiques dans la vie quotidienne et cela impacte davantage les femmes, puisque ce sont elles qui font le ménage, la cuisine, la lessive ou donnent le bain aux enfants. Lors d’une réunion avec des responsables de distribution d’eau, nous donnions des exemples de ces vies devenues impossibles. Un homme nous contredit, expliquant que ce que nous disons est faux : “Faire tourner une machine pour le linge, c’est possible, il suffit qu’elles remplissent des seaux au robinet pour les mettre dans la machine.” Donc non seulement ce monsieur ne reconnaissait pas que remplir des seaux via un tout petit filet d’eau, c’était énorme en termes de temps, de charge mentale… Mais en plus, il croyait qu’on pouvait remplir une machine comme ça ! Ça peut paraître anecdotique, mais pour moi, ça montre bien l’importance de la présence de femmes à tous les lieux de décisions. Que ce soit dans l’éducation, l’éducation permanente, sur le terrain de la lutte contre la pauvreté… À tous les étages de la hiérarchie, et surtout là où on prend des décisions collectives qui vont impacter la vie des ménages et surtout des femmes.”

Couches d’inégalités

Chr.M. : “Les femmes s’intéressent généralement à la microéconomie, aux coûts quotidiens. Mais lorsqu’on aborde l’économie plus macro, globale, la finance, on a rapidement moins de femmes dans nos groupes de travail. Aline le disait : l’économie est détenue par des hommes. Il y a évidemment des choses compliquées, pour lesquelles il y a un besoin de spécialistes. Mais les grandes lignes, les grands concepts, la manière dont ça fonctionne, ce n’est pas si compliqué que ça. Il faut démonter les peurs et connecter ces matières avec la vie quotidienne. C’est quand on peut ancrer ces sujets dans une réalité que les femmes comprennent le lien entre les difficultés qu’elles rencontrent et l’économie globale qui les produit. Le cheminement se fait, et là, il y a un intérêt qui s’éveille.”

A.F. : “Ce qui apparaît petit à petit, par paliers, depuis la crise de 2008, avec cet autre palier que l’on traverse en ce moment, c’est la différence entre les privations des unes et des autres et les accumulations de richesses à l’autre bout du spectre. Ça devient de moins en moins tolérable, et de plus en plus visible. Et ce grâce notamment à des publications de chercheuses et de chercheurs, mais aussi d’associations comme Oxfam ou grâce à des pièces de théâtre, comme celle d’Audrey Vernon, Comment épouser un milliardaire. D’un côté, des gens ont énormément d’argent, parient sur nos existences et continuent à gagner de l’argent quand la crise éclate. De l’autre, des personnes se retrouvent dans la misère, parfois privées de domicile !

D’un côté, des gens ont énormément d’argent, parient sur nos existences et continuent à gagner de l’argent quand la crise éclate. De l’autre, des personnes se retrouvent dans la misère, parfois privées de domicile !

Et avec la deuxième grosse couche que l’on se prend depuis le début de la crise du Covid, d’autres inégalités apparaissent. Notamment la façon dont les multinationales (comme Amazon, les grandes chaînes de supermarchés…), l’industrie du luxe, le secteur pharmaceutique… ont accumulé des profits absolument délirants. Derrière, les propriétaires de ces entreprises, les actionnaires et les créanciers gagnent énormément d’argent. Le système capitaliste est en train d’apparaître, les mécanismes se font visibles. On commence à réaliser comment il fonctionne. On prend aussi la mesure de la manière dont la version financiarisée de ce système accélère les mécanismes d’accaparement, de pompage de richesses – d’énergies du sol, mais aussi d’énergies humaines.”

Chr.M. : “La crise du Covid a accéléré et amplifié la situation. Les gens sont encore plus dans la dèche, singulièrement les femmes aux emplois précaires, dont le travail a été interrompu, qui voient leurs factures exploser parce qu’à la maison on a consommé plus d’eau, plus de chauffage… C’est vrai que depuis quelques années, des acteurs ont révélé des scandales en termes de fiscalité, il y a eu les crises financières, on parle davantage d’argent. Et surtout, on s’est rendu compte que ce n’était pas si compliqué que ça à comprendre. On vit dans une société où l’on nous dit depuis toujours : “Vous savez, tout ce qui touche l’économie mondiale, nationale, c’est compliqué, donc ne vous en occupez pas.” Mais non. Aujourd’hui, ça change. Et on s’en occupe, justement.”

Privation et privatisation

Chr.M. : “Comment se fait-il qu’en Belgique, les prix de tant de choses soient si élevés ? L’énergie, l’eau, mais aussi la téléphonie, les biens alimentaires, la mobilité en train. Ça coûte très cher. Si on augmente les revenus, c’est bien, mais si tout augmente plus encore, on ne va pas s’en sortir ! Aujourd’hui, on laisse la dynamique actuelle aller capter l’argent des ménages pour continuer à thésauriser et enrichir toujours les mêmes. Le politique nous dit : “Mais il n’y a pas de contrôle des prix en Belgique.” Nous aimerions donc que l’autorité politique analyse pourquoi ça coûte plus cher qu’ailleurs, si tout s’explique ou pas…”

A.F. : “Comme nous sommes dans un système d’hyperaccumulation, il y a des surplus : les milliardaires ont trop d’argent… Une fois qu’ils ont cinq baraques, deux bateaux, un avion, toutes les œuvres d’art pour remplir leurs maisons, ils ont encore beaucoup d’argent. Cela produit des gens qui cherchent des débouchés pour leur capital. Ce surplus d’argent est donc investi. Ce capital va dans des entreprises, les milliardaires rachètent les dettes des États et deviennent ainsi créanciers de nos États.

En ce moment, comme dans tous les moments de crise, dans les périodes incertaines, il y a des secteurs où ces mécanismes s’observent particulièrement : l’argent se fixe dans des valeurs refuges. D’abord dans l’immobilier. Mais aussi dans la dette publique, car les États sont des bons payeurs, puisque nous payons les impôts ; dans les terres agricoles, également, et, dans une moindre mesure, dans l’or. Et donc cette pression, en période de crise, s’accélère et s’exerce à des endroits qui étaient encore préservés.

Et la privatisation, c’est quoi ? C’est priver le public d’une gestion collective avec une accessibilité généralisée, priver les ménages d’un accès gratuit ou très peu cher à des produits de base comme l’énergie, les logements sociaux.

Les poussées que l’on connaît depuis les années 1980, c’est la privatisation du secteur de l’énergie, la privatisation du secteur bancaire, la privatisation de la téléphonie et la privatisation de la mobilité. Et la privatisation, c’est quoi ? C’est priver le public d’une gestion collective avec une accessibilité généralisée, priver les ménages d’un accès gratuit ou très peu cher – parce que subventionné – à des produits de base comme l’énergie, les logements sociaux. Il y a donc une logique de “privation” derrière la privatisation.

Ensuite, quand on applique la logique capitaliste à ces champs de production de biens et de services, eh bien, il faut payer la rente, c’est-à-dire ce que vont exiger les créanciers et les actionnaires. Et extraire la rente, c’est douloureux, ça pèse sur les existences. C’est ce que l’on vit depuis des dizaines d’années. Cela se répand toujours plus, par exemple dans les services de santé. Même si en Belgique, ce n’est pas encore le cas de l’hôpital, c’est déjà le cas dans les maisons de retraite, avec la privatisation de ces institutions de soins. Ça avance à une allure folle. La situation que décrit Christine à travers l’exemple des limiteurs d’eau est le résultat des attaques répétées du capital qui cherche de nouveaux débouchés. Et tant qu’on ne le confronte pas, qu’on ne l’arrête pas, il va continuer à avancer, parce que c’est un jeu qui fonctionne. Et tant qu’il gagne, il joue.”

Justice économique et écologique

Chr.M. : “C’est un des défis majeurs qui nous attend. D’abord pour bien s’alimenter. C’est aussi un défi majeur pour celui ou celle qui produit, pour pouvoir vivre de ce qu’elle/il produit tout en garantissant une qualité des sols et le respect de l’environnement. Personnellement, je dis souvent que ce n’est pas agréable de manger la bonne salade d’un maraîcher si je sais qu’il crève de misère.

Je dis souvent que ce n’est pas agréable de manger la bonne salade d’un maraîcher si je sais qu’il crève de misère.

En termes de réduction des inégalités et de lutte contre la pauvreté, la crise climatique est un défi titanesque. Ce que l’on voit aujourd’hui, ce sont des initiatives locales, comme les “ceintures alimentaires” [un système alimentaire fédérateur et local alternatif à l’industrie agroalimentaire, ndlr], etc. On sent une dynamique dans les idées, les innovations, dans les choix qui recherchent le “commun”. Mais il va falloir que les ménages puissent cuisiner de bons produits sans que cela ne vide leur portefeuille, tout en permettant aux producteurs de vivre. Où sont les décisions des autorités européennes, belges et locales pour favoriser et développer tout cela ?

Certaines choses bougent, mais c’est beaucoup trop peu. Les tensions sont fortes avec ceux qui veulent concentrer la richesse aussi sur ce terrain-là, notamment grâce au travail de nombreux lobbies et groupes de pression. Il est donc important que les premiers concernés par ces inégalités comprennent ces mécanismes. Les conditions d’existence actuelles ne leur permettent pas de bien vivre, par exemple sur le plan alimentaire, mais les solutions ne doivent pas se retourner contre eux.

Chez beaucoup de personnes, il y a une prise de conscience de l’intérêt d’acheter et de consommer autrement, mais une impossibilité de le faire.

J’entends des personnes qui ont les moyens d’acheter des produits de qualité me dire : “Vous savez, il y a moyen de bien manger pour le même prix.” Or toutes les statistiques montrent que c’est faux. Chez beaucoup de personnes, il y a une prise de conscience de l’intérêt d’acheter et de consommer autrement, mais une impossibilité de le faire. Les femmes souffrent beaucoup de cela, avec une certaine forme de culpabilisation. On voit de plus en plus de femmes qui nous disent : “Je ne veux plus qu’on me parle de ça, je fais ce que je peux avec les moyens que j’ai.” C’est la même chose dans le logement. Tant qu’il n’y a pas de politiques publiques d’investissements massifs dans l’isolation, c’est clair que les gens, dans les conditions où ils vivent pour le moment, ne peuvent pas se protéger d’une mauvaise isolation. Et avec comme conséquence l’explosion des factures d’énergie. Qui, on le sait, va toucher encore plus les femmes et les familles précarisées.”

Comment s’en sortir ?

A.F. : “C’est un combat : il faut remettre le commun, c’est-à-dire la sécurité sociale, au centre des débats. Il faut la déringardiser aussi, parce qu’on a ringardisé le service public. Il faut le présenter comme LA super innovation du futur. Je pense à ce slogan : “Quand tout sera privé, on sera privé de tout”.”

Chr.M. : “Je suis tout à fait d’accord avec le terme “ringardisé” utilisé par Aline. Je suis frappée par ce discours – même dans les sphères progressistes et associatives – sur le fait de changer le système de la sécurité sociale qui ne fonctionnerait plus. Je trouve cela dangereux. Je pense que la sécurité sociale est, après le logement, le deuxième levier important. Et notamment le statut de cohabitant, qui doit être supprimé. On nous dit que ça coûte cher, de supprimer ce statut, mais est-ce qu’on a calculé ce que ça rapporterait si les gens allaient mieux, ne se sentaient pas contrôlés ? Ça nettoierait le service social de son rôle de “contrôlite aiguë” qui pollue les relations, ça permettrait d’agir sur l’intergénérationnel, sur les jeunes… Supprimer ce statut, c’est dans l’intérêt des enjeux économiques, des enjeux sociétaux, de logement et des enjeux climatiques.

Je pense que la sécurité sociale est, après le logement, le deuxième levier important.

Et puis, comme on le disait tout à l’heure, l’autre levier, qui nous concerne nous directement, c’est nous autoriser à s’occuper de tout cela. Ce n’est pas simple, ce n’est pas qu’une question de volonté, bien entendu. Il faut que les acteurs en relation avec le monde associatif créent des espaces et des conditions pour aider des personnes, même celles en grande précarité, à comprendre et à s’investir.”

A.F. : “Apprendre, comprendre : c’est hyper important. Visibiliser les flux d’argent, c’est nécessaire pour comprendre la mécanique dans laquelle on est. Quand on paie un loyer, c’est intéressant de savoir d’où vient l’argent et où il va atterrir. Pareil avec les factures, la nourriture. Et c’est pour cela que, selon moi, les grèves sont particulièrement importantes. Grève du travail, grève du paiement… c’est puissant. Tout d’un coup, apparaissent des choses : “Ah tiens, le monde ne tourne plus quand les femmes ne travaillent pas” ; “Ah, le grand patron qui s’est fait tout seul, eh bien, il n’arrive plus à rien sans ses ouvrières…” Et puis, comme le disait Christine, l’un des enjeux, c’est le logement. Beaucoup de violences économiques se jouent là. On parlait, au début de cet entretien, de femmes qui se débrouillent, qui luttent… Le logement devrait être un point de départ, pas une lutte permanente. Si on parvient à avancer sur ce champ, on arrivera, je le pense, à réfléchir sur beaucoup de mécanismes de ce système qui nous fait du mal.”

Six penseuses du porte-monnaie

Face au mur de l’argent patriarcal, colonial et destructeur d’écosystèmes, des penseuses du porte-monnaie, de Rosa Luxemburg à Nina Banks, creusent les fissures… Pour voir la lumière.

© Marion Sellenet, pour axelle magazine

Rosa Luxemburg (1871-1919)
Celle qui ne fait pas l’économie de la révolution

Rosa_Luxemburg © Marion Sellenet, pour axelle magazine

Elle naît dans une famille juive de Varsovie et restera marquée par la violence de l’antisémitisme, particulièrement le pogrom de décembre 1881. En 1887, cette très bonne élève tout juste sortie du lycée intègre un groupe socialiste clandestin. Le climat politique se tend : elle part étudier en Suisse, avec des exilé·es politiques de toute l’Europe. Elle fonde un parti appelant à l’unité de la classe ouvrière de toutes les nations de l’empire russe et à l’avènement de la démocratie. Son parti est interdit en Pologne en 1896 ; l’année suivante, elle défend avec succès, à Zurich, sa thèse d’économie sur le développement industriel. Elle s’installe en Allemagne, sa renommée croît : journaliste, membre de l’Internationale ouvrière, conférencière, elle s’oppose au nationalisme grandissant. Pour elle, la priorité est la révolution socialiste internationale qui seule mettra fin à l’exploitation de la classe ouvrière et aux inégalités sexistes et racistes. Le conflit ne profitera qu’au capital. En 1913, elle publie L’Accumulation du capital, qui déterre les racines économiques de l’impérialisme, du militarisme et du colonialisme. Emprisonnée pendant la guerre, elle est assassinée le 15 janvier 1919 au cours de la sanglante répression contre la Ligue révolutionnaire spartakiste qu’elle a cofondée en 1918.

Aminata Traoré (née en 1947)
Celle qui renouvelle nos imaginaires

Aminata Traoré © Marion Sellenet, pour axelle magazine

Elle grandit au sein d’une famille nombreuse dans la capitale malienne, Bamako. À l’école, l’apprentissage se fait en français, mais sa langue maternelle est le bamanan : cette expérience discriminante lui fera comprendre que les inégalités se jouent aussi dans les représentations que charrie le langage. Elle étudie en France, obtient un doctorat en psychologie sociale et travaille pour des organisations internationales où elle affûte son regard critique sur les politiques de développement économique et de coopération avec l’Afrique. Pour elle, les bonnes intentions affichées, y compris en faveur de l’autonomisation des femmes, servent en réalité l’agenda capitaliste. Au final, elle estime que ces politiques ne serviront pas les populations africaines et, à l’inverse, font peser sur les pays des dettes bien trop lourdes. Elle développe la vision d’une “décolonisation inachevée” et inspire le mouvement altermondialiste. Après une expérience ministérielle de trois ans, elle explique avoir souhaité retrouver sa liberté de parole. Dénonçant ces dernières années l’ingérence et les interventions militaires occidentales au Sahel, elle confie à Ballast en juin 2020 : “Ce qu’on appelle “crises migratoires”, “crises sécuritaires” et “réchauffement climatique” ont une même cause : le système capitaliste mondialisé.”

Ester Boserup (1910-1999)
Celle qui pense avec les femmes

Ester Boserup © Marion Sellenet, pour axelle magazine

Fille unique, son père meurt alors qu’elle n’a que deux ans. Sa mère traverse de grandes difficultés financières mais parvient à soutenir l’éducation d’Ester, qui finit par intégrer à 19 ans l’université de Copenhague. Elle y étudie brillamment l’économie et le développement agricole et, sa thèse en poche, travaille pour le gouvernement danois jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle s’engage ensuite auprès des Nations Unies et coordonne des projets agronomiques, notamment en Inde. Nourrie par ces expériences, elle développe la pensée qui a fait d’elle une économiste incontournable du 20e siècle. Elle s’oppose aux théories dites “malthusiennes” selon lesquelles la population s’accroît en fonction de la nourriture qu’elle se procure : si l’approvisionnement vient à manquer, le “trop-plein” de population meurt. Boserup renverse la perspective et démontre au contraire que les humain·es réagissent aux crises et inventent de nouvelles techniques pour s’adapter, raison pour laquelle elle estime que les solutions les meilleures sont créées par les populations concernées elles-mêmes, et non pas importées ou imposées. Elle est aussi pionnière dans la réflexion autour du rôle joué par les femmes dans l’agriculture des pays dits en développement et c’est sous son influence que les Nations Unies ont déclaré 1975 “année internationale de la femme”.

Nina Banks (née en 1964)
Celle qui fait les comptes des oubliées

Nina Banks © Marion Sellenet, pour axelle magazine

Dans les années 1980, dans une école secondaire du Maryland, aux États-Unis, Nina Banks assiste à un cours de sciences économiques lorsque le professeur explique que les écarts salariaux entre les sexes et entre les “races” sont liés à une différence de productivité, sous-entendant que les hommes blancs… sont plus “productifs”. Unique élève noire de la classe, Nina Banks, pétrifiée, se jure de se donner les moyens de répondre à une telle violence, raconte-t-elle au New York Times (5 février 2021). Aujourd’hui, elle est docteure en économie, elle enseigne et préside une association qui facilite les trajets professionnels des minorités dans ce secteur traditionnellement excluant. Elle a consacré ses premiers travaux à exhumer l’œuvre oubliée de femmes économistes comme Sadie Alexander, première Afro-Américaine à obtenir un doctorat en 1921. Dans la lignée d’économistes féministes chiffrant l’apport du travail domestique gratuit des femmes à l’économie, elle s’est ensuite intéressée au travail communautaire accompli par les femmes noires activistes de terrain. Elles fournissent aux communautés des services essentiels et totalement négligés par les autorités publiques. Un travail militant, invisible, méprisé… et non comptabilisé. Jusqu’à ce que Nina Banks s’en empare.

Esther Duflo (née en 1972)
Celle qui résout les problèmes

Esther Duflo © Marion Sellenet, pour axelle magazine

Après Elinor Oström en 2009, la Française Esther Duflo est la seconde femme à rafler le prix Nobel d’économie, en 2019, avec ses collaborateurs Abhijit Banerjee (son époux) et Michael Kremer. Elle en est aussi la plus jeune lauréate de l’histoire. Une reconnaissance attendue pour une chercheuse hors normes, spécialiste de la pauvreté et de l’évaluation de l’économie du développement. Engagée depuis sa jeunesse dans la solidarité internationale, elle pose, dans ses travaux, des questions précises et y répond de façon pragmatique, appliquant à l’économie des méthodes variées, notamment inspirées par la médecine. “Si nous voulons avancer, écrit-elle avec son mari dans Repenser la pauvreté (2012), il faut cesser de réduire les pauvres à des caricatures et prendre le temps de comprendre réellement leur vie, dans toute sa richesse et sa complexité.” Elle démontre que l’aide au développement peut créer des “trappes de pauvreté” quand elle ne prend pas en compte cette complexité et l’ensemble des apports des personnes au bien-être d’une société. Récemment, révoltée par les inégalités dans l’accès aux vaccins contre le Covid-19, elle se demande – sans pour une fois pouvoir y répondre – pourquoi les pays riches sont si désespérément lâches.

Hélène Périvier (née en 1972)
Celle qui défend l’économie féministe

Hélène Périvier © Marion Sellenet, pour axelle magazine

Pour cette professeure d’économie française, “l’économie a été construite par des hommes, pour être au service d’une société dirigée par des hommes” (L’économie féministe, 2020). Difficile d’être plus limpide. Dans l’Hexagone, le salaire horaire moyen brut des femmes est toujours inférieur de 25 % à celui des hommes : cette inégalité a une histoire, insiste Hélène Périvier, et il faut la connaître pour la dépasser. Dans des travaux précédents, elle a montré que les politiques dites de “conciliation” vie privée/vie professionnelle reposaient en fait lourdement sur les épaules des femmes. Elle raconte sur les ondes de France Inter (20 décembre 2020) être devenue féministe après avoir compris que sa discipline, encore majoritairement masculine (3/4 des économistes dans le monde sont des hommes), était nourrie de représentations patriarcales. Elle salue à ce sujet le travail précurseur de l’économiste belge Danièle Meulders, professeure à l’ULB. D’une science sociale normative au service des hommes, Hélène Périvier veut faire une science en lutte pour l’égalité des sexes et la justice sociale. Un enjeu selon elle encore plus urgent depuis que la crise du Covid-19 a mis en lumière des activités “essentielles”, dévalorisées et réalisées principalement par des femmes.

Scandale de l’APD, lanceuses d’alerte menacées : Charlotte Dereppe et Alexandra Jaspar se confient

L’affaire a fait la une en décembre dernier. Pendant près de deux ans, deux directrices de l’autorité de protection des données ont dénoncé et alerté. Sur des mandats illégaux, des conflits d’intérêts et d’autres violations caractérisées de la loi, mais aussi sur le fait que le gouvernement belge ne respectait pas les règles en matière de récolte de données, déterminées par le règlement européen entré en vigueur en 2018 dit “RGPD” (“Règlement général sur la protection des données”). N’ayant pas été écoutée par le gouvernement et le Parlement, Alexandra Jaspar a décidé de démissionner à la fin de 2021. Charlotte Dereppe est restée en place, mais une procédure de révocation de son mandat a été ouverte début 2022 : elle risque donc de perdre son emploi. Depuis l’entame de leur combat, malgré plusieurs avis d’instances leur donnant raison, toutes deux subissent pressions et menaces. Elles ont accepté de nous les raconter. Pendant près de deux heures, elles nous ont expliqué les faits, les conséquences de ces dysfonctionnements mais aussi le silence, les menaces, et leur crainte pour leur futur et celui des citoyen·nes… En somme : un scandale d’État. Un entretien bousculé par l’actualité, qui paraîtra aussi dans notre numéro 245 (mars/avril).

© Lara Pérez Dueñas, pour axelle magazine

Pour comprendre toute cette affaire, il faut remonter quelques années en arrière, en 2017. Avec l’explosion du numérique, des réseaux sociaux et des achats en ligne, mais aussi avec la digitalisation d’une série de services publics, l’Europe se dote d’un règlement pour protéger les citoyen·nes de dérives dans l’utilisation de leurs données. Ce règlement porte le nom de “RGPD” (Règlement général sur la protection des données). Toutes les entreprises doivent le respecter, de même que les autorités publiques qui utilisent des données des citoyen·nes.

En Belgique, le gouvernement fait le choix de supprimer la Commission de la protection de la vie privée, aux pouvoirs limités, pour créer l’Autorité de protection des données. L’APD voit le jour en mai 2018. Elle possède une structure organisationnelle différente de la Commission et des compétences plus larges, notamment une compétence d’inspection et de sanction. Elle est composée de 5 organes et d’un Comité de direction.

Cette autorité de contrôle a donc comme mission principale d’aider les citoyen·nes en cas de manquements dans l’utilisation de leurs données personnelles : nous pouvons tous et toutes déposer plainte auprès de cette autorité si nous estimons que nos données n’ont pas été correctement utilisées par un tiers.

Mais l’APD a aussi la mission de contrôler que les textes législatifs belges n’entrent pas en contradiction avec les règles européennes en matière de protection des données. Parce que la protection des données est importante, nécessaire et même considérée comme un droit fondamental, au même titre que la liberté d’expression ou le droit à l’intégrité physique. Pourtant, depuis plus d’un an et demi, l’APD fait régulièrement la une des journaux pour des problèmes de mandats illégaux, de conflits d’intérêts, de violation de la loi par certains de ses dirigeants (utilisation illégale de deniers publics, etc.), de manque de transparence…

Deux lanceuses d’alerte, toutes deux directrices de cette autorité, ont dénoncé ces problèmes graves. Alexandra Jaspar (ex-directrice du Centre de connaissances de l’APD) et Charlotte Dereppe (directrice du service de première ligne de l’APD) ont constitué un dossier d’un millier de pages pour expliquer au Parlement la situation. À maintes reprises, des avis négatifs ont été rendus sur des projets de loi (par exemple sur le nombre de données collectées sans raison pour le tracing des personnes positives au Covid-19 et des cas contacts, ou encore sur les normes permettant à l’État de réutiliser des données à des fins indéterminées), mais le gouvernement n’en a pas tenu compte.

Elles nous ont accordé un entretien exceptionnel, suivi par un décodage et par la réaction de Charlotte Dereppe à la procédure de révocation de son mandat, dont, nous venons de l’apprendre, elle fait l’objet.

Pourquoi la protection des données est-elle importante ? En quoi nous concerne-t-elle ?

Charlotte Dereppe : “La protection des données est un droit fondamental. C’est ce qui permet à chaque personne qui produit des données – c’est-à-dire tout le monde – de voir ce qu’on en fait. Je peux moi-même, en consultant la loi X ou l’ordonnance Y, vérifier ce que peut faire une autorité publique avec mes données. Pour une entreprise privée, je peux consulter le contrat qui me lie à cette entreprise, par exemple avec mon opérateur téléphonique. De la sorte, j’aurai connaissance de ce que ces institutions ou ces entreprises font et feront avec mes données. Celles-ci sont, la plupart du temps, récoltées et utilisées pour des raisons valables et de manière cadrée.”

Et pourtant, ça reste très abstrait.

C’est difficile d’imaginer les conséquences de la perte du contrôle de nos données privées.

Ch.D. : “Oui ! Si on imagine un projet de loi disant qu’on va autoriser “un petit peu de torture”, évidemment ça ferait scandale, parce que l’intégrité physique, c’est concret, on voit ce que c’est. Mais par contre, si on commence par dire que c’est une situation de pandémie, que c’est exceptionnel et que la protection des données, ce n’est pas si important, ça passe… C’est plus difficile d’imaginer les conséquences immédiates, à moyen ou à long terme, de la perte du contrôle de nos données privées. Souvent, quand ce droit n’est plus respecté, on s’en rend compte alors qu’il est trop tard. Une fois que les conséquences sont là. Et c’est très difficile de faire marche arrière.”

Quelles sont les conditions pour pouvoir récolter des données ?

Ch.D. : “En très résumé, le règlement européen prévoit que trois conditions doivent être réunies : la finalité, la proportionnalité et la légalité. Quand on récolte des données, on doit d’abord savoir pourquoi on les récolte. Par exemple, j’achète une paire de chaussettes en ligne. Le magasin aura besoin d’avoir mon adresse et ma pointure, pour envoyer à la bonne adresse la paire de la bonne pointure. C’est la finalité. Mais le magasin n’a pas besoin, en plus, de savoir combien j’ai d’enfants ou combien je pèse. Donc on récolte seulement les données dont l’entreprise a besoin. C’est la proportionnalité. Et enfin, ce que vous allez donner comme données et à quoi elles vont servir, ça doit pouvoir être consulté quelque part, dans les conditions générales de vente ou dans la politique en matière de confidentialité, par exemple. C’est la légalité.”

Pour les institutions publiques, c’est pareil ?

Ch.D. : “Tout à fait. Légalement, il faut que les conditions de finalité et de proportionnalité soient inscrites et consultables librement dans un texte qui aura été débattu démocratiquement au Parlement. À partir du moment où l’une de ces conditions n’est pas respectée, s’il en manque même une seule des trois, on se place dans l’illégalité et on risque des dérives.”

Lors des dernières décisions, pendant la pandémie notamment, quelles sont les conditions que le gouvernement n’a pas respectées ?

Ch.D. : “Pour tout ce que nous avons pu consulter, la plupart du temps, aucune des trois conditions n’a été respectée. C’est d’ailleurs ce que confirment les avis rendus par le Centre de connaissances de l’APD.”

Au niveau de la légalité notamment, l’un des problèmes que vous soulevez, c’est que les textes sur lesquels s’appuient toute la campagne de tracing et une grande partie de la gestion sanitaire de la pandémie sont des arrêtés ministériels. Qui dit “arrêtés ministériels” dit “pas besoin de discussions et de passer au Parlement”.

Ch.D. : “Oui, c’est ça. Ces arrêtés ont finalement été transformés en “accords de coopération” [une convention négociée entre Autorité fédérale, Régions et Communautés, ndlr], mais les débats au sein du Parlement n’ont pas eu lieu. Ce sont des mesures prises par les gouvernements, et qui sont “à prendre ou à laisser” par le Parlement. Sur lesquelles il n’y a eu aucun débat public : on n’a pas entendu des experts, les députés n’ont pas pu s’exprimer. Le travail démocratique n’a pas eu lieu.

Beaucoup de données récoltées n’étaient pas nécessaires pour le suivi de la pandémie.

En ce qui concerne la finalité, ça ne va pas non plus. Au départ, dans le cas du tracing par exemple, les textes prévoyaient que ses objectifs étaient d’émettre des recommandations pour des questions de santé publique. Mais, quelques mois après, on constatait que la police locale avait accès aux données du tracing pour contrôler le respect de la quarantaine… La finalité n’était donc pas assez claire et a été utilisée pour de la répression. Enfin, en termes de proportionnalité, on a constaté que beaucoup de données récoltées n’étaient pas nécessaires pour le suivi de la pandémie. Comme par exemple les données de l’employeur d’une personne malade, le scanner des poumons, le nom du laboratoire, le nom du médecin…”

Cette pandémie était – et est encore – exceptionnelle, il a fallu agir en urgence absolue. Vous comprenez que certaines règles aient été contournées ?

Ch.D. : “Protéger des données, ce n’est pas être “pour” ou “contre” les mesures de contrôle et de répression, mais prévoir que ces mesures soient encadrées et que les droits fondamentaux soient respectés, surtout en cas de crise. Pourquoi ? L’un des dangers, en particulier aujourd’hui, avec le populisme qui prend de plus en plus de place, c’est que quand on se sait surveillé, on essaie de ne pas se faire remarquer, on fait ce qu’on attend de nous et on endort son esprit critique. Ce phénomène est démontré depuis des siècles. Et ça, pour nos démocraties, c’est hyper dangereux. Donc l’encadrement et le débat démocratique autour de la surveillance et de la récolte de données doivent être une priorité.”

Le gouvernement ne respecte donc pas toujours le processus de récolte des données exigé par l’Union européenne. Vous rendez ainsi, logiquement, des avis négatifs. Est-ce que ces avis sont entendus ?

Alexandra Jaspar : “Pas du tout. La seule fois où on a obtenu gain de cause, c’est dans le cas de la “Loi pandémie” où un article prévoyait que le gouvernement pourrait utiliser toutes les données de tous les Belges pour contrôler le respect des mesures de lutte contre la propagation du virus ! Nous avons fustigé cette loi et nous avons obtenu que cet article soit enlevé. À part ça, oui, les responsables au gouvernement se sont assis sur nos avis.”

Du coup, qu’est censée faire l’autorité de contrôle ?

A.J.  : “Que fait une autorité de contrôle censée protéger les citoyens et leurs droits ? Elle doit aller plus loin : introduire un recours auprès de la Cour constitutionnelle, demander la suspension de la loi, aller devant le Conseil d’État, demander à être auditionnée au Parlement… En gros, faire quelque chose. Mais personne au sein de l’APD n’a voulu bouger. Et pire, l’un des dirigeants s’est opposé à toute action de ce type.”

Donc à l’APD, tout le monde se tait ?

Je continue à vivre  un musèlement à l’interne.

Ch.D. : “C’est même pire : tout le monde nous fait taire au sein de l’APD. On a vécu – et je continue à vivre, d’ailleurs – un musèlement à l’interne. L’action qu’Alexandra et moi avons menée a été très mal vécue à l’extérieur de l’APD, mais aussi à l’intérieur de l’autorité. Par des manières diverses et variées, mais quotidiennes, constantes et à tous les niveaux, nous vivons des mesures qui ont pour but de nous user, de nous fatiguer et de nous faire abandonner le message d’alerte qu’on a lancé. Dès le début, on a constaté des dysfonctionnements ; dès le début, on les a dénoncés en interne… Et puis, comme ça ne bougeait pas, on les a dénoncés au Parlement, il y a un an et demi.”

Ce que vous décrivez, en plus du gouvernement qui ne prend pas en compte l’avis d’une autorité de contrôle, c’est le dysfonctionnement de l’autorité elle-même.

Ch.D. : “Oui. Dès notre arrivée à l’APD, en 2019, Alexandra et moi remarquons qu’il y a des personnes qui sont nommées alors qu’elles ne répondent pas aux conditions d’indépendance. Pendant de longs mois, on a essayé plusieurs fois d’alerter nos collègues du comité de direction que ce manque d’indépendance était grave pour notre image d’autorité de contrôle, mais aussi pour notre fonctionnement. Sans résultat. Quand la pandémie est arrivée, ça a aggravé le phénomène. En septembre 2020, puisque nous n’y arrivions pas en interne, on a alerté le Parlement avec un rapport circonstancié de 1.000 pages. On pensait qu’il réagirait. On a été naïves… Parce qu’encore une fois, rien ne s’est passé. Et puis on a reçu des messages informels pour nous dire qu’on allait être licenciées, révoquées de nos mandats. L’idée, c’était de nous faire peur et qu’on parte de nous-mêmes. Aujourd’hui, on en est là…”

Alexandra Jaspar, vous avez pris la décision de démissionner en décembre 2021.

A.J.  : “Ça a duré deux ans et demi au total. Et la situation n’a pas avancé d’un iota. Si j’avais vu une petite avancée, même lente, je me serais accrochée. Mais non seulement ça n’avance pas dans le bon sens, mais pire, on sait qu’au moins un nouveau projet de loi va arriver [une réforme complète de la loi de 2018, qui a donné naissance à l’APD, est en cours par le secrétaire d’État à la Digitalisation Mathieu Michel (MR), ndlr]. Vu ce qu’en rapporte la presse, ce projet de loi risque d’empirer la situation actuelle et de rendre l’APD encore plus influencée par le pouvoir politique. Donc à un moment on se dit : “À quoi ça sert ?” Tout ce qu’on arrive à faire, c’est mettre notre santé en danger. Je me suis dit : soit je reste et je continue à me prendre des murs, soit je reste et je me tais, comme les autres. Je fais un petit 9h-17h, je prends mon salaire et je vais faire du sport… Mais ça ne correspond pas à mon tempérament. Donc, de guerre lasse, j’ai démissionné.”

Ch.D.  : “Aujourd’hui, nous avons fait des choix différents : Alexandra a démissionné, moi pas. Mais ce sont des choix qui se valent : d’un côté, l’expression de l’impossibilité d’exercer les missions pour lesquelles nous avons été engagées, donc, une démission. Et moi, j’estime que ce n’est pas à moi de partir, mais à l’APD d’obtenir enfin les conditions de son intégrité.”

Avez-vous eu du soutien ?

Il y a une solidarité entre nous qui a fait qu’on a pu tenir jusque-là.

Ch.D.  : “Pendant deux ans et demi, nous nous sommes battues seules en interne. Nous sommes différentes, mais nous partageons les valeurs d’intégrité et du travail bien fait. On s’est vraiment trouvées comme sœurs de combat. C’est important de le dire aussi, je pense : il y a une solidarité entre nous qui a fait qu’on a pu tenir jusque-là. Ça a été hyper important qu’on soit ensemble. Par contre, au niveau de l’extérieur de l’APD, on a été soutenues par la société civile et par certains députés et eurodéputés.”

Pensez-vous que vous avez été moins entendues parce que vous êtes des femmes ?

Ch.D.  : “Je pense que c’est plus difficile d’être des lanceuses d’alerte que des lanceurs d’alerte, nous avons eu parfois des remarques sexistes… Mais je ne suis pas certaine que si nous avions été des hommes, les choses auraient été foncièrement différentes.”

Quand on confrontait un homme à ses erreurs, il y avait toujours un autre homme pour le défendre.

A.J.  : “Je pense que c’est aussi une question de réseautage. En tant que femmes, nous en avons moins, surtout dans ces hautes sphères de l’État. Quand on confrontait un homme à ses erreurs, il y avait toujours un autre homme pour le défendre… Sans vouloir généraliser, le côté “petits arrangements entre nous”, “je te couvre cette fois-ci, tu me couvriras la fois prochaine”, ça semblait normal à mes collègues masculins alors que ça m’a profondément choquée.”

Ch.D.  : “Ce qui est très marquant à ce niveau, je trouve, ce sont les notes de frais de restaurant. Certains de nos collègues ont des notes de frais de restaurant toutes les semaines. Personnellement, j’ai dû déposer peut-être 200 euros de notes de frais de restaurant depuis que je suis là, en deux ans et demi. C’est assez révélateur de ce réseautage que nous n’avons pas !”

Avez-vous peur de nous parler aujourd’hui ?

Ch.D. : “Oui, j’ai peur. Tout ce qu’on fait aujourd’hui est jugé, contrôlé, interprété. On doit donc tout calculer pour que rien ne puisse nous être reproché. Le message que nos opposants essaient de faire passer sur nous, c’est que nous sommes incompétentes. Que c’est pour ça qu’Alexandra a démissionné et que moi, je suis une grosse paresseuse et que je reste là pour profiter de mon salaire.”

Rebonds belges et européens

Un gouvernement qui ne tient pas compte de l’avis de l’autorité de contrôle, alors qu’il est censé le suivre. Des mandats illégaux, des violations de loi et des conflits d’intérêts au cœur de cette situation. Ces accusations sont graves ; plusieurs instances dressent ces mêmes constats. Un rapport de la Cour des comptes, publié en juin 2021, vient corroborer les dires d’Alexandra Jaspar et de Charlotte Dereppe. Dans ce rapport confidentiel, que nous avons pu consulter, la Cour pointe les manquements et les erreurs de fonctionnement de l’autorité de contrôle. Mais ce rapport cible aussi la mauvaise ambiance et les tensions au sein des membres de l’APD, estimant que le manque de cohésion au sein du comité de direction et le climat tendu affectent le bon fonctionnement de l’autorité de contrôle.

Dans la presse, le mandat illégal et les conflits d’intérêts de Frank Robben, conseiller membre du Centre de connaissances de l’Autorité, ont été pointés dès juin 2020, notamment dans un article du magazine Wilfried. Depuis, les langues se délient et les articles se suivent dans les colonnes du Soir, de La Libre ou sur le site internet de la RTBF. Avec eux, d’autres noms ressortent, et deux conseillers du Centre de connaissances démissionnent en février 2021.

L’Union européenne – une première – lance une procédure d’infraction au RGPD contre la Belgique après avoir constaté le manque d’indépendance de l’APD. La Belgique doit se justifier et envoyer une réponse à l’Union.

Frank Robben a annoncé sa démission de l’APD le 8 février dernier. Dans une lettre envoyée à la Présidente de la Chambre, Éliane Tillieux (PS), Frank Robben a finalement demandé à être démis de son poste de membre externe du Centre de connaissances de l’Autorité de protection des données. Démission survenue, comme le souligne la Ligue des Droits Humains dans un communiqué du même jour, à quelques heures de l’ultimatum posé par la Commission européenne avant l’introduction de la procédure en infraction devant la Cour de justice de l’Union européenne.

Charlotte Dereppe, victime collatérale de la lenteur de la Belgique ?

Une loi est sur la table du gouvernement pour assurer plus de transparence et d’indépendance de l’autorité de protection des données. Cette nouvelle loi comporterait notamment un article spécifique destiné à protéger les éventuel·les lanceurs et lanceuses d’alerte. Trop tard pour Charlotte Dereppe. Depuis notre entretien, elle a appris par voie de presse que des parlementaires ont demandé la suspension de son mandat de directrice. Pourtant, une directive européenne prévoit bien la protection des lanceurs/euses d’alerte. Mais la Belgique ne l’a pas encore retranscrite. À l’heure actuelle, dans notre pays, aucune loi ne protège donc Charlotte Dereppe. Nous lui avons à nouveau posé quelques questions.

Vous avez appris que la procédure de révocation de votre mandat avait été ouverte en vue de votre licenciement. Comment avez-vous réagi ?

Je suis surtout curieuse de connaître ce qui m’est reproché.

Ch.D. : “Je n’ai encore reçu aucune information du Parlement. Je suis surtout curieuse de connaître ce qui m’est reproché. En écrivant au Parlement il y a un an et demi, je ne m’attendais pas à ce que ça aboutisse à une procédure de révocation de mon mandat.”

Frank Robben parti, est-ce une bonne nouvelle pour le fonctionnement de l’APD ?

Ch.D. : “Je n’ai pas d’appréciation morale à avoir sur cette démission. Ce qui est en revanche notable, c’est la mobilisation de temps, d’argent, d’énergie et de ténacité qu’il aura fallu pour arriver à ce résultat. Toutes ces ressources publiques, belges et européennes, auraient pu être consacrées à des projets plus porteurs si ce mandat illégal s’était terminé plus tôt.

Quant au fonctionnement de l’APD et à son indépendance, il reste beaucoup à faire. Il ne faut pas faire de cette affaire une question de personne. C’est tout un système d’utilisation des données des citoyens par les autorités publiques qui est malade. Frank Robben était un membre sur six d’un comité extérieur à l’APD. S’il avait été seul et isolé dans sa loyauté envers le gouvernement, loyauté tout à fait normale puisqu’il est mandataire public, l’APD aurait pu fonctionner. Or force est de constater que l’APD n’a entamé aucune action significative pour mettre fin à des traitements de données abusifs ou injustifiés du secteur public. Cette loyauté aux autorités publiques de la part de plusieurs membres de l’APD est beaucoup moins normale.”

Le projet de loi du secrétaire d’État Mathieu Michel (MR) réformant l’APD prévoit un statut de protection pour les lanceurs et lanceuses d’alerte. Est-ce un bon signe ?

Ch.D. : “J’ai pris connaissance de ce projet de loi, mais je n’y ai pas décelé de mesures protégeant les lanceurs d’alerte. Je ne le commenterai pas plus car, en tant que membre de l’APD, je suis tenue à respecter le rôle de chacun, déterminé par la loi. C’est à l’organe d’avis de se prononcer.”

Est-ce que ce projet n’arrive pas trop tard ?

Ch.D. : “En réalité, mon sort ne dépend que du Parlement. Actuellement, il peut me licencier s’il estime que j’ai commis des fautes graves. Ou bien ne rien faire, s’il s’avère que j’ai juste fait mon boulot. Pour ma part, je considère que dénoncer les mandats illégaux et les graves dysfonctionnements à l’APD était la chose à faire pour contribuer à la protection des données. Même si ça m’a énormément coûté humainement.”

C’est donc aujourd’hui aux parlementaires d’analyser le bien fondé de la révocation de mandat de Charlotte Dereppe. Deux raisons pourraient justifier cette révocation : une faute grave ou une incapacité à travailler dans des conditions correctes.

Penser l’amour et la sexualité en sorcières

L’amour est au cœur des questionnements féministes actuels, sous toutes ses formes. On parle de consentement, de jouissance, on décortique le couple, on interroge la monogamie… Depuis la déferlante #MeToo, ces questions imprègnent livres et podcasts, s’invitent dans les réflexions individuelles, dans les discussions entre sœurs, ami·es, dans les couples. Comment vivre des relations sans violence ? Comment politiser l’intime ? Comment se retrouver et libérer nos sentiments ? Comment redéfinir et affirmer nos désirs ? Deux expertes franches et passionnantes échangent avec nous. Un entretien à retrouver intégralement en podcast sur notre site, dans notre série L’heure des éclaireuses.

© Simpacid pour axelle magazine

Nous avons réuni Valérie Piette, professeure d’histoire contemporaine à l’ULB – ses recherches portent sur l’histoire des femmes, du genre, des féminismes et des sexualités – et Charlotte Pezeril, anthropologue, directrice de l’Observatoire du sida et des sexualités à l’ULB ; elle travaille sur la stigmatisation et les discriminations des personnes vivant avec le VIH en Belgique.

Toutes deux se connaissent bien. Elles ont notamment mis sur pied, avec d’autres, le master interuniversitaire en études de genre ; elles ont collaboré récemment sur l’exposition (et l’ouvrage) Witches. Histoires de sorcières. Dans une discussion à cœur ouvert, elles posent des balises nécessaires à la grande traversée vers une vie sexuelle et affective libérée de toutes les dominations, des repères utiles dans cette nouvelle quête, éprouvante et passionnante, de soi.

Définir le consentement ?

Charlotte Pezeril : “Le consentement devrait être un accord mutuel évident entre partenaires sexuels. Mais on sait bien que la réalité des relations sociales et sexuelles comporte sa part de mystère. On n’est pas dans un consentement contractuel et contractualisable, même si certains commencent à le penser. L’approche pénale définit le consentement négativement, c’est-à-dire qu’elle considère qu’il n’y a pas consentement quand l’acte a été imposé par violence, contrainte, menace, surprise ou ruse. Cette présomption de consentement fait débat. Le non-consentement peut prendre la forme d’une absence de réaction, ce qui est beaucoup plus difficile à saisir par la Justice.

Les débats sont en cours en Belgique, et on va vers une définition “positive” du consentement, c’est-à-dire qui définit le consentement comme un accord volontaire à un acte sexuel. Pour l’instant, la proposition dit bien que l’absence de résistance de la victime n’implique pas nécessairement un consentement. Cela indique un changement radical dans la perception qu’on peut avoir des violences sexuelles.”

Valérie Piette  : “Le consentement doit être historicisé et contextualisé. Les sensibilités ont évolué avec le temps. Quand on voit le Code civil, le contrat est clair entre le mari et sa femme et comporte la notion de “devoir conjugal”. L’idée de consentement est aujourd’hui le principe élémentaire d’une bonne sexualité. Les questionnements sur le consentement se sont accélérés depuis l’affaire DSK, Weinstein, Kouchner, des affaires politisées, médiatisées et judiciarisées d’une certaine manière. On est dans un moment clé.”

“Céder n’est pas consentir”

V.P.  : “La criminalisation du viol remonte aux années 1980. Il n’y a pas si longtemps ! Aujourd’hui, on voit apparaître des collages “Quand c’est non, c’est non”… Il nous faut aller encore plus loin et interroger le “oui”, ou le “pourquoi n’ai-je pas dit non ?”, des questions que se pose Vanessa Springora dans son livre Le Consentement, et que nous devons toutes nous poser. C’est passionnant de voir aujourd’hui la réunion entre le “nous” collectif des #MeToo et le “je”, qui réinterroge sa propre sexualité, son propre corps. Ça nous montre que le consentement est une pratique qui s’apprend, qui s’ajuste, qui se débat, qui se discute dans les couples, aussi, j’espère.”

C.P. : “La difficulté, c’est dans quelle mesure on peut consentir dans un cadre inégalitaire, question que pose Nicole-Claude Mathieu dans son texte Quand céder n’est pas consentir, en 1985. Il nous faut en effet  historiciser le consentement pour comprendre tous ces moments où l’on dit “oui” sans en avoir envie.

En en plus, il faut jouir !

Dans son enquête – auprès d’hommes et de femmes cis et trans, de couples hétéros et homos –, la sociologue Alexia Boucherie montre que des rapports sexuels s’effectuent sans plaisir, par simple conformité, pour répondre à la norme. En en plus, il faut jouir ! Ça vient questionner l’idée – très occidentale – que le “désir masculin” serait plus important que celui des femmes et tout à fait irrépressible et que la sexualité des femmes se construirait, non dans le plaisir, mais en attente ou en réponse à ce désir masculin. Le devoir conjugal se poursuit donc… Ces injonctions virilistes pèsent d’ailleurs aussi sur les hommes.”

Découvrir et apprendre son corps

C.P. : “Pour se faire plaisir, il faut se connaître, se regarder, se réapproprier son corps, ses odeurs, ses “humeurs”. On voit souvent dans les enquêtes qu’avec l’âge, les femmes savent de mieux en mieux ce qu’elles aiment, sont plus au clair sur leurs désirs et leurs envies. C’est un travail compliqué. La totalité du clitoris comme organe a été identifiée dans les années 2000, c’est fou !”

V.P. : “Quand on parle des années 1970, on évoque souvent les combats essentiels comme le droit à l’avortement ou à la contraception. On met moins en avant les écrits sur le corps, qui interrogent le “privé/politique” et explorent le corps féminin dans sa dimension de plaisir, à travers le self help notamment.

Cela avait manqué dans une partie de l’histoire du féminisme : beaucoup de féministes ont mis le sexe de côté parce qu’elles ne voulaient plus être associées à leur sexe. Quand je lis Monique Wittig, ce qu’elle écrit sur le plaisir féminin est profondément révolutionnaire. Il y a une redécouverte de ces penseuses et théoriciennes féministes pour nourrir la réflexion actuelle sur l’amour. C’est passionnant. L’un des grands combats féministes des mois et des années à venir, c’est l’apprentissage de la sexualité, du corps, et de pouvoir toucher d’autres classes sociales.”

Casser les normes

V.P.  : “On vit encore dans une société très judéo-chrétienne. Et, jusqu’il y a peu, tout ce qui touchait au corps des femmes était considéré comme sale et dangereux. Cela nous renvoie aux sorcières, à qui on a reproché une sexualité insatiable. Cette souillure et cette honte sont encore là.”

C.P. : “La moralité permet ou interdit un acte, selon les époques et les sociétés. C’est pour cela que l’anthropologue américaine Gayle Rubin appelle, dans son article Penser le sexe (1984), à arrêter de moraliser le sexe. Elle considère que la seule chose qui compte, c’est le consentement des partenaires, quelle que soit leur pratique.

La Justice est aussi un autre grand organe normatif.

La Justice est aussi un autre grand organe normatif. On a parlé de la condamnation récente des violences sexuelles, y compris entre personnes mariées, ce qui a mis encore plus de temps. Mais on pourrait aussi parler des sexualités minoritaires. Dans les années 1980, la majorité sexuelle n’était pas la même jusqu’il y a quelques années en Belgique pour les homos et les hétéros. Si l’amour concerne tout le monde, on doit veiller à ne pas l’universaliser.”

Inclure les hommes

C.P.  : “Le mouvement féministe doit inclure les hommes dans ce combat-là et j’ai l’impression que dans la jeune génération, une sororité entre femmes se construit, et quelque chose de collectif se joue aussi avec les hommes. Il y a une prise de conscience des hommes sur la nécessité à être attentif à l’autre, au consentement de leur partenaire. Il faut aussi s’adresser à eux plutôt que de sans cesse responsabiliser les femmes et leur dire de faire attention à leur habillement, de surveiller leur verre, etc.

Il reste bien sûr des résistances énormes, on voit encore des hommes, comme Nicolas Hulot pour citer un cas récent, qui n’ont aucune prise de conscience sur leur rapport au désir et surtout le rapport au désir des femmes qu’ils ont en face d’eux, y compris des mineures.”

Il faut réussir à casser cette sexualité pénétrative.

V.P. : “Je crois qu’on doit d’abord passer par une non-mixité pour ensuite aller vers les hommes qui peuvent être des alliés. Il ne faut pas les oublier dans cette nouvelle révolution féministe. Je pense aussi qu’une évolution se dessine ; Mona Chollet et d’autres y contribuent, par leur pédagogie. Mais on est encore face à beaucoup d’hommes qui croient que le privilège masculin s’inscrit aussi dans leur consommation de sexe, de sexualité ou de corps de femmes. Il faut réussir à casser cette sexualité pénétrative.”

Parler du plaisir

C.P.  : “On a beaucoup vu la sexualité à travers ses dangers : la possibilité de la violence, d’une grossesse non désirée, du VIH. Dans la recherche, le plaisir est toujours peu questionné. Ou il l’est par l’absence : “Pourquoi les femmes n’ont pas d’orgasme ?”, par exemple [lire notre enquête à ce sujet dans le prochain numéro de mars !, ndlr]. C’est en train de bouger, mais timidement. En témoigne par exemple l’ouvrage de Sarah Barmak, Jouir. En quête de l’orgasme féminin, qui évoque des techniques développées aujourd’hui – tant dans des communautés hippies que dans des hôpitaux – pour aider les femmes à ressentir du plaisir. Il ne faut pas oublier non plus qu’on peut, aussi, ne pas vouloir de sexe. Ce n’est pas forcément une nécessité pour tout le monde.”

V.P. : « L’EVRAS [Éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle, ndlr] doit en effet ouvrir des possibles et ne pas être uniquement centrée autour du lien entre sexualité et peur, avec le risque que cela soit teinté de morale. En plus, on ne pourra jamais vivre dans un lieu à 100 % “safe”. Cela pourrait devenir fade, car la transgression fait aussi partie du plaisir…

La sexualité doit être pensée dans le plaisir et la joie.

L’apprentissage du plaisir doit aussi passer par la culture, l’art, la chanson, les séries. On y trouve une explosion de paroles de jeunes femmes de partout. La sexualité doit être pensée dans le plaisir et la joie, et un tas d’artistes y contribuent.”

Inventer autre chose…

V.P. : “On a beau avoir les idéaux que l’on veut, cette société est toujours la même, basée sur la cellule économique qu’est le mariage. Les utopistes, les fouriéristes ou les saint-simoniens [courants politiques du 18e-19e siècle, ndlr] rêvaient de l’amour libre, il y a aussi eu des essais de communautés gays ou lesbiennes. Mais tant qu’on n’arrivera pas à changer la société, cette idée d’amour libre sera difficile à mettre en œuvre réellement.”

C.P. : “Outre la prégnance du script du couple monogame et fidèle avec enfants, en tout cas dans les relations hétérosexuelles, on n’est pas non plus totalement sortis du script sexuel marqué par la pénétration et qui se clôture par l’éjaculation. Quand on déconstruit ces scripts dominants, on invente d’autres choses qu’il est parfois difficile de réaliser. Tout le monde n’est pas non plus toujours en mesure de pouvoir “choisir” dans quelle configuration affective il a envie d’aller.”

Six femmes qui ont révolutionné l’amour

Des institutions jusqu’aux sphères les plus intimes, l’amour au temps du patriarcat rime avec inégalités. Pour les combattre, des féministes d’hier et d’aujourd’hui rebattent les cartes du jeu. Les cartes du mariage, les cartes de l’hétérosexualité, les cartes des relations sexuelles et du désir. Elles écrivent l’amour, le décortiquent, le révolutionnent. Mais qui sont-elles ? Galerie subjective et inspirante.

© Simpacid, pour axelle magazine

bell hooks (1952–2021)
De la marge au cœur

bell hooks © Simpacid, pour axelle magazine

Elle naît dans le Kentucky au sein d’une famille afro-américaine ouvrière. Sa mère et sa grand-mère lui inspirent son nom de plume, dont elle arase les majuscules : pas de lettres capitales pour bell hooks (comme pour axelle, vous l’aurez remarqué). Malgré la précarité financière, le racisme et le sexisme dressés sur son chemin, elle mène des études universitaires prestigieuses, publie essais, romans et livres jeunesse. Pour sa mise au jour implacable et limpide des articulations entre les systèmes d’oppression que sont la race, la classe et le genre, elle est considérée comme une penseuse incontournable du féminisme. Elle mène une réflexion fertile et radicale sur l’amour et sur la “politique de guerre”, viriliste, qui “façonne nos vies romantiques intimes”. Elle appelle les hommes à une “révolution des valeurs”. Dans le chapitre “Aimer encore, au cœur du féminisme”, de son essai Tout le monde peut être féministe, elle écrit : “Le féminisme visionnaire est une politique de la sagesse et de l’amour. L’âme de notre combat politique est un engagement à mettre fin à la domination. Or, l’amour ne peut pas prendre racine dans des relations basées sur la domination et la coercition. […] Si nous acceptons le fait que l’amour véritable prend racine dans la reconnaissance et l’acceptation, que l’amour combine gratitude, soin, responsabilité, engagement et connaissance, nous comprenons qu’il n’y a pas d’amour sans justice. Nous comprenons, ayant conscience de cela, que l’amour peut nous transformer, nous donner la force de nous opposer à la domination. Choisir la politique féministe : c’est donc faire le choix d’aimer.”

Madeleine de Scudéry (1607–1701)
Frondeuse des sentiments

Madeleine de Scudéry © Simpacid, pour axelle magazine

Avant d’être une romancière à succès et de recevoir en 1671 le prix de l’éloquence de l’Académie française, Madeleine de Scudéry, orpheline de bonne famille élevée par son oncle religieux, se prépare à devenir gouvernante à la Cour. Dans les années 1630, elle est admise au prestigieux salon littéraire de Catherine de Vivonne : l’hôtel de Rambouillet. C’est son premier pas dans un monde littéraire parisien animé par des femmes. Madeleine de Scudéry commence à écrire elle-même et contribue en 1642 au Recueil des femmes illustres, un ouvrage collectif inspiré par des figures féminines comme Cléopâtre et incitant les femmes à rechercher l’intelligence plutôt que l’apparence. Ce sont les huit volumes de Clélie, histoire romaine (1654), réédités régulièrement au 17e siècle, qui conduisent Madeleine de Scudéry à la postérité. C’est par excellence le roman “précieux”, ce style littéraire baroque qui dissèque le sentiment amoureux ; l’autrice y développe la “Carte de Tendre”, contrée imaginaire de sa vision de l’amour idéal. Au fil de ses romans, elle dessine des héroïnes féminines affranchies, levant la voix contre la “tyrannie du mariage”, et prend des positions politiques féministes. Madeleine de Scudéry ne s’est jamais mariée jusqu’à son décès à 93 ans.

Chimamanda Ngozi Adichie  (née en 1977)
L’amour flawless*

Chimamanda Ngozi Adichie © Simpacid, pour axelle magazine

Écrivaine et militante féministe, la Nigériane Chimamanda Ngozi Adichie est un symbole du féminisme au 21e siècle. Il serait vain d’énumérer les prix que son talent lui vaut depuis la publication en 2003 de L’Hibiscus pourpre, son premier roman. Indignée par l’absence de personnages africains et afro-descendants dans la littérature, de même que par les rôles stéréotypés occupés par les femmes, elle se consacre à la passion qui la fait vibrer depuis ses sept ans. Dans son œuvre brillante, caustique, personnelle et très réaliste, elle met en mouvement des héroïnes fortes et déterminées, fait valser les normes sexistes et racistes qui contraignent l’amour hétérosexuel et le mariage, appelle à se méfier des lectures dominantes et diffuse le féminisme avec jubilation. “J’aime l’amour. Je pense que c’est la chose la plus importante de la vie, racontait-elle le 11 octobre 2018 sur les ondes de France Inter. Mais il faut écrire l’amour d’une manière authentique, avec des femmes qui prennent des initiatives, qui éprouvent du désir, sans honte.”

* “Sans défaut”, en référence au tube Flawless de Beyoncé, dans lequel la chanteuse sample des extraits du discours “Nous devons tous·tes être féministes” prononcé par Chimamanda Ngozi Adichie en 2012.

Emma Goldman  (1869–1940)
Rouge de liberté

Emma Goldman © Simpacid, pour axelle magazine

Emma Goldman naît en Lituanie, dans l’Empire russe. Son enfance est déjà une résistance. Face aux violences paternelles, elle tisse des liens forts avec ses sœurs. Face aux violences des professeurs, elle se cabre mais s’entête à poursuivre ses études même lorsque son père jette au feu son livre de français. Issue d’une famille pauvre, elle s’abîme les yeux pour coudre des corsets après l’école. Elle a 15 ans quand son père essaie, en vain, de la marier religieusement de force. Elle fuit la Russie en 1885 et vogue vers les États-Unis, où elle est enrôlée dans une usine de confection de manteaux. Elle se lie à des socialistes et à des anarchistes dont elle devient une porte-parole. Incarcérée à de nombreuses reprises pour ses idées et pour sa participation à des actions directes, elle place la défense des droits des enfants et des droits des femmes au cœur de sa vision politique. Elle devient sage-femme et milite pour la contraception – alors interdite –, ce qui lui vaudra un nouvel emprisonnement. Elle soutient l’union libre et analyse le mariage comme une institution socialement et sexuellement aliénante pour les femmes. Elle écrit dans Du mariage et de l’amour (1910) que l’amour dans la liberté est la “seule condition pour qu’une vie soit belle”.

Dorothy Allison (née en 1949)
L’amour collé à la peau

Dorothy Allison © Simpacid, pour axelle magazine

Son roman L’histoire de Bone (1992), sur l’enfance fracassée d’une fillette dans une famille misérable et incestueuse, est inoubliable. Dorothy Allison, issue d’un milieu précaire, survivante de violences sexuelles commises par son beau-père, activiste féministe lesbienne radicale, flamboie dans la littérature américaine. C’est dans le culte Peau (1994) qu’elle dévoile ses sentiments sur les sentiments. Des textes crus, parfois bouleversants. Elle y pèle les processus souterrains de l’écriture sur l’amour et sur le sexe. Elle met les pieds dans le tabou en révélant son attirance pour la pornographie, se définissant comme “pro-sexe”, une appellation qui peut donner à penser que ses adversaires sont “anti-sexe” ; il s’agit plutôt d’un courant féministe né dans les années 1980 qui considère que les femmes et les minorités de genre doivent investir, politiquement et activement, plaisir et “travail sexuel”. Dorothy Allison a longtemps pensé que si le féminisme était la théorie, le lesbianisme était la pratique, pratique qu’elle assumait radicalement et dans la joie ; elle cherche désormais davantage la liberté et l’égalité pour tous·tes, au-delà des cases et des étiquettes qui l’ont tantôt sauvée, tantôt étouffée.

Brigitte Vasallo  (née en 1973)
Plusieurs amours, même combat

Brigitte Vasallo © Simpacid, pour axelle magazine

Connaissez-vous le “polyamour”, cette forme de relation assumée avec plusieurs partenaires ? Certaines militantes féministes le considèrent comme la porte de sortie de la monogamie et de sa longue histoire d’instrument d’oppression des femmes. Mais pour Brigitte Vasallo, c’est trop beau pour être vrai. Née à Barcelone, elle a passé la plus grande partie de sa vie au Maroc et a publié des essais sur le racisme et l’islamophobie. Ses réflexions sur l’amour ont commencé avec une déconstruction de la monogamie et de son articulation avec les violences envers les femmes ; pour elle, la norme monogame empêche également l’expression des autres formes d’amour. Mais elle s’inquiète de la “mode” du polyamour, de son appropriation par des personnes “cool, blanches, minces, saines d’esprit”, qui enchaînent les partenaires et multiplient les rapports de pouvoir. Elle écrit dans Pensée monogame, terreur polyamoureuse (2018, non traduit), que le polyamour est destiné aux “fracassées”, à la “gamine abandonnée à trois mois de grossesse”, aux “lesbiennes du village”, à “celles qui ont dépassé la quarantaine”, aux “séropositives”, à “la tapette de l’école”… Sinon, le polyamour sera “une révolution de pacotille portée par quelques [personnes] au détriment de celles abandonnées depuis toujours.”

Les femmes en couple hétéro, heureuses sous le socialisme ?

Dans un livre très accessible et nourri de références et d’expériences personnelles, Kristen Ghodsee, professeure d’études russes et est-européennes à l’université de Pennsylvanie, aux États-Unis, développe Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme. Un titre provocateur à comprendre surtout comme “pourquoi elles sont plus indépendantes” que dans l’économie capitaliste.

Janvier 1973. Ilona Pätzold (à gauche) et Eva-Maria Droben, de l'usine Steppke à Görlitz, confectionnent des vêtements pour un orchestre. © Archives fédérales allemandes

Les expériences de certains pays d’Europe de l’Est semblent indiquer que les relations sexuelles étaient bel et bien différentes en régime socialiste, en grande partie grâce aux mesures mises en place pour promouvoir l’indépendance économique des femmes. Même si ces politiques n’ont jamais été menées à terme et qu’elles étaient souvent motivées par les impératifs du développement, le résultat est net : les femmes étaient moins dépendantes des hommes et donc plus en mesure de quitter des relations insatisfaisantes que leurs homologues de l’Ouest. En outre, les États socialistes ont, à divers degrés, promu l’idée selon laquelle le sexe devait être dissocié de l’échange économique.”

Éditions Lux 2020, 288 p., 20 eur.

Ce passage pourrait résumer l’ouvrage de Kristen Ghodsee, traduit en français en octobre 2020. Il est paru aux États-Unis en 2018 à la suite de son article “Why Women Had Better Sex Under Socialism” publié dans le New York Times, ayant suscité des réactions enflammées dans une Amérique trumpiste et “anticommuniste” primaire. Un titre très aguicheur que l’autrice elle-même n’avait pas choisi ; elle s’est dite “choquée” de le découvrir, comme elle le raconte à la féministe française Rebecca Amsellem dans un passionnant entretien pour Les Glorieuses. Et un sous-titre, “Plaidoyer pour une indépendance économique”, ajouté par l’autrice pour l’essai publié par la suite, malheureusement sucré en couverture de la traduction française. Dommage… parce qu’il s’agit d’un message phare de cet ouvrage.

Il y a de l’amour dans l’Est

Kristen Ghodsee nous emmène dans plusieurs régimes socialistes d’Europe de l’Est (pas de mention de Cuba ou de la Chine, donc), dans lesquels “l’émancipation des femmes faisait partie intégrante de l’idéologie […]. Même si d’importantes différences existaient entre les pays [entre les époques aussi, ajouterions-nous, ndlr] et même si aucun d’entre eux n’est parvenu à réaliser pleinement l’égalité”, précise l’autrice, sans passer sous silence les aspects moins flatteurs de ces républiques : l’absence de préoccupation et les discriminations envers les homosexuel·les et les personnes au genre “non conforme”, l’avortement pensé uniquement comme régulation des naissances, les politiques natalistes, le rationnement des produits hygiéniques, le tabou autour des violences sexuelles, et la double journée des femmes.

“Tradwives” : des influenceuses cathos tissent leur toile

Elles maîtrisent les techniques de la nouvelle économie des influenceurs/euses, boostées par le regain d’activité en ligne au cours des confinements. Des influenceuses catholiques francophones, s’inspirant du mouvement des “tradwives” (né aux États-Unis sous le mandat de Trump), gagnent en visibilité sur YouTube et banalisent des discours portés par l’extrême droite. Dans l’ombre des robes que vendent ces businesswomen militantes : un fascisme décomplexé.

© Lara Pérez Dueñas, pour axelle magazine

Si vous ne vous rappelez plus à quoi ressemble une femme, regardez le logo sur la porte des toilettes, ou demandez à un enfant de 5 ans de vous dessiner une femme. Que voyez-vous ? Réponse : une robe, des cheveux longs, et parfois des talons”, assène Hanna Gas, tête de gondole du mouvement des “tradwives” francophone dans une des newsletters qu’elle destine à celles qu’elle nomme les “apprenties ladies”.

L’antiféminisme, la défense de la binarité de genre et la promotion de la famille patriarcale constituent les leviers idéologiques fondamentaux dont usent ces influenceuses catholiques.

L’antiféminisme, la défense de la binarité de genre et la promotion de la famille patriarcale constituent les leviers idéologiques fondamentaux dont usent ces influenceuses catholiques. Né aux États-Unis, contraction de “traditional” (traditionnelles) et “wives” (épouses), ce mouvement est l’un des nombreux visages de l’extrême droite. Mettant en scène une complémentarité supposée naturelle entre hommes et femmes ainsi que la plénitude qu’apporterait une vie de femme centrée sur son espace domestique, des femmes au foyer 2.0 vendent des produits ou services tout en militant pour le respect de “traditions” prétendument millénaires mais qui sont, en réalité, celles de la bourgeoisie blanche depuis quelques siècles. À l’échelle du monde de l’influence, leurs “communautés” de quelques dizaines de milliers d’”abonné·es” sont relativement marginales, mais l’intensification des activités en ligne durant les confinements leur a donné le coup de pouce nécessaire pour s’installer dans le paysage de YouTube.

“Les bonnes manières” de sauver l’hétérosexualité

“La bienséance fait la différence”, gazouille Hanna Gas à la fin de chacune des vidéos de sa chaîne “Apprendre les bonnes manières”. Ces quelques mots récurrents soudent sa communauté et incarnent l’identité de cette youtubeuse aux presque 40.000 abonné·es. Si les remerciements au “Seigneur” ponctuent ses vidéos, le discours d’Hanna ne s’adresse pas, d’abord, aux catholiques. La mère de famille veut produire des outils en direction de toutes les femmes.

Cheveux impeccablement tirés, sourire béat, ses yeux pétillent et sa voix tremble quand elle essuie ses larmes (de bonheur) : face caméra, l’influenceuse s’est mise à nu (enfin, symboliquement) pour expliquer à ses abonné·es comme elle a sauvé son mariage quelques années plus tôt. Hanna en profite pour nous livrer sa méthode secrète : elle a rompu avec le “Girl Power prôné par les Spice Girls” pour “laisser éclore sa féminité” et “donc, se soumettre à [son] mari”. À l’époque, il fuyait le foyer conjugal et méprisait sa compagnie. Un jour, tout a changé : Hanna a cessé de porter du noir, jeté ses pantalons, s’est mise à le remercier même pour ce qu’il n’avait pas fait et, surtout, a cessé de lui “donner son avis sur tout”. L’influenceuse convoque souvent cette histoire : elle la scénarise comme celle d’une libération.

Bonne commerciale, la mère de famille utilise les leviers basiques de l’influence : être soi-même la preuve de la réussite de ce que l’on vend.

Bonne commerciale, la mère de famille utilise les leviers basiques de l’influence : être soi-même la preuve de la réussite de ce que l’on vend. En effet, si Hanna produit du contenu gratuit sur YouTube [ses vidéos lui rapportant tout de même, selon les vues, entre 20 et 300 euros par mois via la publicité diffusée], elle enseigne surtout les règles du “savoir-vivre” et de l’”élégance” pour 1.200 euros la journée (2.300 pour les entreprises) ou moyennant 199 euros pour un de ses packs d’autoformation en ligne. Issu des pratiques sociales de l’aristocratie française, le protocole est indissociable de l’hétérosexualité comme système politique : en vendant du “savoir-vivre”, Hanna se fait l’avocate de la binarité de genre et de la famille nucléaire organisée autour d’un chef, masculin. L’émotion reviendrait aux femmes, la rationalité aux hommes, et lutter contre ces lois naturelles serait la garantie d’un malheur assuré : sublimer une position de femme subalterne constitue son axe majeur de communication.

Complotisme antiféministe

Ses montages vidéo sont basiques, ses scripts quasiment inexistants et son intérieur manque de style : Hanna sait que ce n’est pas la qualité esthétique de son contenu qui assure la croissance de son audience. L’influenceuse sait aussi que ses propos sont datés, au mieux, ou sujets à caution, au pire – y compris pour de nombreuses femmes chrétiennes. Alors elle se mue en “résistante”, usant d’une approche complotiste : la société serait “dominée par le féminisme” qui encouragerait les femmes à “s’obstiner” à vouloir “devenir des hommes” au moyen de “la théorie du genre”. L’acharnement des femmes à s’extraire de “la féminité” serait une chimère distillée par des forces qui nous dépasseraient afin de provoquer notre malheur et qui, en créant la frustration permanente, nous pousseraient au consumérisme. Hanna veut “accompagner” les femmes sur “un chemin qui sera long et difficile” parce que cette “bataille” nécessite un immense “travail sur soi” et qu’elle suscitera les railleries. Toutes les critiques envers ses productions sont renvoyées à n’être que l’expression du “système” et de la soi-disant “théorie du genre”.

Robe (lucrative) contre théorie du genre

Au-delà de la docilité envers son mari, les armes proposées par Hanna sont à la disposition de toutes : la robe et la jupe, 365 jours par an. La youtubeuse est formelle : les adopter transformerait rien de moins que notre “rapport au monde”. “Par respect pour elle-même, pour son corps qui est le temple du Saint-Esprit et qui a vocation à accueillir la vie, mais aussi par respect pour les autres, la femme doit s’habiller avec pudeur, modestie et décence”, explique Thérèse Curien sur son blog “Femme à part”. À l’automne 2020, Thérèse a ouvert une boutique en ligne et, lorsqu’il est question de robes, Hanna n’a que les créations de Thérèse à la bouche.

Hanna promeut la robe à un large public, Thérèse la vend : les deux youtubeuses savent se compléter pour alimenter leur compte en banque.

Alors qu’elle affirme s’habiller pour 300 euros par an, “chaussures comprises”, Hanna Gas arbore moult modèles (80 euros pièce) de “Femme à part” dans ses vidéos et sur son fil Instagram depuis l’automne 2020. La youtubeuse, qui ne jurait que par les vêtements de seconde main qui obligeraient à se “distancier de leur valeur marchande” et à “s’éloigner du consumérisme”, se filme à présent en train d’ouvrir un colis “Femme à part”, poste des photos d’elle vêtue du dernier modèle de la collection, annonce l’ouverture des commandes et vante la qualité des “robes de Thérèse”. Hanna promeut la robe à un large public, Thérèse la vend : les deux youtubeuses savent se compléter pour alimenter leur compte en banque.

“Écosystème” catho

Là où Hanna prétend à plus de subtilité , Thérèse a fait de son identité chrétienne et de l’antiféminisme des axes affichés de son contenu en ligne et s’est condamnée à ne générer qu’une adhésion plus restreinte aux publications sur le blog “Femme à  part” qu’elle a ouvert en 2016. Podcasts sur YouTube, billets de blog, livrets de citations téléchargeables, livre autoédité (payant), photos (libres de droits) de jeunes femmes blanches souriantes surmontant un extrait de prêche ou des Évangiles sur Instagram, newsletter traditionnelle, fil Telegram, page Facebook : Thérèse produit énormément de contenus sur les différents réseaux. Mais avec un seuil d’exigence esthétique aussi bas que celui d’Hanna, cette blogueuse qui cite aisément les catholiques intégristes a une logique communicationnelle trop brouillonne pour fixer une communauté large et générer un véritable revenu (sur Instagram, YouTube ou Facebook, “Femme à part” ne dépasse jamais 6.000 abonné·es). Occupant un poste au service marketing d’une multinationale pharmaceutique, Thérèse tient à son anonymat. Si cela décomplexe ses propos transphobes, anti-IVG et “patriotes”, cet anonymat la dessert aussi pour gagner en abonné·es : sa parole tend à être désincarnée. Thérèse a donc dû mobiliser une autre carte de l’économie de l’influence : le partenariat, non explicite mais évident entre ces deux “résistantes à la théorie du genre”. Grâce à lui, la rédactrice de “Femme à part” s’est forgé une place assez lucrative pour dévoiler une troisième collection de robes – “féminité, élégance et décence” – à l’automne 2021.

Occupant un poste au service marketing d’une multinationale pharmaceutique, Thérèse tient à son anonymat. Si cela décomplexe ses propos transphobes, anti-IVG et “patriotes”, cet anonymat la dessert aussi pour gagner en abonné·es : sa parole tend à être désincarnée.

L’articulation vertueuse entre les commerces d’Hanna et de Thérèse révèle un autre aspect fondamental de l’influence : ce secteur repose sur un travail idéologique. Si les réseaux sociaux peuvent être utilisés pour générer de l’argent grâce à des communautés qui s’attachent à un personnage – l’influenceuse –, la cohérence idéologique de ses contenus est une condition de la construction de communautés solides. Plus une influenceuse est populaire, plus l’idéologie qu’elle défend gagne en visibilité – grâce aux algorithmes. Au-delà même d’une simple communauté, c’est aussi un réseau de communautés qui doit émerger et faire fonction d’”écosystème” vertueux. Thérèse interviewe et cite de nombreuses youtubeuses moins connues qu’elle-même et en invite d’autres, bien plus connues, comme Hanna.

Fascisme 2.0

La plus connue et la plus visible des youtubeuses catholiques est Virginie Vota [Carole Vota de son vrai nom]. Elle a 34 ans et affiche 100.000 abonné·es. La thèse suprémaciste et raciste du “grand remplacement” (les populations blanches chrétiennes seraient menacées d’extinction à cause des Noir·es, des juifs/ves et des musulman·es) et l’existence de soi-disant “violences structurelles contre les hommes” structurent son discours. Pour Virginie Vota, le sexisme et les violences de genre sont le fait des hommes non-blancs. Elle doit son succès à ce positionnement raciste et antiféministe et à sa disponibilité à jouer le rôle de “femme de service” sur toutes les chaînes YouTube de l’extrême droite francophone. Elle a vu sa visibilité décoller grâce à sa présence dans les contenus d’Alain Soral (Égalité & Réconciliation), du youtubeur identitaire le Raptor Dissident au côté de Papacito ou, encore, en débattant avec le monarchiste suprémaciste et antisémite Adrien Abauzit.

Virginie Vota doit son succès à un positionnement raciste et antiféministe et à sa disponibilité à jouer le rôle de “femme de service” sur toutes les chaînes YouTube de l’extrême droite francophone.

Ce qui a fait la force de Virginie Vota pour percer sur YouTube constitue une faiblesse dans le monde de l’influence : elle pourrait prétendre à être ambassadrice pour des marques mais son profil bien trop visiblement raciste, complotiste et lié à des groupes d’extrême droite l’en empêche. Cependant, les abonné·es constituent un capital qui se monnaie. En juin 2021, Virginie Vota a accepté une interview de Thérèse Curien. Pour qu’une youtubeuse affichant une centaine de milliers d’abonné·es accepte une “collab” sur une chaîne bien moins cotée, il lui faut un retour sur investissement. En effet, si elle y gagne quelques “abos”, elle sait qu’elle en apportera, proportionnellement, bien plus à son hôte, lui faisant alors gagner en visibilité, ce qui, en soit, la fragilise plus que ne la renforce. Ni Virginie Vota ni Thérèse Curien n’ont accepté de répondre aux questions d’axelle magazine, leurs explications ne pourront donc éclairer ce questionnement.* Mais l’observation de l’activité de la youtubeuse permet de constater qu’ en septembre 2021, elle a ouvert une boutique Etsy de… robes ! Son passage chez Thérèse quelques semaines plus tôt lui permettait de s’adresser à une communauté déjà soudée autour de ce type de recherche et la probabilité forte d’abonnements ciblés et rentables. Bonus : l’”écosystème” catho en lutte contre “la théorie du genre” en est sorti renforcé.

Tous azimuts

Ces youtubeuses prétendent sauver le monde en s’assurant que les hommes blancs restent bien au centre. Leur installation dans le paysage de YouTube témoigne de leur maîtrise des mécanismes du monde de l’influence mais, aussi, de la cristallisation croissante d’une part des femmes occidentales autour d’un projet de société fasciste : sans craindre de perdre ses clientes, Thérèse Curien a reçu Virginie Vota, révélant l’intrication très forte entre son commerce et la propagande suprématiste. Quant à Hanna, qui présente un personnage “apolitique”, elle s’est senti pousser des ailes : le 7 septembre 2021, elle poste une vidéo partageant son analyse complotiste et contestant l’existence d’une pandémie mondiale. Censurée par YouTube, elle a tenu à mettre sa vidéo en ligne via une autre plateforme. Quel rapport avec les robes et le respect des règles de l’étiquette ? La lutte pour un avenir qui ressemble plus à l’univers de La Servante Écarlate qu’à une société fondée sur la recherche de l’épanouissement de tous·tes. “Comment faire pour que mes proches aiment passer du temps avec moi ? Solution : je remplis mon devoir d’État de mère”, résume Hanna dans sa newsletter #23.

Merci à la lectrice qui a alerté la rédaction d’axelle sur le succès de ces influenceuses.

* Aucune des influenceuses citées dans cette enquête n’a accepté de répondre à nos questions. Elles ont ignoré nos sollicitations ou indiqué clairement leur refus d’être interrogées. Au cours de son enquête, notre journaliste a également été bloquée, sur Instagram, par Thérèse Curien.