Marianne, porteuse de handicaps, créatrice de contenus, engagée sur tous les fronts

Marianne est artiste et styliste. Elle porte plusieurs handicaps. Depuis quelques années, elle a lancé son blog, Mulakozè. Elle affronte le validisme, le sexisme, le racisme, le capitalisme… La lutte de Marianne est résolument intersectionnelle.

Marianne, 31 ans, belgo-rwando-congolaise, tient le blog Mulakozè © Lynn Vanwonterghem

Marianne a 31 ans. Elle est blogueuse, artiste peintre et styliste-modéliste. Le validisme, Marianne l’a vécu dans sa chair et intériorisé pendant de nombreuses années. Elle a subi une amputation de 8 doigts et des orteils à cause d’une erreur médicale lorsqu’elle était bébé. Puis, alors qu’elle est âgée de 24 ans, on lui découvre un lupus articulaire et, à 27 ans, une maladie orpheline, le syndrome de Parry Romberg, qui lui grignote la joue. La première phase fut le déni : “Je me disais : tu vas voir, tu vas dépasser cette maladie, tu es une warrior !”, s’exclame-t-elle.

Un monde totalement inadapté

Marianne cumule les préjugés validistes, sexistes, racistes et capitalistes. Sa lutte est intersectionnelle. Pour exister dans la société, elle est sur tous les fronts !

Le validisme s’est manifesté dans un monde professionnel capitaliste exigeant efficience et productivité, un monde totalement inadapté aux réalités de Marianne. Résultat : elle se surmenait.“J’ai continué à bosser à un rythme soutenu après mon premier diagnostic, sans voir ni écouter mes douleurs.” Elle se chronométrait pour comparer ses performances à celles de ses collègues valides. Ce n’était jamais assez rapide, jamais assez bien. Elle ne voyait pas ses merveilleuses créations. Les jambes tremblantes, la douleur irradiant, Marianne se persuadait de pouvoir travailler au même rythme que les autres car elle craignait d’être “cramée dans le milieu.”

C’est rare qu’une femme comme moi, noire et handicapée physique, évolue dans le monde de la mode. Je ne devais rien lâcher.

Ce validisme était accompagné de la culpabilisante méritocratie. “Quand tu veux, tu peux !” : c’est le slogan qui avait convaincu Marianne du bienfondé de la négation de son propre corps. “C’est rare qu’une femme comme moi, noire et handicapée physique, évolue dans le monde de la mode. Je ne devais rien lâcher”, explique-t-elle.

Aujourd’hui, l’engagement féministe intersectionnel de Marianne passe par le respect de son propre rythme. “Je ne poste pas de contenu à foison, je privilégie la qualité à la quantité.”

C’est lors du troisième diagnostic que le déclic a eu lieu. Marianne a 27 ans lorsqu’elle décide de ne plus satisfaire les groupes dominants qui l’excluent. Le blog Mulakozè (signifiant “merci” en kinyarwanda) est né d’une volonté de “vivre” lorsque le quotidien relevait plutôt de la survie. “J’en ai eu marre de me suradapter pour ne pas déranger le groupe, parce que je suis “lente”, parce que mon professeur ne sait pas quoi faire quand j’arrive dans sa classe, parce qu’on croit que mon amputation est contagieuse…”

Narrer son propre récit

Le militantisme de Marianne passe également par la visibilisation de son corps et par la narration de son propre récit. En effet, les corps en situation de handicap(s) sont souvent commentés. Lorsqu’ils se meuvent, ces corps sont scrutés, les chuchotements s’accompagnent parfois d’yeux écarquillés et de moues grimaçantes. Pourtant, les programmes médiatiques présentant des corps handicapés sont les moins regardés. Les algorithmes des réseaux sociaux les occultent, ils sont parfois signalés par les utilisateurs/trices, qui les jugent effrayants et “inappropriés”… Marianne analyse : “Les handicaps mettent mal à l’aise car ils rappellent la mort imminente, des corps en fin de vie.”

Ces mêmes corps sont très souvent représentés de manière essentialisante dans l’espace public et médiatique. La représentation prédominante est celle d’une personne en chaise roulante, assistée, réduite uniquement à son handicap. Pour Marianne, la société manque clairement d’engagement sur ces questions… sauf lorsqu’il s’agit d’infantiliser les personnes porteuses de handicap(s).

Je sais ce que je veux raconter avec mon corps.

Son corps, elle se le réapproprie, elle le met en scène et en valeur selon les thématiques de son blog. “J’ai passé beaucoup de temps à entendre des gens se moquer de moi, m’humilier, m’insulter. À être touchée sans mon consentement. Aujourd’hui, je reprends conscience de mon corps à travers le blog et je l’expose comme je veux. Grâce à mes compétences, j’ai la possibilité de porter les vêtements que je crée. Je sais ce que je veux raconter avec mon corps.”

Marianne a notamment réalisé un article sur ses cicatrices, article qu’elle a illustré par des photos d’elle en sous-vêtements, sachant pertinemment que cela dérange. Pour se réapproprier sa narration, elle donne la parole à différent·es intervenant·es sur son blog, toujours dans une optique intersectionnelle. “J’en ai trop bavé, donc maintenant, je redéfinis les règles !”, déclare-t-elle d’un ton ferme et déterminé.

Des corps créatifs, beaux et inspirants

Marianne choisit trois adjectifs pour qualifier son corps. Pour elle, un corps handicapé est d’abord un corps créatif, car beaucoup de personnes en situation de handicap(s) trouvent des moyens d’atteindre leurs objectifs. Marianne pense essentiel de souligner cet aspect résilient des corps handicapés et/ou malades, plutôt que le côté assisté, assez cliché.

Lui vient également l’adjectif beau : “Mon corps est beau, mes mains ressemblent à des cœurs, dit-elle en joignant ses mains devant son visage souriant. Mes pieds sont minuscules et je trouve cela surprenant qu’un si petit pied puisse mener tant de choses. Je danse depuis que j’ai six ans. Mon pied a trouvé des moyens de survivre en étant amputé. Ma situation me permet de me rendre compte de l’incroyable capacité de création du corps humain !”

Le corps de Marianne est enfin, pour elle, inspirant. Il est la source de beaucoup de ses projets. Son nom d’artiste est “Deux pouces” et son logo représente ses empreintes.

Impacts positifs malgré les discours de silenciation

Bien que le travail de Marianne soit d’intérêt général, elle est confrontée à des tentatives de discrédit. Certaines personnes l’accusent d’instrumentaliser ses handicaps dans un but lucratif. Le phénomène est identique lorsqu’il s’agit d’ethnie ou de race. La notion de “quotient diversité” est souvent balancée au visage des personnes concernées dans le but de dévaloriser leur travail sur ces questions. Un paradoxe : car ce travail est bien souvent fourni quasiment gratuitement… “Nous ne sommes pas bien payés, voire pas payés du tout. Au début, tu te dis que c’est pour la bonne cause, mais quelques années plus tard, tu travailles toujours gratuitement”, déplore Marianne.

Les personnes handicapées et/ou malades souffrent de la division sociale manichéenne des corps, “inactifs” versus “actifs”. Aujourd’hui, Marianne vit de son allocation pour personne handicapée. Un droit. Ce qui ne l’empêche pas de ressentir de la culpabilité d’y avoir accès, alors qu’elle passe des heures à créer du contenu digital, des événements et des ateliers de sensibilisation gratuits et disponibles à tous·tes.

Beaucoup de gens en situation de handicap(s) se bougent, sont professionnels.

D’après Marianne, ce discours culpabilisant est un acte de silenciation qui pousse les personnes dites invalides à s’engluer dans le bénévolat. Comme tout le monde, elles ont des aspirations, des rêves. Le monde professionnel, excluant, ne leur permet pas de trouver leur place. Elles passent donc beaucoup de temps à œuvrer bénévolement afin de se sentir utiles à la société. Ce qui perpétue leur exploitation. “Nous ne sommes pas “juste” handicapés. Il y a énormément de choses qui existent au-delà de cette dichotomie des corps inactifs et actifs. On n’en parle pas assez. Je veux montrer qu’il y a beaucoup de gens en situation de handicap(s) qui se bougent, qui sont professionnels.”

Marianne espère vivre de son blog et le transformer en magazine digital : “Quand je vois le nombre de remerciements, le nombre de gens affirmant que mon travail leur permet de croire en eux, ça m’aide à me sentir légitime. Ne pas être efficiente à 100 % n’enlève rien à ma valeur, je reste créative.”