Les éditions des femmes : 50 ans au service de la libération des femmes

2024 est une année phare pour les éditions des femmes puisque la maison fête ses 50 ans et commémore les 10 ans de la disparition de sa fondatrice Antoinette Fouque (1936-2014). Philosophe, politologue, psychanalyste, Antoinette Fouque est une figure majeure du féminisme en France. Retour sur un projet éditorial pionnier et visionnaire, avec les actuelles codirectrices Christine Villeneuve et Élisabeth Nicoli qui ont répondu conjointement à nos questions.

Ouverture de la librairie des femmes en 1974. © Des femmes

Dans quel contexte sont nées les éditions des femmes ? Quelle politique éditoriale poursuivaient-elles ?

“Antoinette Fouque lance les éditions des femmes fin 1972, quatre ans après avoir cofondé, avec Monique Wittig et Josiane Chanel, dans la foulée de Mai 68, le Mouvement de libération des femmes au sein duquel elle propose une nouvelle pratique collective, “Psychanalyse et politique”. Soit un laboratoire de recherche questionnant la pensée dominante, pour trouver le chemin d’une pensée libérée de celle des grands maîtres et pour que les femmes adviennent comme sujets de leur histoire.

Il fallait donc, pensait Antoinette Fouque, qu’elles “prennent le stylo après avoir pris la parole” pour lutter contre leur effacement permanent et affirmer leur force créatrice.

Il fallait donc, pensait Antoinette Fouque, qu’elles “prennent le stylo après avoir pris la parole” pour lutter contre leur effacement permanent et affirmer leur force créatrice. Son projet était d’offrir aux femmes une terre d’accueil ouverte sur le monde pour exister en tant que femmes à travers des écrits politiques témoignant de leurs combats et de leurs luttes de libération ainsi que des textes littéraires cherchant à sortir d’une écriture normée prise dans la domination masculine ou cloisonnée dans les genres littéraires académiques, pour faire exister une écriture matricielle, de femme.”

 Fictions, récits, témoignages, biographies, essais… La maison publie de nombreux genres, répartis dans une quinzaine de collections. Pouvez-vous nous présenter quelques titres qui ont contribué à la renommée des éditions des femmes ?

“Il y en a beaucoup. Il est difficile de choisir. Du côté de la fiction française, et suivant les époques, on peut citer Retable, la Rêverie de Chantal Chawaf, son premier livre publié en 1974 (elle en a écrit une trentaine depuis), Hosto-blues de Victoria Thérame (récit de la journée d’une infirmière révoltée en milieu hospitalier), un titre refusé par les éditeurs traditionnels et qui deviendra un best-seller, ainsi que les textes d’Hélène Cixous, une trentaine publiés par la maison d’édition.

Catalogue datant de 1974. © Des femmes

Du côté de la fiction étrangère, on pense aux livres de Clarice Lispector, immense écrivaine brésilienne dont nous sommes les éditrices en langue française depuis 1977 et qu’Antoinette avait découverte au Brésil en 1974. Du côté de la poésie, pointons Ariel de Sylvia Plath (1978), Mes poèmes ne changeront pas le monde de Patrizia Cavalli (2007) et, plus récemment, Poèmes de la mémoire et autres mouvements de la Brésilienne Conceição Evaristo (2019). Mentionnons aussi Tu vis ou tu meurs d’Anne Sexton, immense poétesse américaine méconnue en France car non traduite jusqu’en 2022, ou encore Les Abricots du Donbas de la poétesse ukrainienne Luba Yakymtchouk (2023).

Côté récits et témoignages, on peut citer Transfert d’Erika Kaufmann (1975) sur l’expérience d’une psychanalyse, Au-delà de nos larmes de Tatiana Mukanire Bandalire (2021), porte-parole du Mouvement des survivant·es en RDC, Toufah, la femme qui inspira un #MeToo africain de Toufah Jallow et Kim Pittaway (2023) et enfin Mon Secret de Niki de Saint Phalle (2023) qui est, en même temps, un beau livre.

Du côté des essais, c’est sans conteste Du côté des petites filles d’Elena Gianini Belotti (1974), avec près de 400.000 exemplaires vendus toutes éditions confondues, mais aussi Femmes, race et classe d’Angela Davis (1983), Backlash de Susan Faludi (1993), sans oublier Les sociétés matriarcales. Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde d’Heide Goettner Abendroth (2019).”

On le voit la maison accorde une large place aux autrices du monde entier, notamment via la collection “Femmes de tous les pays”… Est-ce que cette dimension internationale était présente dès l’origine du projet ?

“Oui, absolument. En lien avec le MLF international et ses actions de solidarité, la maison d’édition s’engage dès sa création aux côtés de femmes en luttes à travers le monde pour les faire connaître mais aussi pour les aider, voire les sauver, lorsqu’elles se retrouvent emprisonnées ou menacées de mort. La publication est ainsi un outil à part entière des mobilisations et des campagnes de solidarité du MLF puis de l’Alliance des Femmes pour la Démocratie à partir de 1989. “Les publier, c’était les aider à ne pas se constituer en victimes mais en héroïnes” disait Antoinette Fouque.

En lien avec le MLF international et ses actions de solidarité, la maison d’édition s’engage dès sa création aux côtés de femmes en luttes à travers le monde pour les faire connaître mais aussi pour les aider.

Eva Forest, militante basque antifranquiste emprisonnée, est la première d’une longue liste. Elle écrit, en 1974, depuis sa cellule, son journal et des lettres à ses enfants que la maison d’édition publie dans l’urgence l’année suivante (Journal et lettres de prison, puis Témoignages de lutte et de résistance en 1978). Lidia Falcón, avocate féministe engagée est également arrêtée la même année. Ses Lettres à une idiote espagnole dont la destinataire est précisément Eva Forest seront traduites et publiées également en 1975 et ainsi de suite. En 1976, est lancée la collection “Femmes de tous les pays” qui deviendra quelques années plus tard “Femmes en luttes de tous les pays”, une petite collection de poche au grand succès.

On rencontre dans le catalogue des femmes d’action et de courage, venues de tous les continents et publiées au fil des années.

Il y aurait beaucoup à raconter de ces héroïnes et d’abord leur nombre. Entre les anciennes et celles d’aujourd’hui, telles que Pinar Selek (Turquie) ou Tatiana Mukanire Bandalire (RDC), on rencontre dans le catalogue des femmes d’action et de courage, venues de tous les continents et publiées au fil des années : des dissidentes russes au temps de l’URSS ; l’Égyptienne récemment disparue, Nawal El Saadawi ; la Vietnamienne Duong Thu Huong ; la Bangladaise Taslima Nasreen vivant en exil ; la Kurde Leyla Zana ; la Turque Asli Erdoğan qui vit aujourd’hui en exil en Allemagne ; la militante sociale argentine d’origine indienne, Milagro Sala ; la Kurde Zehra Doğan qui vit aujourd’hui également en exil…”

Annonce publiée dans “Le Torchon brûle” (1973). D.R.

Parmi votre catalogue comportant un millier de titres environ, il y a un ouvrage titanesque qui a demandé sept ans de travail à Antoinette Fouque et son équipe : Le Dictionnaire universel des Créatrices. Paru en 2013, il est présenté comme une “contribution inédite au matrimoine culturel mondial”… Pouvez-vous nous en dire plus ?

“Antoinette Fouque avait ce projet en tête depuis le début de la maison d’édition. On trouve ainsi dans le N° 5 du Torchon brûle (premier journal du MLF) daté de juin 1973, l’annonce par la toute nouvelle maison d’édition des femmes du lancement d’une souscription pour une encyclopédie des femmes. Si cette réalisation n’a vu le jour que quatre décennies plus tard, c’est par manque de temps. En fait, Béatrice Didier, professeure émérite de lettres à l’École normale supérieure, autrice notamment d’un livre qu’Antoinette Fouque avait remarqué et aimé, L’Écriture-femme (PUF, 1999) et directrice de collection, est venue trouver Antoinette Fouque en 2005 pour lui proposer de publier un Dictionnaire des créatrices en Arts et Lettres dont elle souhaitait assurer la direction avec Mireille Calle-Gruber, professeure émérite de littérature à la Sorbonne Nouvelle (où elle a dirigé le Centre de recherches en études féminines et de genres). Qu’à cela ne tienne, Antoinette Fouque, enthousiaste et encore plus ambitieuse, a proposé de se joindre à elles pour réaliser un Dictionnaire des créatrices dans tous les domaines de la création humaine, de tous les temps et les pays. Un projet titanesque en effet, une contribution majeure à notre matrimoine, qui a demandé 7 ans de travail. Il a fallu d’abord réunir une équipe de 150 directrices et directeurs de secteurs qui, eux-mêmes, ont fait travailler près de 1.500 auteurs et autrices pour rédiger 12.000 entrées, notices biographiques, mais aussi, articles de synthèse sur un thème, une école, un mouvement, une culture dans lesquels les femmes se sont illustrées au cours des quarante siècles d’histoire de l’humanité. 160 pays sont représentés.

Ce Dictionnaire est unique au monde, il est aujourd’hui développé sous la forme d’une base de données en ligne, actualisée et constamment enrichie de nouvelles entrées.

Ce Dictionnaire est unique au monde, il est aujourd’hui développé sous la forme d’une base de données en ligne, actualisée et constamment enrichie de nouvelles entrées. 5 % de son contenu est en accès libre et gratuit. Publié fin 2013 sous le haut patronage de l’UNESCO et en partenariat avec les éditions Belin, il a ouvert la voie à une pléiade de biographies, expositions, romans graphiques, essais historiques… consacrés à des femmes. C’était évidemment un des buts poursuivis par Antoinette Fouque, très soucieuse de transmission aux nouvelles générations et d’avancées dans des voies nouvelles que ce corpus inédit permettait d’ouvrir.”

Antoinette Fouque, le 23 novembre 1974. © Des femmes

En plus d’avoir créé la première maison d’édition de femmes en Europe, Antoinette Fouque a aussi ouvert des librairies de femmes à Paris, Lyon, Marseille (celle de Paris existe encore aujourd’hui), une galerie parisienne exposant les œuvres artistiques de femmes… Elle fut également la première à proposer dès 1980 des livres audio en France. Ce côté pionnier, visionnaire, est-il suffisamment reconnu d’après vous ?

“Nous vous remercions de signaler le caractère pionnier et visionnaire d’Antoinette Fouque, une femme de génie qui non seulement a ouvert des voies nouvelles aux femmes mais a élaboré une pensée pour les temps à venir, une pensée dont nous avons bien besoin en ces temps de contre-révolution sanglante, de “protestation virile” comme elle l’analysait déjà de son vivant. Elle a été reconnue et honorée de son vivant : elle est notamment commandeur de la Légion d’honneur, Grand officier de l’Ordre national du Mérite, et Commandeur des Arts et des Lettres, ce qui est assez rare pour une femme en France… Sa pensée a fait florès dans les conférences internationales sur les femmes. Cependant, sa pensée et son action devraient être mieux connues.

Antoinette Fouque suscite aujourd’hui un intérêt auprès de jeunes femmes qui ne l’ont pas connue et/ou n’en avaient pas entendu parler.

Antoinette Fouque suscite aujourd’hui un intérêt auprès de jeunes femmes qui ne l’ont pas connue et/ou n’en avaient pas entendu parler. Il faut dire qu’elle ne s’est jamais reconnue dans le féminisme tel qu’on l’entend généralement, elle a pensé un au-delà du féminisme, un post-féminisme, autour de concepts comme la “libido creandi” des femmes, “l’hospitalité charnelle” des femmes, etc., en articulant création et procréation. Les femmes sont porteuses d’un projet éthique pour l’ensemble de l’humanité, femmes et hommes, en tant que pouvant accueillir un corps étranger, un autre être, qu’elles choisissent ou non de mettre des enfants au monde. C’est une compétence spécifique et unique. Si elle a toujours considéré le féminisme comme une étape indispensable pour accéder à l’égalité avec les hommes, elle considère aussi que ce principe n’est pas suffisant pour libérer les femmes. Pour elle, il s’agit de reconnaître la compétence spécifique des femmes comme une compétence de civilisation qui lui fait dire que les femmes sont les “anthropocultrices” de l’humanité. Il serait temps de le reconnaître !

Si Antoinette Fouque a toujours considéré le féminisme comme une étape indispensable pour accéder à l’égalité avec les hommes, elle considère aussi que ce principe n’est pas suffisant pour libérer les femmes.

À cet égard, nous signalons la récente parution du livre de Julia Pietri, autrice, illustratrice, éditrice et créatrice du populaire compte Instagram @gangduclito, Antoinette Fouque, une pionnière de la libération des femmes, qui est destiné aux jeunes. C’est Julia Pietri qui nous a proposé ce livre. Il est formidable, très pédagogique, vraiment beau, il explique à la fois l’histoire du MLF et des lieux qu’Antoinette Fouque a créés ainsi que certains concepts de sa pensée.”

Écrit et illustré par Julia Pietri, l’album est sorti le 7 mars 2024.

 Ces dernières années, plusieurs maisons d’édition féministes ont émergé dans le paysage francophone ainsi que de nombreuses collections qui publient des essais féministes. Comment vous situez-vous par rapport à cette mutation éditoriale ?

“Nous en sommes ravies et nous le disons haut et fort parce qu’il arrive souvent que l’on nous qualifie de pionnières mais un peu “has been”. Or, ce n’est pas vrai. Nous échangeons constamment avec ces jeunes éditrices, nous les connaissons, nous les accueillons à la librairie des femmes à Paris, de même que les autrices qu’elles publient. Il en va ainsi de Julia Pietri et de sa jeune maison d’édition, Better Call Julia, des éditrices de Talents Hauts, Hors d’atteinte, de l’éditrice du Passager clandestin, des éditions Daronnes, etc. Nous partageons des stands, des salons et nous publions aussi de jeunes autrices féministes. Nous avons ainsi publié en 2020 Manuel d’activisme féministe. Clit Révolution (de Sarah Constantin et Elvire Duvelle-Charles) et avant, en 2017, Rébellion du mouvement FEMEN.

La relève est là, c’est le mouvement infini des femmes à travers les générations.

Ajoutons que la librairie des femmes est un lieu très dynamique (il suffit de voir son programme de rencontres sur son site Internet), que beaucoup de jeunes femmes et même de collégiennes y viennent pour prendre des renseignements, se documenter sur l’histoire des femmes et de leurs pensées. Tout cela est passionnant. La relève est là, c’est le mouvement infini des femmes à travers les générations. Nous sommes à l’écoute et désireuses de transmettre à qui veut bien nous écouter et nous entendre, tout ce qu’Antoinette Fouque nous a fait comprendre et accomplir.”

© Des femmes

Quel avenir pour le féminisme dans le monde de l’édition ? D’après vous, est-on face à un effet de mode post-#MeToo récupéré par le capitalisme ou assiste-t-on à une vraie [r]évolution ?

“Les deux à la fois et ce n’est pas nouveau. Quand Antoinette Fouque a créé la maison d’édition, les femmes étaient très peu publiées par les maisons d’édition traditionnelles dont les comités éditoriaux étaient tous masculins. Quasiment personne n’aurait parié sur le premier roman d’une femme… Certes il existait la collection “femmes” dirigée par Colette Audry chez Denoël-Gonthier, mais c’était bien tout. Or, la création de cette maison d’édition a impulsé une libération de la parole comme de l’écriture des femmes, les grands éditeurs ouvrant enfin largement leur porte aux écrivaines. Ce mouvement ne s’est plus jamais arrêté même si des collections dites “femmes” se sont progressivement arrêtées dans les grandes maisons… Effet d’opportunisme dans ces cas-là, lié à l’aura énorme qu’avait le MLF avec les victoires qu’il obtenait (IVG, criminalisation du viol, partage de l’autorité parentale, etc.).

Il y aura toujours des gens pour exploiter les luttes de femmes mais cela ne les empêchera pas d’avancer.

C’est la même chose aujourd’hui avec le mouvement #MeToo et de manière encore plus spectaculaire grâce à l’impact des réseaux sociaux (leur bon côté…). Nous connaissons parfaitement ce mouvement de balancier. Il y aura toujours des gens pour exploiter les luttes de femmes mais cela ne les empêchera pas d’avancer.”

8 mars 2024 : Le chant des femmes

De l’aube à la tombée de la nuit, axelle a suivi les actions du Collecti.e.f 8 maars-Bruxelles en cette Journée internationale de lutte pour les droits des femmes. Tournée d’actions de grève et de mobilisation dans divers lieux de la capitale à bord du “Grèvibus”, scène ouverte et grande marche en clôture. Une journée où les luttes se sont rencontrées, et où les femmes ont rayonné par leur détermination, puissance et joie collectives.
Manon Legrand (texte) et Laetitia Bica, Manon Kleynjans, Barbara Salomé Felgenhauer (photos)

© Barbara Salomé Felgenhauer

Où est la colle ?”, “Tu veux un café ?”, “Je t’aide à porter le matos ?”, “Bien dormi ?” Une effervescence s’élève d’un café à deux pas de la gare du Nord dans lequel les femmes arrivent au compte-goutte, se retrouvent, préparent leur matériel, nouent leur foulard mauve, et pour certaines se réveillent encore. 7h15. Embarquement à bord du Grèvibus, un bus loué par le Collecti.e.f 8 maars-Bruxelles qui va sillonner la capitale à la rencontre de femmes en grève à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes.

“Bienvenue à toutes, on est super ravies d’être toutes ensemble dans ce bus qui va faire le lien entre toutes les luttes. C’est une journée de lutte mais aussi une journée où l’on prend soin de soi”, lance Malika, du Collecti.e.f, au micro, l’énergie déjà au zénith. Depuis six ans, le Collecti.e.f 8 maars (composé de syndicalistes, militantes d’organisations féministes et citoyen·nes engagé·es, présent dans plusieurs villes du pays) appelle les femmes “à ne pas travailler ce jour-là, ni pour leur employeur, ni pour leur ménage. À ne pas aller sur leur lieu d’étude et à ne faire que les courses essentielles” pour “revendiquer leurs droits, protester contre les inégalités et visibiliser l’importance du travail féminin pour notre société”, comme elles l’écrivent dans leur appel à la grève cette année.

“J’ai repris ma dignité”

Well I went down to the rich man’s house and I (Je suis descendu·e dans la maison de l’homme riche et j’ai)
Took back what he stole from me (Repris ce qu’il m’avait volé)
Took it back
Took it back my dignity (J’ai repris ma dignité)
Took it back my humanity ((J’ai repris mon humanité)
“The Rich Man’s House”, à écouter ici.

“J’avais envie de ne pas me rendre aux lieux de lutte habituels où l’on voit toujours les mêmes personnes”, confie Catherine montée à bord du bus avec Laure, une amie pour qui c’était important de “commencer la journée très tôt et de soutenir des femmes à des horaires qui ne sont pas les siens”.

Les femmes du bus font grève, partagent-elles, pour “celles qui ne peuvent pas être là”, “pour sortir leur colère nourrie au quotidien”, “pour prendre l’espace”, “pour dénoncer l’exploitation”, “pour être écoutées”.

L’équipage de ce bus pas comme les autres compte aussi des femmes du média d’action collective ZIN TV,  et une étudiante en école de cinéma, venues avec appareils photo et caméras pour “rendre visibles les actions” et “garder des images” de cette journée. Une importante délégation de la Ligue des travailleuses domestiques sans papiers de la CSC Bruxelles a embarqué dès le matin. Ces infatigables militantes chauffent leurs voix et entonnent “The Rich Man’s House”, classique du gospel américain traditionnel chrétien et du mouvement ouvrier américain, qu’elles chantent dès qu’elles peuvent, devant les cabinets des ministres, le Parlement bruxellois ou européen pour dénoncer leur situation d’exploitation. À bord également, des journalistes de chaînes de télévision qui ont répondu présent·es pour couvrir l’événement.

© Manon Kleynjans

Des files se forment sur le ring bruxellois. Les femmes en profitent pour pimper le bus, accrochant aux fenêtres des gants de nettoyage jaune vif et des affiches de revendications. Malika distribue les paroles des chansons de la journée ainsi qu’un document reprenant les “9 commandements aux hommes alliés”. Parmi lesquels : “Tu t’informeras. Du micro tu t’éloigneras. Le féminisme tu n’instrumentaliseras pas. Des remerciements tu n’attendras pas…” Outil pédagogique utile et antidote parfait aux questions des pères, des frères, des amis ou des ennemis qui pourraient s’inviter durant cette journée.

“Nous nous défendons bien”

Sebben che siamo donne (Bien que nous soyons des femmes)
Paura non abbiamo (Nous n’avons pas peur)
Abbiamo delle belle buone lingue (Nous avons de bonnes langues)
E ben ci difendiamo (Et nous nous défendons bien)
Oh lio lio la, e la lega crescera (Et la Ligue grandira)
E noi altri lavoratori (Et nous les travailleurs/euses)
Vogliamo la libertà (Voulons la liberté)
“La Lega”, à écouter ici.  Chanson traditionnelle italienne chantée à la fin du 19e, par les “mondines”, repiqueuses de riz de la plaine du Pô. Elles s’associent en ligues (la lega = la ligue) au côté des ouvriers et chantent leur révolte contre les patrons en réclamant la liberté.

Zaventem. Les femmes sortent du bus sans bagage, mais avec leur rage pour rejoindre le piquet des travailleuses de l’aéroport, en grève en front commun syndical.

“Nos droits ne sont jamais acquis, on doit toujours se battre pour les maintenir. […] Malgré les législations, l’écart salarial de 23 % demeure”, martèle une syndicaliste. Les syndicats dénoncent aussi “des emplois à temps partiel, une charge de travail trop élevée, le manque de facilités pour le personnel de l’aéroport et la grande flexibilité qui lui est imposée”. “Les femmes ici s’unissent contre l’exploitation et la précarité économique”, explique Alicia du Collecti.e.f 8 maars. “Il faut mettre un terme à la multiplication des contrats précaires (temps partiel forcé, CDD, intérim, flexi-job) et à l’exploitation des personnes sans papiers. Car cela crée un dumping social, une spirale vers le bas de nos conditions de travail, qui amène à plus de précarité pour toutes et tous”, déplore une représentante de la Ligue des travailleuses domestiques, en battant le rappel au mégaphone pour leur grève organisée lors de la Journée internationale du travail domestique le 14 juin prochain.

© Manon Kleynjans

“Reconnaissons-nous, les femmes”

Seules dans notre malheur, les femmes
L’une de l’autre ignorée
Ils nous ont divisées, les femmes
Et de nos sœurs séparées.
Levons-nous femmes esclaves. Et brisons nos entraves.
Reconnaissons-nous, les femmes
Parlons-nous, regardons-nous,
Ensemble on nous opprime, les femmes. Ensemble révoltons-nous !
“Hymne des femmes”, à écouter ici

“On voit bien, que ce soit en Palestine ou ailleurs, que les femmes sont victimes d’actes génocidaires, de crimes contre l’humanité et de l’usage du viol comme arme de guerre.” Marie Doutrepont, avocate au barreau de Bruxelles prend la parole devant le Palais de Justice pour cette deuxième halte. Ses consœurs déroulent à ses côtés une grande banderole aux lettres arc-en-ciel affichant “Foutez-nous la PAIX, messieurs”. Ces avocates engagées ont décidé de mettre cette année le focus sur les crimes de guerre contre les femmes, en solidarité avec les femmes victimes des conflits dans plusieurs pays du monde. “Partout, les luttes féministes contestent la militarisation de la société et ses effets […]. Non seulement la logique de la guerre se propage dans le monde entier mais les luttes également. Les travailleuses de toutes les nationalités s’organisent par-delà les frontières pour être plus fortes et défendre la paix”, expliquera aussi Malika lors du piquet de soutien à la Palestine. Les femmes ont, à Bruxelles et dans plusieurs villes du monde, leurs yeux tournés vers la Palestine, là où depuis le début de la guerre en octobre, 9.000 femmes auraient été tuées selon les chiffres d’ONU-Femmes sur les 30.000 victimes du conflit à ce jour. “Sœurs de Palestine, on vous voit, on vous entend. Pas de liberté sans vous”, “Stop au génocide” et “Palestine libre” résonneront toute la journée dans la ville.

Après un Hymne des femmes collectif – incontournable titre du répertoire féministe créé par les militantes françaises du MLF en 1971 –, les femmes se multipliant d’heure en heure malgré la grève des transports en commun rejoignent les Mères Veilleuses, réseau d’entraide et de solidarité entre mères monoparentales, qui tiennent leur piquet, comme chaque année, devant le tribunal de la famille.

© Laetitia Bica

Leur demande ce 8 mars : sauver la Convention d’Istanbul, Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, ratifiée il y a bientôt 8 ans par la Belgique. “Son pronostic vital est clairement engagé car il y a encore des mères accusées d’aliénation parentale, des victimes qui subissent des violences secondaires, des juges qui confondent violences et conflits”, explique Malika. “Il y a eu certes quelques engagements de la part de la Belgique pour soutenir les mamans solos dans leur combat, pour se protéger et protéger leurs enfants, comme la formation des magistrats sur les violences intrafamiliales, poursuit l’une des Mères Veilleuses, mais les actions concrètes sont largement insuffisantes au regard de toutes ces victimes silenciées et condamnées à la place des auteurs de violences.”

Malika et Fatma Karali des Mères Veilleuses commencent ensuite à s’agiter, sirènes hurlantes, pour faire un massage cardiaque à un nounours gisant sur le sol, symbole de cette Convention “bisounours”. Lourds sont leurs discours, mais les femmes ne manquent pas d’humour.

Unies contre les violences institutionnelles, les femmes sans papiers de la Ligue des travailleuses domestiques chantent à leurs côtés. Femmes “invisibles mais invincibles” qui en ce 8 mars se reconnaissent, se regardent et se révoltent.

Le bus plein à craquer redémarre. Avec autant de voix de toutes les octaves et de tous les âges qui composent un chœur battant de femmes.

© Laetitia Bica

“Sous mon sein, la grenade”

… Hé toi
Qu’est-ce que tu t’imagines ?
Je suis aussi vorace
Aussi vivante que toi
Sais-tu
Que là sous ma poitrine
Une rage sommeille
Que tu ne soupçonnes pas ?
“La grenade”, Clara Luciani, à écouter ici

Anderlecht, centre Séverine. Accueil festif et joyeux sur un karaoké de Clara Luciani, cafés et gâteaux disposés sur l’appui de fenêtre. Dans ce planning familial, on fait des IVG, des animations EVRAS, ainsi que des consultations psychologiques sociales et juridiques. “Nous nous mettons en grève pour soutenir les femmes de plus en plus précarisées que nous rencontrons ici. On accueille beaucoup de femmes victimes de violences conjugales et intrafamiliales. On fait aussi grève pour l’allongement du délai de l’IVG”, explique Sarah De Smedt, sa coordinatrice.

“Faire grève pour nous, c’est aussi appeler à une reconnaissance de notre travail. On travaille dans des conditions difficiles, à coup d’appels à projet et de subsides temporaires”, poursuit-elle, mettant ainsi en lumière les difficultés des travailleurs/euses de première ligne, comme le fera aussi Garance en cette journée de grève. “Nous n’en pouvons plus de jongler avec les besoins urgents et fondamentaux des publics avec lesquels nous travaillons – palliant le manque de réponses collectives de la part des pouvoirs publics – et notre santé mentale et physique en tant que travailleurs/euses”, dénonce l’association qui lutte par la prévention contre les violences basées sur le genre.

© Laetitia Bica

Autre commune, enjeux similaires : la Free Clinic (planning familial, maison médicale, service médiation de dettes, service santé mentale) située au cœur du quartier Matonge à Ixelles. “Cette journée nous tient à cœur car une grande partie du travail de notre équipe consiste à promouvoir, défendre et protéger les droits des femmes. On intervient beaucoup quand des violences ont eu lieu”, explique l’une des travailleuses, qui conclut son speech en confiant qu’elles aimeraient “ne plus être nécessaires” laissant planer un court mais dense silence sur l’assemblée. “Mais aujourd’hui, on veut célébrer la puissance des femmes !”, reprend, joyeuse, sa collègue. Et pour ce faire, l’équipe a décidé de “prendre la rue” pour y reproduire une chorégraphie qu’ont réalisée en mars 2023 cinq femmes iraniennes en crop top et cheveux au vent, un geste bravant les interdits devenu l’hymne de la révolution des femmes iraniennes “Femme Vie Liberté”. Les femmes arrêtent les voitures, montent le son, elles dansent. Leurs corps s’embrasent sur le béton et composent un tourbillon collectif suspendu quelques minutes au-dessus du bruit des klaxons et de la pollution.

“À nous la rue”, “Les femmes dansent les voitures s’arrêtent”, continuent-elles de scander ensemble, galvanisées, sur le chemin vers le bus désormais bondé qui poursuit sa route vers les derniers piquets : Garance, l’ULB et l’occupation des femmes sans papiers à Woluwe.

© Laetitia Bica

“Nous nous sommes mises à crier”

La justice, la vérité
Ce qu’on avait réclamé
Contre cet État policier
Mais vous avez préféré
Plus d’hommes bien lunettés
Bien casqués, bien boucliés,
Bien grenadés, bien solidés
Nous nous sommes mises à crier
À bas l’État policier
“À bas l’État policier”, Dominique Grange, à écouter ici. Ce 8 mars, à Bruxelles, cette chanson a été interprétée par la chorale des Strike Sisters.

Il est bientôt 16 heures et le bus a fini sa tournée. Une petite foule colorée se rejoint devant la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule pour poursuivre en bonne et due forme son enterrement festif – ou son grand feu – du patriarcat.

Selma Benkhelifa, avocate des familles de victimes de violences policières, a été invitée par le Collecti.e.f à expliquer “pourquoi le combat contre les violences policières est féministe”.

“Les féministes doivent se tenir aux cotés des familles des victimes, des mamans, des sœurs et du fils de Sourour. Sourour qui aurait été là parmi nous. Sourour qui n’est pas là aujourd’hui parce qu’elle est morte dans un commissariat bruxellois”, commence-t-elle.

Les féministes doivent aussi lutter contre les violences policières, poursuit-elle, “parce que chaque fois qu’on ose critiquer la police et son fonctionnement, les femmes sont la justification pour se taire sur toutes ces violences. On nous dit “oui, mais vous avez besoin de la police contre le viol, les violences conjugales et les féminicides“. La police n’a pas pu empêcher les 25 féminicides qui ont eu lieu en 2023 [et les déjà 4 cette année, ndlr]. Toutes les féministes ont des exemples de femmes qui ont été victimes de violences sexistes et qui ont été mal reçues dans les commissariats.” “Tant qu’on acceptera d’avoir une police sexiste, raciste et violente, en tant que victimes, nous ne nous sentirons pas en sécurité de nous adresser à eux pour nous défendre”, ponctue-t-elle.

“Chanter sans peur”

Que tiemble el Estado los cielos, las calles (Que l’État, les cieux, les rues tremblent)
Que teman lors jueces y los judiciales (Que les juges et le pouvoir judiciaire tremblent)
Hoy a las mujeres nos quitan la calma (Aujourd’hui, ils nous enlèvent notre calme, à nous les femmes)
Cantamos sin miedo, pedimos justicia (Nous chantons sans peur, nous demandons justice)
Y retiemblen sus centros la tierra. Al sororo rugir del amor (Et que la terre tremble au plus profond d’elle-même. Au rugissement assourdissant de l’amour)
“Canción sin miedo”, Vivir Quintana, à écouter ici.

© Barbara Salomé Felgenhauer

D’autres femmes lui succèdent sur l’estrade pour évoquer les situations et discriminations spécifiques vécues par les femmes avec un handicap. L’une d’elle tient son discours en langue des signes, qui sera traduit ensuite. Un ordre inhabituel, pour ne pas dire inédit. En ce jour, sur cette scène dans le public et par-delà, on veut bousculer les codes et les rapports de domination. Ne plus rester sage. On veut “cramer les normes” pour “ne pas étouffer dans notre vieux monde”, “on veut des rides et des peaux qui se flétrissent”, comme l’exprimera Biche de Ville, poète queer sur la scène.

© Manon Kleynjans

Au tour de la chorale du Comité des Femmes Sans-Papiers – rencontrée plus tôt dans la journée à l’hôtel qu’elles occupent à Woluwe-Saint-Lambert avec leurs enfants depuis le 20 janvier – de prendre place. Avant de chanter, elles en appellent “à la reconnaissance de leurs droits fondamentaux, à l’égalité et à la dignité indépendamment de leurs statuts administratifs ; à l’égalité devant l’accès à l’éducation, à la formation, à l’emploi, à un salaire décent, à un logement salubre, au meilleur état de santé possible et à des services essentiels et à la régularisation de toutes les femmes sans papiers”. “L’unité féminine peut être la force qui transforme les aspirations en actions concrètes”, souligne aussi leur porte-parole. Une affirmation qui sonnerait presque comme un résumé de cette journée de mobilisation.

© Barbara Salomé Felgenhauer

La chorale emmène ensuite la foule baignée dans une lumière rasante vers le départ de la marche, dernier temps fort de cette journée de lutte. Les femmes chantent sans relâche “No Women No Cry / Everything’s gonna be alright”. Comme une prière, pour relier les corps. Une grande respiration. Avant de faire trembler la terre.

Mara Montanaro : “La grève féministe internationale révèle toute la trame de la violence patriarcale”

Théories féministes voyageuses, le dernier essai de la philosophe féministe Mara Montanaro, invite à nous décentrer et à entrer en dialogue avec les féministes d’Amérique du Sud qui mettent le corps et la vie au centre de la lutte. Avec ce livre, Mara Montanaro explore les notions de “corps-territoire”, de “travail de reproduction”, qu’on retrouve au cœur de la grève féministe, un outil révolutionnaire selon elle. C’est à ce sujet que nous l’avons interviewée à l’avant-veille du 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, mais aussi journée de grève féministe internationale, de l’Argentine à l’Italie en passant par l’Espagne et la Belgique.

D.R.

Quelle a été votre première découverte de la grève ?

J’ai découvert la grève par mes engagements professionnels et féministes, engagements entre lesquels je ne fais pas de distinction d’ailleurs. Je préparais un séminaire sur l’histoire et les stratégies de grèves féministes à Paris 8 et j’y ai rencontré de nombreuses étudiantes latino-américaines qui m’ont ouvert aux luttes révolutionnaires qui se déroulaient en Amérique latine. Lors d’un meeting de préparation du 8 mars en 2019, on a invité les femmes grévistes victorieuses de l’hôtel Ibis Batignolles, mais aussi des agentes de nettoyage des gares parisiennes qui ont fait plier le géant de la sous-traitance ONET au bout de 45 jours de grève. L’idée était de construire une narration qui tienne compte de toutes les femmes grévistes et qui raconte ce que cela signifie concrètement des femmes qui entrent en grève. C’est aussi à ce moment-là que je suis entrée en contact avec Verónica Gago, autrice argentine de La Potencia feminista (La puissance féministe, Divergences 2021). J’en ai traduit des extraits pour mes étudiant·es. Et c’est ainsi qu’à sa sortie en français j’ai écrit la postface.

Vous aimez faire voyager les concepts. Alors justement, quels liens pourrions-nous dessiner entre la grève des femmes travailleuses de l’hôtel Ibis et la grève féministe latino-américaine ?

Toutes deux touchent aux conditions matérielles de vie, à la précarité matérielle totale. Faire le lien entre ces grèves, c’est aussi poser ces questions qui m’ont toujours hantée : comment construit-on, à partir de la grève, une coalition internationale de femmes ? Qu’est-ce que ça veut dire être ensemble ? Comment connecter les différentes luttes sans les réduire à un seul dénominateur commun pour construire un mouvement collectif ? Comment lutter ensemble malgré les ravages et dans ce contexte si difficile ?

Qu’est-ce que ça veut dire être ensemble ? Comment connecter les différentes luttes sans les réduire à un seul dénominateur commun pour construire un mouvement collectif ?

Pour “être ensemble”, vous réinterrogez le “nous les femmes”…

Oui, il faut sortir d’un “nous les femmes” figé, bourgeois, hégémonique. Le “nous les femmes” est un devenir, qui part de nos singularités et des conditions matérielles en vue de construire un futur commun. Le “nous les féministes” se construit dans l’action. C’est un sujet imprévu (comme le définit Carla Lonzi, féministe radicale italienne des années 70) qu’il faut penser et panser, qu’il faut construire tout en se guérissant collectivement de tous les conflits et de toutes les blessures.

Que serait le futur commun des femmes ?

Une révolution qui amènerait à la libération et à l’indépendance économique pour toutes les femmes. Pour cela, il s’agit de reconfigurer ce que le travail veut dire et de placer la question de classe au croisement des autres oppressions.

La grève féministe internationale naît à l’intersection des luttes contre les féminicides et contre la trame économique de la violence.

Pourquoi la grève féministe – telle qu’elle a été pensée par le mouvement féministe sud-américain – est-elle selon vous un outil révolutionnaire ?

La grève féministe internationale naît à l’intersection des luttes contre les féminicides et contre la trame économique de la violence. Elle fait tenir ensemble ce qui est le plus important dans le monde : les questions de violences contre les femmes, et celles du travail et de classe. La grève féministe internationale a permis de mettre au jour toute la trame de la violence patriarcale. Quand les femmes sont sorties dans les rues en 2016 pour protester contre les féminicides aux cris de Ni Una Menos (“Pas une de moins”), elles ont politisé la violence en faisant des féminicides le point d’intersection des violences économiques, sexistes, racistes et coloniales.

La grève permet aussi de réinterroger le concept de travail. En mettant le travail reproductif au centre, elle rend visibles toutes les hétérogénéités et la multitude des formes de travail reproductif, migrant, précaire, non salarié, non reconnu et non payé. La grève est révolutionnaire parce qu’elle n’appelle pas à l’inclusion dans la normalité capitaliste. En interrogeant la reproduction, elle réinterroge notre idée de la productivité. Plutôt que de penser la productivité comme l’exploitation par un salaire, la grève nous montre que la forme d’exploitation organisée par le salaire ne fait que rendre invisibles et hiérarchiser les autres formes de l’exploitation.

La grève féministe donne une nouvelle définition de la grève jusqu’alors pensée comme blanche, syndicale et masculine et en montre les limites.

En quoi la grève féministe n’est-elle pas une grève “comme les autres” et est-elle un moteur puissant pour le féminisme aujourd’hui ?

La grève féministe donne une nouvelle définition – par le bas et par la gauche – de la grève jusqu’alors pensée comme blanche, syndicale et masculine et en montre les limites. Elle montre qu’il n’y a pas de production sans reproduction. Elle arrive à faire sauter toute distinction entre grève syndicale et grève politique pour devenir une grève générale parce que féministe, et parce qu’ancrée dans une condition commune qu’est la précarité. Et donc, elle étend son potentiel politique.

La grève nous montre finalement qu’un corps n’est pas seulement un corps exploité, opprimé, v(i)olé, mais qu’il est aussi et surtout un corps résistant.

C’est pour cela que la grève féministe n’est pas juste un événement, mais un processus autour duquel on se réunit, on s’assemble pour construire du commun, où l’on sort de la silenciation pour devenir des sujets politiques. La grève est un processus de redéfinition des concepts de travail, d’interruption de la temporalité patriarcale, de réinvention de la vie et, pour citer Silvia Federici, de “réenchantement du monde”.

Pour vous, la grève est un moment “puissant” et joyeux…

Elle l’est, car tout ce qui compte s’incarne dans des corps, parce que l’écriture (écrire sur la grève, par exemple) m’importe tant qu’elle est militante et engagée. Dans la grève, tu vois des corps dissidents, des corps précaires, nos corps, obstinément résistants, qui deviennent des corps-territoires, un corps collectif qui s’étend, envahissant les rues par notre présence. Il y a une connexion entre la joie militante et la puissance féministe (pour reprendre le titre de Verónica Gago, fondamental pour moi) que le monde patriarcal et capitaliste redoute. Cette connexion que je retrouve dans la grève nous montre finalement qu’un corps n’est pas seulement un corps exploité, opprimé, v(i)olé, mais qu’il est aussi et surtout un corps résistant, qui peut être irrigué par cette puissance joyeuse et elle est joyeuse car collective.

Gouvernements : quel bilan pour les droits des femmes ?

Depuis les élections de 2019, nous avons été marquées par une succession de chocs. Or on le sait : en temps de crise, ce qui semblait auparavant impossible peut devenir une réalité. En mieux… ou en pire ? Pour les femmes, en tous les cas, les gouvernements aux niveaux fédéral, régional et communautaire ont permis quelques avancées, qui ne doivent pas masquer la quantité d’espoirs douchés.

© Marion Sellenet

Depuis les élections du 26 mai 2019, notre société a été : ravagée par la pandémie mondiale de Covid-19 (février 2020), confrontée à de dramatiques inondations en Wallonie (juillet 2021) et à des canicules (été 2022) ainsi qu’à une guerre, encore en cours, sur le sol européen, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie (février 2022), ce qui a entraîné notamment l’explosion des tarifs du gaz et de l’énergie et la précarisation accélérée d’une partie de la population déjà en grande difficulté. Voilà pour le tableau, rapidement brossé.

Il y en a bien sûr eu d’autres, des crises, parfois plus structurelles et tout aussi ravageuses : pensons à l’épidémie des violences de genre (127 féminicides directs entre 2019 et 2023 recensés par la plateforme Stop Féminicide, ainsi que 3 féminicides indirects et 26 enfants assassiné·es dans un contexte de violences conjugales). Évoquons aussi le manque délibéré de places dans les centres d’accueil des toujours plus nombreux/euses exilé·es et la non-exécution de multiples décisions de Justice les concernant. Et les crises ayant heurté une série de secteurs essentiels – éducation, Justice, aide à la jeunesse, santé, biodiversité, etc. Impossible, dans une lecture féministe, de penser ces chocs en dehors du système néo-libéral global qui contribue à les produire, puis qui oblige les citoyen·nes (à travers les impôts, les taxes et les choix politiques et budgétaires) à réparer la société et payer la facture. De ces crises, qu’ont fait nos gouvernements ?

Avancées nuancées

En chinois, le mot “crise” est composé de deux idéogrammes : “danger” et “opportunité”. Les réactions aux crises sont en effet souvent l’occasion de tester de nouveaux concepts. Le concept “femme au pouvoir”, par exemple. Au fédéral, la Belgique a pour la première fois été dirigée par une Première ministre, Sophie Wilmès (MR), entre octobre 2019 et octobre 2020, à la tête de deux gouvernements de crise en affaires courantes – crise politique, puis sanitaire. Elle a été remplacée le 1er octobre 2020, seize mois après les élections, par le libéral Alexander De Croo et sa “Vivaldi” de sept partis : socialistes, libérales/aux et écologistes des deux communautés, et chrétien·nes-démocrates flamand·es. Dans le cas des ministres-présidents des gouvernements régionaux, mis en place, certes, avant le Covid, on peut plus difficilement dire que Rudi Vervoort (PS, Bruxelles) ou Elio Di Rupo (PS, Wallonie) représentent des nouveaux concepts ; c’est pour tous les deux le troisième gouvernement régional… Notons cependant que c’était la première fois, côté francophone et fédéral, que les ministres et secrétaires d’État avec la compétence droits des femmes se disaient toutes ouvertement féministes : Nawal Ben Hamou (PS) à la Région bruxelloise, Christie Morreale (PS) à la Région wallonne, Bénédicte Linard (Ecolo) pour la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) et Sarah Schlitz, remplacée en mai 2023 par Marie-Colline Leroy (Ecolo) au fédéral. De quoi, d’ailleurs, sous l’impulsion des trois premières, favoriser la création d’une Conférence interministérielle (CIM) “Droits des femmes” lorsque le gouvernement Wilmès était en affaires courantes.

Les réactions aux crises sont en effet souvent l’occasion de tester de nouveaux concepts. Le concept “femme au pouvoir”, par exemple.

La CIM réunit une douzaine de ministres de tous les niveaux de pouvoir du pays et des expert·es invité·es. Elle est destinée à favoriser la cohérence des politiques d’égalité femmes/hommes à l’intersection de leurs compétences – un défi dans notre complexe paysage institutionnel – mais aussi l’initiative conjointe de ses membres. A-t-elle rempli sa mission ? En termes d’articulation, en particulier pour la mise en œuvre de certains chantiers (violences de genre, familles monoparentales…), oui. Mais on venait de loin. Elle a aussi pu constituer une caisse de résonance pour des actions menées à certains niveaux de pouvoir. Mais en termes d’initiatives propres, on pouvait s’y attendre, nettement moins. Il est même arrivé que des sujets pourtant cruciaux pour les droits des femmes (comme la réforme du Code pénal en matière sexuelle, on y reviendra) n’y atterrissent pas – trop liés à une seule compétence, ou pour cause de timing politique.

De nombreuses associations féministes saluent avoir été, pour la première fois, largement consultées sur les matières les concernant – en particulier les violences de genre.

Enfin, de nombreuses associations féministes saluent avoir été, pour la première fois, largement consultées sur les matières les concernant – en particulier les violences de genre. Ont-elles été davantage soutenues financièrement, dans un secteur constitué principalement de travailleuses et de bénévoles dévouées… et donc d’autant plus sujettes à l’épuisement et au burn-out ? Un dispositif, porté par le secrétariat d’État fédéral, est en train de se mettre en place : des subsides structurels de 5 ans pour des coalitions thématiques, de 90.000 euros annuels, à répartir entre les associations coalisées. Dispositif proche côté FWB. Vital pour certaines, largement insuffisant pour d’autres. Maria Miguel Sierra, dont l’association La Voix des Femmes est pour l’instant subsidiée dans le cadre de la coalition “Mariages forcés et Violences liées à l’honneur” de la FWB, est nuancée : “C’est une bonne chose, ça permet de travailler en collectif sur un plaidoyer commun. Mais, de nouveau, c’est parce que nous sommes des associations qui faisons déjà le travail qu’on peut se rassembler. Et le budget est insuffisant, dans un système qui nous met un peu en concurrence les unes contre les autres.” À Bruxelles, les projets des associations actives dans l’égalité des chances peuvent désormais bénéficier d’un subside de trois ans (“sous réserve des subsides disponibles”). Quant au secteur de l’éducation permanente, qui soutient l’action de nombreuses associations féministes1 (du ressort de Bénédicte Linard), le gouvernement de la FWB ne le finance qu’à hauteur de 91 %, un déficit structurel très difficile à combler.

© Marion Sellenet

Les violences, c’est planifié

Fin 2019, Bénédicte Linard disait à axelle : “Je pense qu’on est dans un momentum post-#MeToo : le monde est prêt à l’action.” Nos gouvernements se sont-ils mis au diapason du monde ? En tous les cas, ils l’ont planifié. À Bruxelles, Nawal Ben Hamou a développé un premier plan régional de lutte contre les violences faites aux femmes, recouvrant l’ensemble des compétences du gouvernement. Il a fait l’objet à mi-parcours d’un rapport d’évaluation du Conseil bruxellois pour l’Égalité entre les Femmes et les Hommes (CEFH), qui a salué les efforts de coordination et invité à aller plus loin (formation, attention envers les femmes les plus précarisées, etc.). En Région wallonne, en FWB et à la COCOF, un “plan intra-francophone 2020-2024” reprend des mesures prévues par le “plan Droits des Femmes” de la FWB et des mesures spécifiques. En somme, avec l’ambitieux plan d’action national (PAN) 2021-2025 qui a suivi, consolidant 201 mesures relevant de l’État fédéral, mais aussi des Communautés et des Régions, les gouvernements ont respecté l’impératif de planification de la Convention d’Istanbul. Le PAN, charpenté autour de la Convention et adoptant une approche intersectionnelle, engage même le prochain gouvernement fédéral. C’est ce travail titanesque de tricotage et d’engagement de niveaux et de compétences – pas toutes franchement alliées, n’ayant pas toutes la même grille de lecture féministe – qui est à souligner, presque autant que les mesures attendues en effet exécutées, ou en voie de l’être…

Il ne suffit pas de faire des formations. Les contenus doivent être adéquats, la vision des violences portée par la Convention d’Istanbul doit être partagée, etc.

Citons par exemple, pour le régional et communautaire, l’augmentation des places d’accueil et de logements d’urgence, des points relais en pharmacie pour orienter discrètement les victimes ou encore le renforcement de la ligne “Écoute Violences conjugales” (0800 30 030). Maria Miguel Sierra, dont l’association est membre de la plateforme de la société civile se réunissant mensuellement pour évaluer la progression du PAN, souligne les progrès et pointe le besoin d’un cadre de référence commun. Prenons les exigences de formation des professionnel·les : “Il y a des avancées… mais aussi des questions sur leurs contenus et sur leur pérennité, notamment pour les magistrat·es ou les policier·ères. Car il y a des réalités très différentes entre les zones de police et entre les commissariats. Il ne suffit pas de faire des formations. Les contenus doivent être adéquats, la vision des violences portée par la Convention d’Istanbul doit être partagée, etc.” Elle analyse aussi “une multiplicité de mesures” sur laquelle il y a encore “peu de recul. Par ailleurs, même si les moyens ont augmenté, ils restent nettement insuffisants. Et puis est-ce que ces engagements pourront tenir dans la durée ?”

Au fédéral, deux avancées majeures. La loi-cadre Stop Féminicide, sur les féminicides et les violences qui les précèdent, avec son large dispositif – amplement documenté dans axelle. Et le développement du modèle des Centres de Prise en charge des Violences Sexuelles (CPVS), 10, bientôt 13, sur l’ensemble du territoire. Ces centres font l’objet d’un avant-projet de loi, approuvé en première lecture fin décembre 2023, destiné à encadrer et assurer la pérennité de leur structuration et de leur financement. Maria Miguel Sierra souligne : “Malgré l’augmentation du nombre des CPVS, ce qui nous est revenu de celui de Bruxelles, c’est que les moyens ne sont pas suffisants, car les demandes sont très importantes. Ils doivent réorienter certaines personnes et ne savent pas toujours où renvoyer les victimes souffrant aussi d’autres problèmes sociaux, liés à la précarité sociale par exemple. Et le secteur de la santé mentale va très mal, on manque de professionnel·les dans les soins psychiatriques.” Difficile d’avancer beaucoup plus vite que les autres secteurs.

Espoirs douchés ?

Certain·es le présentent comme une victoire majeure, d’autres sont plus réservé·es : c’est la réforme de 2022 du Code pénal en matière sexuelle, sous l’impulsion du ministre de la Justice d’alors, Vincent Van Quickenborne (Open Vld) et de la secrétaire d’État Sarah Schlitz. Elle avait plusieurs volets. L’intégration de la notion de “consentement”, d’abord, permet de considérer désormais que l’accord à une relation sexuelle doit être explicite et peut être retiré à tout moment. Mais comme souligné par la juriste Françoise Tulkens pour axelle, on aurait pu aller bien plus loin et considérer que dans la mesure où les femmes sont structurellement dominées par les hommes, il existe une “présomption de non-consentement” qui pourrait permettre le renversement de la charge de la preuve dans les cas de violences sexuelles. De façon plus large, le focus pénal et sociétal sur le “consentement”, appuie la féministe américaine Catharine MacKinnon (Le Viol redéfini, Climats 2023), renforcerait les inégalités structurelles entre les hommes – ceux qui imposent – et les femmes – celles qui “consentent”, consentement que l’on s’acharne à prouver plutôt que de lutter contre toutes les inégalités.

Le sous-financement du secteur judiciaire, d’une façon générale et à tous les niveaux de pouvoir, continue à nuire gravement aux droits des femmes.

Autre point de la réforme, l’inceste est désormais une infraction distincte et aggravée. Mais la mise en place de réponses adaptées pour les très nombreuses victimes est toujours une urgence. Une commission parlementaire à ce sujet terminera ses travaux en mars : quelles seront ses conclusions, qu’en fera le prochain gouvernement ? Dernier volet de la réforme et non des moindres : la décriminalisation de l’exploitation de la prostitution… tant que les profits ne sont pas “anormaux”. Un dossier loin de faire l’unanimité, qui ne figurait pas dans l’accord de gouvernement. Aurait-il fait l’objet d’une tractation politique ?

Le sous-financement du secteur judiciaire, d’une façon générale et à tous les niveaux de pouvoir (comme le secteur de l’aide à la jeunesse), continue à nuire gravement aux droits des femmes : on repense notamment aux mesures d’interdiction temporaire de résidence en pause au sein du parquet de Bruxelles (avril 2023) à cause de la surcharge du tribunal de la famille – l’État belge a même été condamné en décembre dernier à cause de l’arriéré judiciaire de ce tribunal et de la cour d’appel. Bref : des pas en avant, certainement, mais aussi… un pas sur le côté, et les femmes piétinent toujours devant la Justice.

Un gouvernement “orienté à droite”

“Côté socioéconomique, au fédéral, on est dans un gouvernement qui reste orienté à droite”, rappelle Soizic Dubot, coordinatrice à Vie Féminine. Un gouvernement “féministe libéral” sous la houlette d’un Premier ministre ayant publié un essai intitulé Le siècle de la femme (Luc Pire 2018), mais qui n’a mené aucune politique durable pour renforcer l’autonomie économique des reines du siècle – tout en prétendant vouloir mettre tout le monde au travail. On a plutôt vu des coups de communication. La “semaine de 4 jours”, par exemple, est en fait un aménagement et non une réduction du temps de travail – alors que dans le même temps, les congés dits de “conciliation” vie privée/vie professionnelle ont été réduits et que le congé de coparentalité (père ou coparent) n’a grimpé qu’à 20 jours, sans obligation…

On attend encore une réforme des pensions dans une visée d’égalité.

La réforme des pensions et son volet “égalité femmes/hommes” a aussi fait l’objet de déclarations de la ministre Karine Lalieux (PS), mais pas d’une réalité à la hauteur des inégalités. Les femmes perçoivent une pension en moyenne 26 % inférieure à celle des hommes, pointe une récente étude de l’IEFH. “On attend encore une réforme des pensions dans une visée d’égalité”, conclut Soizic Dubot. Quant à la récente augmentation de 2 % de la pension minimum (qui concerne une majorité de femmes), elle peine à compenser la hausse du coût de la vie et l’inflation depuis 2020.

Le prix du logement reste affolant. Des femmes ne peuvent pas quitter leur époux violent. D’une manière générale, on voit de plus en plus cette paupérisation sur le terrain.

Du positif à pointer ? Soizic Dubot cite la Garantie de revenus aux personnes âgées (GRAPA), 65 % de femmes parmi les bénéficiaires : la réforme précédente a été contrecarrée, mais la liberté de circuler des allocataires est toujours limitée et contrôlée (limitation des séjours à l’étranger à 29 jours consécutifs par an). Quelques mesures régionales peuvent être aussi soulignées : en Wallonie, les entreprises de titres-services doivent désormais permettre aux travailleuses (98 % de femmes dans le secteur) de prester au moins 19 heures par semaine, de recevoir au moins 9 heures annuelles de formation et d’être accompagnées par leur entreprise avant toute première prestation. À Bruxelles, il est désormais interdit d’expulser un·e locataire entre le 1er novembre et le 15 mars, y compris dans le privé (la Wallonie impose le même moratoire, mais uniquement pour les logements sociaux). Mais, dénonce Maria Miguel Sierra, “le prix du logement reste affolant. Des femmes ne peuvent pas quitter leur époux violent. D’une manière générale, on voit de plus en plus cette paupérisation sur le terrain. Avec évidemment des tensions qui croissent dans les familles, des enfants qui sont eux aussi victimes des violences, à commencer par la violence que représente la pauvreté. C’est alarmant.”

On y a cru…

Le Covid a mis en lumière le rôle vital du soin aux autres. Et ce sont les travailleurs/euses de la santé et les femmes qui ont porté notre société à bout de bras. Pourtant, le plan de relance belge financé par les citoyen·nes de l’UE (pour 4,5 milliards d’euros tout de même) donne une large part à la transition numérique : déploiement de la 5G et de la fibre optique, transformation numérique des services administratifs aux citoyen·nes et aux entreprises, de la Justice et du système des soins de santé… Et l’ordonnance “Bruxelles numérique”, adoptée en janvier par le Parlement bruxellois pour favoriser la numérisation des administrations, ne garantit en rien le maintien des guichets physiques. Bien loin, voire à l’opposé, des priorités pointées par les organisations de terrain et féministes.

Et pourtant, on y a cru. À l’extension du tarif social pour l’énergie aux bénéficiaires du statut BIM (intervention majorée de la mutuelle). À la limitation de l’indexation des loyers des logements les plus énergivores à Bruxelles. Aux compléments de chômage pour des travailleuses en titres-services, à Bruxelles encore. Au final, ces mesures, qui auraient pu être maintenues et étendues, puisqu’elles mettaient le doigt sur une précarité préexistante, ont ressemblé à la prime ponctuelle accordée à certaines fonctions du secteur de la santé à la sortie du Covid : une petite tape dans le dos, et on repart comme avant.

On n’y croit plus

Avec l’accueil organisé des réfugié·es ukrainien·nes, on a vu que l’État belge pouvait activement s’impliquer, ouvrir des places d’accueil, organiser une prise en charge étendue et adaptée… bref, prendre ses responsabilités. Mais il semble que cette situation soit restée, elle aussi, une opportunité sans lendemain pour les demandeurs/euses d’asile non ukrainien·nes. Fedasil, l’agence fédérale organisant l’accueil des demandeurs/euses d’asile, sous la tutelle de Sammy Mahdi puis de Nicole de Moor (CD&V), et l’État belge, ont d’ailleurs été condamnés à de nombreuses reprises pour leur gestion inhumaine.

Et pour les femmes sans papiers, la situation n’a fait que s’aggraver.

Et pour les femmes sans papiers, la situation n’a fait que s’aggraver. Un espoir avait germé lorsque plusieurs partis du gouvernement bruxellois (Ecolo, PS, Vooruit, Groen) s’étaient engagés à soutenir l’idée de l’élargissement de l’accès au “permis unique”, ce qui aurait permis à des travailleurs/euses sans papiers, comme les femmes de la Ligue des travailleuses domestiques, d’enfin accéder au travail légal. “C’était l’occasion pour ce gouvernement d’oser défendre les droits de milliers de Bruxellois·es sans papiers, déplore Céline Caudron, secrétaire fédérale du MOC Bruxelles, mais il ne l’a pas fait, en se défaussant sur le fédéral qui bloque toujours sur la mise en place de critères clairs et permanents de régularisation. L’accès au travail légal n’aurait été qu’un petit pas en avant en l’absence d’une réelle régularisation, mais ça aurait permis aux premiers et premières concernées de se protéger de l’exploitation et des violences qu’iels connaissent aujourd’hui. C’est une énorme déception.”

L’accès au travail légal n’aurait été qu’un petit pas en avant en l’absence d’une réelle régularisation, mais ça aurait permis aux premiers et premières concernées de se protéger de l’exploitation et des violences qu’iels connaissent aujourd’hui.

De son côté, Maria Miguel Sierra le constate : “La Convention d’Istanbul a une clause anti-discrimination très importante selon laquelle toutes les dispositions de la Convention doivent s’appliquer, que les femmes aient un titre de séjour ou non. TOUTES les femmes doivent pouvoir en bénéficier. Pourtant, les femmes sans titre de séjour n’ont droit à rien, à part à l’aide médicale urgente et au Samusocial. De plus en plus sont sans abri, avec les dangers que cela représente. Il y a également encore beaucoup de discriminations : logement, emploi, reconnaissance des diplômes. Nous sommes le pays où le taux d’emploi des femmes migrantes est le plus bas d’Europe !”

Les discriminations évoquées par Maria Miguel Sierra auraient pu faire l’objet d’une action volontariste dans le cadre du plan d’action national contre le racisme porté par la coalition d’associations NAPAR… mais qui n’a toujours pas abouti. Le fédéral n’a pu, en 2022, qu’approuver des mesures “fédérales” destinées à être intégrées dans ce futur plan d’action national. Le gouvernement bruxellois a avancé de son côté avec l’adoption de son plan de lutte contre le racisme 2023-2026, idem pour la Région wallonne et pour la FWB. Chacun·e de son côté…

Nous sommes le pays où le taux d’emploi des femmes migrantes est le plus bas d’Europe !

En conclusion, il reste à pointer que ce bilan, non exhaustif, était peut-être, pour axelle, le dernier ainsi dressé. Puisque le gouvernement fédéral a décidé d’arrêter le soutien à bpost pour la distribution de la presse périodique, et de faire jouer la concurrence. Malgré les mines réjouies de l’ensemble des partis sur ce dossier, présenté unanimement comme un succès. Ce qui contraste étrangement avec les analyses des premiers concernés que sont les titres de presse comme le nôtre et ceux qui composent le collectif Kiosque. Nous entrons donc dans une zone de flou… Et dire que c’était un gouvernement “progressiste”.

 

  1. Notamment : Arab Women’s Solidarity Association, le Collectif des Femmes, le Collectif contre les Violences Familiales et l’Exclusion, le Centre de Prévention des Violences Conjugales et Familiales, le Monde selon les femmes, Soralia, Solidarité Femmes et refuge pour femmes victimes de violences, l’Université des Femmes, Vie Féminine, Voix de Femmes, La Voix des Femmes, etc. Le magazine axelle bénéficie, au sein de Vie Féminine, d’un financement dans ce cadre.

Pourquoi une nouvelle grève féministe ce 8 mars ?

Comme chaque année depuis 2019, le Collecti.e.f 8 maars organise une grève féministe pour la Journée internationale de lutte pour les droits des femmes. axelle a rencontré Justine Begerem, l’une des responsables nationales du collectif.

D.R.

Quel est le rôle joué par les syndicats dans la grève féministe cette année ?

“Cela fait déjà quelques années que l’appel à la grève féministe est soutenu par une coalition d’associations féministes et de syndicats francophones et néerlandophones. Cette année, les syndicats sont réunis en front commun. Un préavis de grève a été lancé, il est possible de contacter ses responsables syndicaux à ce sujet. Le 8 mars devient une date importante dans l’agenda syndical.

Justine Begerem. D.R.

Les syndicats sont des partenaires fondamentaux pour nous : il s’agit de protéger les femmes qui font grève pour leurs droits, notamment sur leur lieu de travail. On sait aussi que le travail mené autour du 8 mars peut inciter les syndicats à défendre les droits des femmes à d’autres moments de l’année. Et puis 2024, c’est l’année des élections sociales : dans ce contexte, les droits des femmes représentent un enjeu porté dans les syndicats en ce moment, on s’en réjouit. Avec le Collecti.e.f 8 maars, ils travaillent main dans la main avec des associations féministes qui ont parfois un demi-siècle ! Des actions communes seront d’ailleurs menées, surtout au niveau local. Les associations féministes connaissent bien les tenants et les aboutissants d’une telle mobilisation, il faut valoriser cette expertise.”

Pourquoi utiliser l’outil de la grève ?

“Il s’agit d’un appel international à la grève des femmes que notre collectif rejoint pour la Belgique. On peut faire grève dans différents domaines de nos vies : sur notre lieu de travail, dans les tâches ménagères, on peut faire une grève de la consommation et ne pas faire de courses ce jour-là, faire grève de la charge mentale, ou encore dans le travail scolaire ou étudiant. Notre slogan est toujours : “Quand les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête !” On souhaite visibiliser l’importance du travail féminin pour notre société. Cela a été mis en exergue durant la crise du coronavirus et les longs mois de confinement. Pourtant, ce travail ne reçoit pas le même salaire, la même visibilité et le même respect que d’autres types d’activités.”

Quelles sont vos principales revendications pour 2024 ?

“La première revendication concerne l’importance d’un réinvestissement majeur dans les services publics, par exemple les crèches et les garderies. C’est un secteur qui souffre de coupes budgétaires, alors que les femmes qui travaillent ont besoin de ces services. On demande aussi de relever le salaire minimum. Les prix ont beaucoup augmenté ces derniers temps et les problèmes économiques touchent fortement les femmes. Diminuer le risque de pauvreté des femmes, c’est leur éviter d’autres risques comme celui de subir certaines violences… Nous sommes solidaires de la situation des femmes partout dans le monde, et aussi entre nous en Belgique : ce n’est pas une action flamande ou wallonne, on veut changer le monde et on le fait toutes ensemble ! On appelle aussi tout le monde à aller voter cette année pour une société plus égalitaire. L’avancée de l’extrême droite est dangereuse pour les droits des femmes et des personnes LGBTQIA+.”

Le privilège du vote : “Vous devez être la voix des sans-voix”

En juin prochain, nous élirons des représentant·es auprès de l’Union européenne. Ces élections impacteront les vies de 448 millions de personnes, dont plus de 228 millions de femmes. En Belgique, ce scrutin est particulier : nous voterons aussi pour le fédéral et les Régions. En octobre enfin, les citoyen·nes seront appelé·es à voter pour les élections communales et provinciales. Tous·tes les citoyen·nes ? Pas tout à fait. Les personnes sans papiers, par exemple – plus de 112.000, d’après les estimations de la VUB –, n’ont pas le droit de voter. Deux d’entre elles, Sarah et Fathiya, défenseuses de la démocratie, font entendre leur voix autrement.

© Marion Sellenet

Les résident·es non belges n’ont pas le droit de voter aux élections fédérales et régionales, mais les membres de l’UE peuvent voter aux européennes et aux communales. Quant aux personnes ayant la nationalité d’un pays hors de l’UE, elles peuvent, sous certaines conditions (plus de 5 ans de résidence, notamment), voter aux communales. Autre condition : il faut avoir un titre de séjour valable et être inscrit·e aux “registres de la population ou des étrangers”. Cela exclut donc les personnes sans papiers.

Parmi elles, Sarah et Fathiya. Installées en Belgique depuis de nombreuses années, elles aimeraient pouvoir voter, “pour faire entendre la voix des sans-voix”. Au lendemain du nouvel an, c’est à la maison Yoo Fan, lieu d’accueil liégeois pour femmes migrantes et sans papiers, qu’elles me reçoivent. Ce lieu est, disent-elles, un cocon dans lequel elles peuvent échanger, s’écouter et se sentir respectées. Je n’ai pas le temps d’enlever mes chaussures que le thé est déjà servi. Nous nous installons toutes trois dans le salon. J’allume mon enregistreur et Sarah commence son récit.

L’histoire de Sarah

Sarah est tunisienne. À 47 ans, cela fait déjà 15 ans qu’elle est en Belgique. Rien ne la destinait à cette vie “d’invisible”, m’explique-t-elle. Née aux Pays-Bas dans les années 70 après que son père a fui la Tunisie, elle a grandi dans la culture néerlandaise. “J’ai toujours été rebelle, j’ai toujours voulu faire comme les garçons. J’avais été rendre visite à un cousin en Allemagne, il terminait ses études d’ingénieur informatique, je voulais faire comme lui.” Mais lorsqu’elle atteint ses sept ans, son père décide de la renvoyer seule en Tunisie, chez sa grand-mère. Loin de ses frères, de sa mère et de son environnement familier, Sarah vit un premier choc dans cette partie de sa famille qu’elle découvre conservatrice. “J’étais une fille, je devais apprendre à être une bonne épouse, apprendre l’arabe, apprendre à être soumise aux hommes. Ça n’allait pas du tout.” Après plusieurs années, le reste de sa famille vient la rejoindre. “À 18 ans, mon père a voulu me forcer à épouser un homme de 43 ans, hyper-religieux. J’ai refusé. J’ai commencé à travailler dans l’industrie de la mode. J’étais douée.” Mais en 2008, sa vie bascule à nouveau : “J’ai appris que j’aurais pu demander, dès mes 18 ans, la nationalité néerlandaise. J’étais née sur ce sol, j’étais néerlandaise. Mais cela faisait 13 ans que le papier officiel avait été envoyé à la maison : mon père l’avait intercepté et caché. Quand je l’ai appris, j’ai explosé”, confie Sarah.