Des policières en civil contre le harcèlement sexiste : un dispositif efficace ?

Pour lutter contre le harcèlement de rue, un nouveau dispositif policier a été créé en Belgique. Décryptage des risques de ce procédé avec l’association Vie Féminine.

CC Isabela Kronemberger/Unsplash

Ces derniers mois, un nouveau dispositif a vu le jour à Liège : des policières habillées en civil se sont promenées dans l’espace public pour permettre de verbaliser les auteurs d’agressions sexistes. Un peu plus d’une trentaine de personnes ont depuis été interpellées et ce procédé fait des émules, par exemple dans les villes de Mons ou de Namur.

Au cœur de ce dispositif se trouve la loi de 2014 contre le sexisme dans l’espace public. Pour rappel, la loi punit d’une peine d’emprisonnement d’un mois à un an et/ou d’une amende de 50 à 1.000 euros l’auteur·e de tout geste ou comportement qui a pour but d’exprimer un mépris à une personne en raison de son sexe, que ce soit dans la rue, au travail, et dans d’autres lieux publics.

Alors que 98 % des femmes déclarent avoir déjà subi une agression sexiste dans l’espace public, cette loi semble difficilement applicable en l’état, notamment parce qu’elle reste trop peu connue et que la charge de la preuve de l’agression repose sur la victime, qui doit filmer les faits à ses risques et périls ou convaincre des témoins de l’accompagner au commissariat pour porter plainte.

L’association Vie Féminine a réagi à ce nouveau dispositif par voie de communiqué. Nous avons interrogé à ce sujet Laetitia Genin, coordinatrice nationale au sein de Vie Féminine.

Quelle est votre position sur ce nouveau dispositif policier ?

Pour nous, il y a plusieurs risques. D’abord, il s’agit uniquement de miser sur le répressif, c’est-à-dire quand le fait a déjà eu lieu, puisque l’idée derrière ce procédé est celui du flagrant délit. Dans la manière dont le dispositif est pensé également, les policières sont amenées à vivre des situations désagréables, voire violentes. C’est le principe de la femme-appât. Cela pose la question de la manière dont sont considérées les policières car elles servent d’appât et ce sont leurs collègues masculins qui marchent à une certaine distance derrière elles qui verbalisent. Il y a une distribution des tâches en fonction du genre.

Dans la manière dont le dispositif est pensé, les policières sont amenées à vivre des situations désagréables, voire violentes.

Enfin, il ne faudrait pas utiliser cette manière de faire à des fins de discriminations raciales ou sociales, en se rendant plus dans certains quartiers par exemple. Il ne faudrait pas utiliser la loi de 2014 de manière stigmatisante, ce qui de toute façon ne refléterait pas la réalité du sexisme, qui est un système de domination des hommes sur les femmes, et non de certains hommes dans certains quartiers seulement. C’est une réalité quotidienne pour les femmes, et partout.
Or, malgré ces risques, nous voyons que le dispositif est médiatisé de manière positive, qu’il y a des projets pour faire pareil dans d’autres villes et qu’il a même reçu deux prix ! Il nous faut donc réagir et interpeller sur ces risques mais aussi sur le caractère insuffisant de la répression.

CC Markus Spiske/Unsplash

Vie Féminine a publié des témoignages de femmes qui parlent du traitement par la police des affaires de harcèlement sexiste dans l’espace public. Ces témoignages montrent que les femmes sont fréquemment remises en question ou que parfois les policiers et policières ne connaissent pas la loi. À les lire, la loi semble difficilement applicable en l’état. Qu’en pensez-vous ?

Oui, plusieurs associations féministes ont interpellé sur le caractère non opérationnel de cette loi, qu’elle n’est pas facilement applicable. On sent désormais une volonté politique de faire appliquer cette loi ; ce qui nous dérange, c’est avec quels moyens. Ces nouveaux dispositifs répressifs ne vont pas faire baisser radicalement les violences sexistes dans les rues. On sait que les policiers en profitent pour faire des rappels à la loi ou discuter avec l’homme interpellé pour essayer de le sensibiliser, ils ne distribuent pas uniquement des amendes. Mais c’est parfois fait maladroitement. Il y a un cas où un policier répond à un jeune garçon pris en flagrant délit de harcèlement sexiste : “Si j’avais dragué ma femme comme cela, je ne serais pas marié”. Dans les mots du policier, il y a confusion entre la drague et le harcèlement, qui est une violence. Il y a un manque de formation des policiers pour pouvoir faire ce travail de sensibilisation sur le terrain. Le dispositif risque de rater son objectif.

Ces nouveaux dispositifs répressifs ne vont pas faire baisser radicalement les violences sexistes dans les rues.

Vie Féminine a pourtant demandé l’adoption de cette loi, non ?

On la réclamait et on n’a pas changé d’avis. On a été enthousiastes après son adoption et nous continuons de dire que la loi doit exister. Elle doit répondre à ses manquements mais il s’agit d’un signal fort que ces violences ne sont plus acceptables dans notre société. Le sexisme est puni par une loi, et même si la définition du sexisme dans la loi laisse à désirer selon nous, le terme apparaît et c’est important. Il manque cependant à cette loi la partie sur la prévention des actes sexistes et la partie sur la protection des victimes, à côté de la répression des auteurs. Il faudrait aussi accompagner cette loi de moyens de communication suffisants pour qu’elle soit connue du grand public mais aussi pour que les personnes qui vont devoir l’utiliser, comme les policiers et les policières, soient formé·es à ce que cette loi raconte pour ne plus confondre de la drague avec une agression sexiste.

Il manque à cette loi la partie sur la prévention des actes sexistes et la partie sur la protection des victimes.

Qu’est-ce que vous répondriez à une femme qui se réjouit de ce nouveau dispositif ?

Que nous non plus, on ne le rejette pas complètement. Cela bouge, cela fait l’objet de discussions, on essaie des choses et c’est très bien. Mais nous ne pouvons pas éviter de porter un regard critique sur les risques de ce dispositif. Je comprends très bien sur quoi se baserait un enthousiasme par rapport à cette annonce : sur le sentiment d’insécurité, sur le fait que les femmes en ont marre de vivre des agressions sexistes dans l’espace public. Les femmes n’investissent pas les rues sereinement. On peut donc se dire que cela va aider, mais avec une lecture critique, on se rend compte que ce n’est pas vraiment le cas. Pour être efficace, il faut vraiment articuler et coordonner les trois champs d’action : le préventif, la protection des victimes et le répressif.

Pourquoi cela n’est-il pas fait ?

Cela rejoint une certaine orientation de la société et notamment la manière dont la vie politique belge est organisée. Les mandats politiques sont courts, il faut du résultat et ce qui va en donner le plus rapidement, c’est parfois la répression. On peut communiquer sur le nombre de PV dressés, etc. C’est beaucoup plus rapide que les effets de la prévention, de la sensibilisation, qui se passent plutôt sur le long terme.

« Du pain, des papiers et des roses », le manifeste du 8 mars des femmes sans papiers

Pour le 8 mars, des femmes sans papiers de tous horizons, des femmes de l’occupation de la VUB et de la Ligue des Travailleuses domestiques (CSC-Bruxelles) se sont retrouvées pour rédiger un manifeste, leur manifeste de la Journée internationale des droits des femmes. Elles ont pensé leur texte à partir de Bread and Roses, un slogan prononcé pour la première fois par Helen Todd, une suffragette américaine au début du 20e siècle et régulièrement repris par les féministes pour exiger de meilleurs salaires, mais aussi le droit de vivre dignement. Le 8 mars, également jour de grève féministe pour la 3e année en Belgique, elles l’ont lu devant la foule rassemblée gare Centrale.

Le 8 mars 2021 à Bruxelles, des femmes sans papiers de tous horizons ont lu un manifeste commun © Manon Legrand

Écoutez leur manifeste en cliquant sur la vidéo ci-dessous ou lisez les paroles retranscrites plus bas >>>

Nous les femmes sans papiers,

Nous gardons et élevons les enfants

Nous nous occupons des personnes malades

Nous prenons soin

Nous nettoyons

Nous ne faisons pas que tenir votre ménage, nous veillons aussi au bien-être des foyers où nous travaillons

Nous nous engageons

Nous avançons

Si nous nous arrêtons, ce n’est pas seulement la Belgique qui s’arrête,

Si nous nous arrêtons de travailler et d’envoyer de l’argent à nos familles, c’est aussi l’économie de nos pays qui s’écroule

C’est pourquoi ce 8 mars, nous chantons, nous crions

Du pain, des papiers et des roses !

Pour… sortir de la condition d’objet dans laquelle on nous enferme et être considérées comme humaines

Pour… apprendre, suivre une formation, exercer sa profession d’architecte, d’esthéticienne ou de poète

Pour… pouvoir déposer une plainte en cas de violences ou d’abus

Pour… avoir le droit d’ouvrir un compte en banque

Pour… garantir notre avenir et celui de nos enfants

Pour… marcher sans crainte et circuler librement

Pour exister !

C’est pourquoi ce 8 mars, nous chantons, nous crions

Du pain, des papiers et des roses !

Un salaire juste et de la considération

Un travail et de la reconnaissance

Un logement et des projets

Une vie comme les autres et de la dignité

L’intégrité et la fierté

Force, Joie et Solidarité

Pour rester debout,

Et s’ouvrir comme des roses

Nous chantons, nous crions

Du pain, des papiers et des roses !

Le 7 mars, des femmes sans papiers préparent le manifeste qu’elles vont lire le lendemain, 8 mars, à Bruxelles. © Manon Legrand

 

 

 

 

 

Un texte rédigé collectivement, avec la complicité d’axelle magazine.

Déconfinez les mamans solos endettées ! Lettre ouverte aux responsables politiques

À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, ce 8 mars, les mères de famille monoparentales veulent enfin se faire entendre. Car il y a urgence. En 2019, notre groupe de mamans solos a milité pour la suppression du plafond de revenus qui limitait l’accès au SECAL, le service des créances alimentaires qui peut avancer des pensions alimentaires non payées ou mal payées et récupérer l’argent auprès des débiteurs. Certes, cette victoire a permis à de nombreuses mamans d’enfin recevoir la pension alimentaire qui était due à leurs enfants mais pas payée. Mais tout n’est pas réglé pour autant. La précarité des familles monoparentales est toujours dramatique.

Carte blanche du collectif L’odyssée des mères célibataires

CC Marcin Joswiak / unsplash

La précarité des familles monoparentales est un phénomène de société alarmant qui ne semble pourtant pas inquiéter nos autorités et instances judiciaires.

La précarité des familles monoparentales, une réalité occultée

Les mères sont souvent les premières victimes du non-paiement des pensions alimentaires et de la pauvreté accrue qui en découle [en 2016, 93 % des dossiers introduits au SECAL l’ont été par des femmes, principalement pour les pensions alimentaires de leurs enfants, ndlr]. Il est temps d’agir ensemble et de dénoncer les mécanismes qui conduisent à une pauvreté extrême et propulsent ces mères dans une spirale infernale d’endettement et d’isolement !

Trop souvent, les pensions alimentaires n’ont pas été payées pendant de longues périodes, pendant plusieurs années. Récupérer les pensions alimentaires précédemment dues mais non versées, les “arriérés”, reste toujours un problème cornélien. Pourtant, après cinq ans, il y a prescription : il n’est pas possible de réclamer les sommes impayées remontant à plus de cinq ans en arrière.

Les mères doivent alors s’endetter

Le “D” du devoir de certains papas est inexistant. Ils jouent les abonnés absents, pratiquent une politique de l’autruche tout en organisant leur insolvabilité pour échapper aux pensions alimentaires. Ces années de non-paiement, ce trou, ce vide, ne sera pas récupéré alors qu’il affectera durablement les enfants et les mères, prises dans une sorte de logique que rien ne vient rompre pour rétablir l’équilibre entre les parents et une équation équitable… Certaines mères n’ont alors d’autre possibilité que de s’endetter.

Élever seule ses enfants ne devrait pas constituer un risque de précarité.

Les mères seules représentent 29 % des femmes surendettées en France, pays voisin : voilà de quoi alimenter le débat sur le mal-versement des pensions alimentaires. Ces dettes ne sont pas seulement des crédits. Il s’agit de plus en plus de loyers, de factures d’électricité, de frais de cantine scolaire… Pourtant, élever seule ou seul ses enfants ne devrait pas constituer un risque de précarité.

Prises dans ces situations, nous, mamans solos, restons une énigme que personne ne veut résoudre alors que porter une attention particulière aux familles monoparentales serait une richesse pour le monde politique.

Les manquements des pères absents défectueux, qui en parle ?

Soulager la charge des dettes

Nous vous demandons de donner à ces mères un souffle nouveau : réformez la procédure de règlement collectif de dettes, ôtez-leur cette charge financière devenue écrasante, car quand une famille monoparentale porte seule la charge de dettes, il n’y a plus de place pour l’épanouissement des enfants.

Réformez la procédure de règlement collectif de dettes

N’oubliez pas que derrière chaque maman pauvre, il y a des enfants pauvres et que, si le sort des familles solos vous interpelle, il doit vous interpeller autant que le climat, car ces enfants sont l’avenir ! Aucun enfant ne devrait connaître la précarité parce que son père, un jour, a décidé de prolonger des violences conjugales par des violences économiques. Nos enfants ont besoin de vous aujourd’hui, pour pouvoir étudier et pour évoluer dans un climat serein, où ni le frigo vide, ni l’absence de vacances, ni le manque de vêtements ne fassent partie de leurs problèmes quotidiens !

Effacer ces dettes, ce serait reconnaître le combat de leurs mères et les aider à se maintenir la tête hors de l’eau. Ce serait tendre les mains à ces enfants pour leur dire que l’absence de figure paternelle n’empêche pas la justice. Ce serait leur montrer que, quand les pères font défaut, il existe des hommes et des femmes politiques qui ne cautionnent pas la précarité infligée aux enfants !

Pour les enfants, la précarité dans laquelle sont plongées leurs mères est une souffrance, une gifle. Elle est silencieuse. Elle dérange. Elle fait mal. Elle isole. Un enfant qui grandit dans une famille pauvre a plus de probabilités de devenir pauvre, une fois adulte. Prévenir et investir dans ces familles monoparentales sera une richesse pour l’avenir.

Résoudre la question de la multi-vulnérabilité

Nous voulons aussi mettre ici en lumière les immenses défis que les familles monoparentales affrontent au quotidien : assurer un foyer et le minimum vital aux enfants et à soi-même, rechercher un emploi stable ou une formation complémentaire, préserver une santé malmenée par l’angoisse et le stress ou encore l’impossibilité d’avoir des loisirs… Ces nombreux défis placent les familles en situation de multi-vulnérabilité.

Garantir l’égalité des chances pour les familles monoparentales

Derrière le vocable technique de “familles monoparentales” se cache une réalité sexuée : ces familles ont à 85 % des femmes à leur tête. Et si certaines femmes cheffes de famille monoparentale appartiennent à des classes aisées ou moyennes, toutes se trouvent dans des situations difficiles résultant de facteurs spécifiques liés à leur statut de mère isolée : sentiment d’échec familial, rapports conflictuels avec l’ex-conjoint, difficultés à recouvrer une pension alimentaire, sécurité et éducation des enfants dépendant d’un seul salaire, fragilisation du tissu relationnel et du statut social, peur de perdre la garde de leur(s) enfant(s)

Les réalités des mères seules doivent être au cœur des politiques publiques

Dans ce contexte, nous demandons la mise en place d’un “laboratoire” des familles monoparentales, particulièrement pour les mères seules, afin de placer leurs réalités au cœur des politiques publiques. Ces politiques publiques devraient être consacrées à la fin de leur isolement, leur accès à un emploi stable et la garantie de conditions de vie décentes. Ces objectifs, pour les mères et leurs enfants, ne pourront pas être atteints sans l’effacement de leurs dettes.

À l’heure où l’actualité est remplie de discours sur le confinement/déconfinement, nous voulons rappeler que, pour nous, mamans solos et nos enfants, le confinement, c’est tout le temps, parfois depuis des années ! Nous n’avons pas d’autres choix que de restreindre notre bulle, nous priver d’activités sociales et récréatives, nous limiter aux courses et services essentiels, ne pas rêver de voyages ou vacances…

C’est pourquoi, avec cette lettre, nous vous demandons de déconfiner enfin les mamans solos endettées et leurs familles !

Lila Jibran et le collectif L’odyssée des mères célibataires

Italie : l’emploi des femmes gravement fragilisé à cause de la pandémie

En décembre 2020, 98 % des personnes qui ont perdu leur emploi en Italie étaient des femmes. Un constat très inquiétant dans un pays où le taux d’occupation féminin était déjà l’un des plus faibles d’Europe. Certain·es y voient le risque d’un retour à la situation d’avant les années 1970.

CC Liam Martens

“Aujourd’hui, j’ai les mains complètement liées.” À cause de la pandémie, Fernanda a perdu son emploi et cela fait des mois qu’elle ne touche plus de revenus. Avant que le Covid-19 n’arrive en Italie, le matin, Fernanda s’occupait d’un couple de personnes âgées et, l’après-midi, travaillait comme baby-sitter.

Au moment où le virus a frappé le pays, Fernanda est partie en congé maternité. “Je devais reprendre le travail en octobre, raconte-t-elle. Mais comme les parents [des enfants que je gardais] étaient en télétravail, je n’ai pas pu y retourner.” Fernanda a aussi perdu son autre emploi : le couple de personnes âgées souhaitait une présence 24h/24, ce qui était impossible pour elle.

Un écart qui se creuse en défaveur des femmes

Partout dans le monde, les travailleuses subissent davantage les effets de la crise sanitaire que les hommes. Un rapport de l’ONU a récemment mis en lumière l’écart de pauvreté qui se creuse entre les hommes et les femmes. L’Italie ne fait pas exception. Ici, les femmes représentent 70 % des personnes qui ont perdu leur emploi en 2020. Mais au mois de décembre, le pays a atteint un niveau inquiétant puisque sur les 101.000 personnes occupées en moins (indépendantes et salariées), 98 % étaient des femmes, selon les chiffres provisoires de l’Institut italien de statistiques.

De son côté, l’entreprenariat féminin est également fragilisé. Lors du dernier trimestre 2020, le nombre de nouvelles entreprises créées par des femmes a diminué de 4,8 % alors que chez les hommes on observe une augmentation de 0,8 %, selon l’union italienne des chambres du commerce, de l’industrie, de l’artisanat et de l’agriculture. Ces dernières années, les entreprises féminines affichaient pourtant une croissance supérieure aux entreprises masculines, souligne l’union.

Ces inégalités s’expliquent, entre autres, par le fait que le secteur des services a été le plus impacté par la crise sanitaire. “Un secteur principalement composé de la force de travail féminine”, explique la sociologue Tania Toffanin, qui vient de terminer une étude sur l’impact du Covid-19 sur les travailleuses du tertiaire. Par exemple, les femmes représentent 88 % des travailleurs/euses dans les activités domestiques, récréatives et culturelles. Par ailleurs, ce secteur représente près de 77 % des 3,3 millions de travailleurs/euses non déclaré·es.

Dramatique absence de revenus

Comme pour Fernanda, Cristina a dû mettre fin à ses activités à cause de la pandémie. Cette coach sportive de 37 ans intervenait dans les écoles et les salles de fitness. Comme cela se fait souvent dans ce secteur, elle travaillait avec des contrats liés à ses projets. “Dès le mois de février 2020, je n’ai plus perçu de revenus, puisque j’étais payée pour les heures que je faisais”, explique Cristina. Elle a finalement reçu une prime mensuelle de l’État de 600 euros entre mars et juin. Mais ensuite, plus rien. Son contrat, qui venait de s’achever, ne lui a pas donné accès à des indemnités. Cristina espérait pouvoir reprendre en septembre, mais les écoles n’ont pas voulu et, dans les salles de fitness, il n’y avait pas assez de client·es. “J’ai quand même demandé qu’on me fasse un contrat au moins pour bénéficier des aides de l’État, mais ils ont refusé”, raconte Cristina.

De leur côté, les aides ménagères ou encore les baby-sitters n’ont pas eu droit à l’équivalent du chômage temporaire, confirme de son côté le syndicat CGIL. Les premiers temps, la famille qui embauchait Fernanda lui a versé ses congés payés. “Mais autour de moi, beaucoup de femmes, comme ma mère, étaient dans l’impossibilité de travailler et ne percevaient rien.”

Aujourd’hui, je ne meurs pas de faim parce que mes parents m’aident.

L’absence totale de revenus est une conséquence dramatique de la crise. “Aujourd’hui, je ne meurs pas de faim, mais c’est parce que j’ai la chance d’avoir mes parents qui m’aident”, reconnaît Michela, 30 ans, et monteuse vidéo. Cela faisait un an que cette jeune Milanaise travaillait pour une société de production sous un statut d’indépendante. En mars 2020, l’entreprise lui a annoncé qu’elle ne pouvait pas la payer entièrement. Michela a donc reçu 300 euros, puis 400 euros. “J’ai accepté, car je pensais que les activités allaient repartir, raconte-t-elle. Mais du jour au lendemain, ma cheffe m’a dit qu’elle ne pouvait plus me rémunérer.” Michela, ne pouvant plus payer son loyer, a vécu un peu chez son copain, puis s’est installée dans sa propre famille. “Malgré tout, je suis dans une position privilégiée, car heureusement j’avais un peu d’argent de côté, et surtout, j’ai mes proches.”

Une protection sociale largement insuffisante

Pour celles qui ne peuvent pas se tourner vers leur famille, la situation peut s’avérer particulièrement intenable. Le mari de Fernanda est ouvrier. Un seul revenu ne suffit pas à subvenir aux besoins du couple et de ses deux enfants de 6 mois et 14 ans. “On a des factures en retard et des loyers qu’on n’a pas pu payer”, raconte Fernanda.

Avoir eu un contrat, ça ne me sert à rien, ça ne me protège pas.

La jeune femme pense pouvoir bientôt toucher un petit chômage, “mais ce ne sera pas plus de 300 euros les deux premiers mois et ensuite, peut-être, 100 euros.” Car des deux emplois que Fernanda cumulait, seule l’activité de baby-sitting était déclarée. “Mais finalement, avoir eu un contrat, ça ne me sert à rien, ça ne me protège pas”, constate-t-elle.

Une problématique soulevée par la sociologue Tania Toffanin. “Toutes les protections sociales sont proportionnelles au salaire perçu”, rappelle-t-elle. Dans ce contexte, les femmes sont une nouvelle fois défavorisées. En effet, elles représentent 73,2 % des personnes en temps partiel, même si 60 % d’entre elles souhaiteraient travailler davantage.

Femmes migrantes, risque maximum

La baisse ou la perte de revenus constitue un risque tout particulier pour les femmes migrantes. En effet, l’une des conditions pour obtenir ou renouveler un permis de séjour est de percevoir un salaire annuel au moins égal à 5.983,64 euros (chiffre de 2021). Un seuil souvent difficile à atteindre pour les immigrées qui travaillent généralement comme aides ménagères ou aides à domicile (48 % des travailleurs/euses sont des migrant·es dont 84 % des femmes), pour des salaires extrêmement bas. “Si, en temps normal, le seuil est déjà trop haut, avec la pandémie, c’est encore plus difficile. Certaines femmes n’ont pas pu travailler pendant des mois”, constate Orkide Izci, membre de l’assemblée des femmes au sein de la Coordination des Migrant·es à Bologne.

Une longue histoire d’exploitation des femmes

La précarisation des femmes a toujours existé ; elle n’épargne d’ailleurs pas la Belgique où les travailleuses sont majoritaires dans les emplois à temps partiel. Selon Tania Toffanin, en Italie, cette précarisation est particulièrement stratifiée et solide. “Le fascisme et l’Église ont tout fait pour maintenir les femmes à la maison, et la République ensuite n’a pas vraiment permis une révolution.”

Les États vont laisser la charge sur les épaules des femmes.

Ainsi, avant le Covid, l’Italie enregistrait déjà le taux d’emploi des femmes le plus bas d’Europe avec la Grèce (53.8 % en Italie, contre 66,5 % en Belgique). Avec la pandémie, la sociologue craint d’assister à un retour à la situation d’avant les années 1970. “Les femmes risquent d’être contraintes de rester à la maison, à faire le travail domestique non rémunéré, car, sans leur salaire, ce ne sera plus possible de payer la baby-sitter ou la crèche, par exemple.” Les chiffres liés à “l’inactivité” (ne pas travailler de façon déclarée et ne pas chercher de travail déclaré) tendent à confirmer ses inquiétudes. Sur le mois de décembre, l’Italie a enregistré 40.000 femmes dites “inactives” supplémentaires, contre 20.000 de plus chez les hommes.

De plus, “la pandémie risque d’être une nouvelle excuse dont les États vont se servir pour s’extraire de leurs responsabilités en matière d’offre de services sociaux. Ils vont ainsi laisser la charge sur les épaules des femmes”, s’inquiète Tania Toffanin. Les femmes n’auront donc plus beaucoup d’alternatives : “C’est soit elles restent à la maison, soit elles se mettent en temps partiel, ou alors elles s’épuisent encore plus qu’elles ne le font déjà aujourd’hui.”

Quand la pandémie révèle les réflexes conservateurs de la société allemande

En Allemagne, à mesure que le confinement s’allonge, la gestion de la pandémie s’appuie toujours plus sur les femmes. Angela Merkel, la chancelière, n’est pas pressée de rouvrir les écoles. Sa politique semble encore nourrie par les représentations traditionnelles de la famille et du rôle central que doivent tenir les mères.

CC Standsome / Unsplash

Les crises sont rarement des périodes favorables aux femmes et aux populations vulnérables. Ce constat bien connu des féministes s’est maintes fois vérifié depuis le début de la pandémie au printemps 2020. Hausse des violences conjugales, IVG restreintes, chômagesurcharge de travail domestique…, de nombreux rapports – et de nombreux articles d’axelle – ont décrit les effets collatéraux de la crise sanitaire.

Ce qui est moins visible et pourtant tout aussi préjudiciable sur le long terme, sont les forces conservatrices à l’œuvre dans la gestion de la pandémie. L’Allemagne en fournit un exemple éclatant. À mesure que le confinement s’allonge – il doit durer jusqu’au 7 mars –, le pays prolonge sans état d’âme la fermeture de la majeure partie des établissements scolaires. Au détriment des enfants, des adolescent·es et de leurs parents, surtout les mères, pour qui cela entraîne une charge quotidienne supplémentaire.

La chancelière contre la réouverture des écoles

Le pays avait été plutôt épargné par la pandémie lors de la première vague au printemps dernier. Mais l’Allemagne a été durement frappée lors de la seconde vague : 70.105 personnes sont décédées depuis le début de la pandémie (selon les chiffres officiels du 1er mars). Les responsables politiques ont fermé les centres culturels, salles de sport, bars et restaurants, au mois de novembre, puis les commerces dit “non essentiels” et enfin, les écoles, le 16 décembre dernier.

D’autres pays proches, comme la France, la Suisse, l’Espagne ou la Belgique, qui ont aussi vu le nombre d’infections et d’hospitalisations grimper à grande vitesse à l’automne, et dont le taux d’incidence est actuellement plus élevé qu’en Allemagne, ont néanmoins fait le choix de maintenir les écoles ouvertes. Pour ne pas menacer davantage l’égalité des chances (nombre d’enseignant·es ont perdu le contact avec les élèves lors du premier confinement au printemps 2020). Mais aussi pour permettre aux parents de continuer à exercer leur activité. Même si les données scientifiques restent encore incomplètes, des études ont montré que les enfants, surtout les plus jeunes, s’infectaient moins que les adultes et transportaient une charge virale moins élevée.

Angela Merkel semble bien peu pressée de rouvrir toutes les écoles.

La chancelière chrétienne-démocrate Angela Merkel a choisi un autre arbitrage. Elle semble bien peu pressée de rouvrir toutes les écoles, alors même que la situation sanitaire s’est considérablement améliorée. Lundi 1er mars, le taux d’incidence atteignait 65,8/100.000 personnes, soit le niveau du mois d’octobre. La part de patient·es atteint·es du Covid-19 dans les services de soins intensifs oscillait entre 9,3 et 19,8 % au maximum selon les régions.

Seule une partie des écolier·ères (selon notre équivalent, les classes de 1ère jusqu’à la 4e primaire) et des enfants en crèche a pu retourner par petits groupes dans les établissements scolaires depuis le 22 février dans la plupart des régions allemandes. Aucune autre date n’a été évoquée pour les classes supérieures de primaire et de secondaire.

Une position partagée largement

Pour Angela Merkel, ce petit pas vers un retour à la continuité pédagogique était pourtant prématuré. Elle a pesé de tout son poids, en vain, pour retarder l’échéance, justifiant sa prudence par la menace posée par les variants du virus et la lenteur prise par le programme de vaccination.

Sa position est partagée par une grande partie de la population allemande, qui affiche une certaine indifférence face à la fermeture des établissements scolaires. Un sondage publié le 1er mars a montré que seul·es 32 % des Allemand·es souhaitent que les établissements scolaires rouvrent, alors qu’elles/ils sont 49 % à souhaiter la réouverture des commerces.

L’annonce du retour partiel à l’école d’une partie des enfants au 22 février a d’ailleurs été accompagnée d’une salve de critiques, venant aussi bien des parents que des représentant·es des enseignant·es. Les mises en garde des pédiatres, des psychologues et des travailleurs/euses sociaux/ales sur les retombées à long terme de cette rupture éducative, notamment pour les enfants et jeunes issu·es de familles défavorisées, ne sont pas vraiment prises au sérieux. Une nouvelle étude présentée le 10 février avait pourtant souligné que l’état psychique des enfants et des adolescent·es s’est fortement dégradé par rapport au premier confinement du printemps 2020.

Une politique traditionnelle

Cette politique presque uniquement fondée sur les recommandations des virologues et épidémiologistes et axée sur les populations à risque n’est guère surprenante quand on regarde la pyramide des âges en Allemagne. La part des plus de 67 ans représente 19 % de la population, soit un peu plus que les moins de 20 ans qui atteignent 18 % (chiffres de 2019).

Les mères qui travaillaient étaient qualifiées de “Rabenmutter”, mère corbeau.

Cette politique s’appuie en outre sur une représentation encore traditionnelle de la famille et du rôle que doivent y tenir les mères. L’école ouverte toute la journée (“Ganztagschule”) et le fait qu’une mère puisse retourner travailler constituent des phénomènes encore assez récents en Allemagne. Jusqu’à il y a peu, surtout à l’Ouest, les établissements scolaires n’accueillant les enfants que le matin étaient la norme ; les mères qui travaillaient étaient qualifiées du terme péjoratif de “Rabenmutter”, “mère corbeau”.

Ce n’est qu’à partir de 2005, après l’élection d’Angela Merkel à la chancellerie fédérale, que le pays a commencé à dépoussiérer sa politique familiale, votant une série de mesures (salaire parental, développement des crèches et des écoles ouvertes toute la journée) pour faciliter la conciliation entre la vie de famille et le travail. Mais on ne change pas aussi vite les mentalités.

Beaucoup d’Allemand·es considèrent encore avec méfiance les dispositifs de garde des moins de trois ans. L’emploi du terme “Fremdbetreuung”, soit la garde confiée à une “personne étrangère”, en dit long sur les connotations négatives autour de la prise en charge des petit·es par des professionnel·les de la petite enfance. L’idée que l’État via l’école assure un rôle d’éducateur au même titre que la famille semble encore incongrue.

Le long chemin vers l’égalité

Cette image datée de la mère a des répercussions concrètes sur le marché du travail. Les mères de famille travaillent le plus souvent à temps partiel. Elles sont 55 % lorsqu’elles vivent en couple avec des enfants âgé·es de plus six ans ; les disparités salariales entre hommes et femmes ( 19 % en 2019) placent l’Allemagne dans le peloton de queue en Europe.

La présence d’une femme au sommet de l’État n’est pas une garantie.

Dans ce contexte, beaucoup de mères n’ont pas osé remettre en question les charges supplémentaires liées à l’école à la maison ; elles étaient déjà nombreuses à avoir tout simplement réduit leur activité professionnelle au printemps 2020. Une enquête d’opinion de la fondation Hans Böckler en mai 2020 avait montré que 27 % des mères, contre 16 % des pères, avaient diminué leur temps de travail pour s’occuper des enfants.

Les dernières mesures prises par le gouvernement fédéral les y incitent encore plus, avec le versement d’une prime unique de 150 euros par enfant et la possibilité pour les salarié·es de prendre dix jours de congé pour garder leurs enfants. Dans une étude publiée le 1er mars, les experts de la fondation Hans Böckler s’inquiètent des conséquences à long terme de la fermeture des crèches et écoles sur le temps de travail des femmes.

Cette crise révèle donc le chemin qu’il reste encore à parcourir en Allemagne en matière d’égalité professionnelle. Elle atteste aussi que la présence d’une femme au sommet de l’État n’est jamais une garantie pour une politique en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes.

Si l’action d’Angela Merkel a pu forcer l’admiration sur un certain nombre de dossiers tels que l’accueil des réfugié·es en 2015, la chancelière ne rentrera certainement pas dans les livres d’histoire pour son combat en faveur des droits des femmes et des minorités. On verra bien ce qu’en penseront les Allemand·es en septembre, lors des prochaines élections législatives…