Ce mardi 21 mars, c’est la Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale. Vendredi dernier, en prévision de cette journée, axelle a rencontré un groupe de femmes d’Auvelais qui participait à l’activité proposée par Ibtissem Jebri, animatrice en éducation permanente féministe à Vie Féminine Namur. axelle s’est glissée parmi elles. Du partage d’expériences du racisme à la création collective de slogans engagés, un petit pas de plus pour déraciner ce système de domination tellement ancré.
Vendredi 17 mars, en préparation de la Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale du 21 mars, le mouvement d’éducation permanente féministe Vie Féminine a organisé une animation dans son antenne d’Auvelais, en région namuroise. Qu’elles soient membres actives ou de passage, des femmes de tous horizons s’y retrouvent, militent, s’informent et se soutiennent.
“Vie Féminine, c’est un mouvement d’éducation permanente mais plus particulièrement féministe, donc avec des femmes pour les femmes. On se bat principalement contre trois systèmes de domination : le racisme, le sexisme et le capitalisme, explique Ibtissem Jebri. En tant qu’animatrice en éducation permanente féministe, mon rôle est de permettre aux femmes d’analyser les dysfonctionnements de notre société, et plus particulièrement les systèmes de domination à travers notre grille de lecture pour qu’elles puissent elles-mêmes déconstruire tout ce qui est acquis et ancré dans la société, entre autres en termes de racisme. On veut faire en sorte de pouvoir lutter toutes ensemble, avec des femmes issues de différentes cultures. À partir d’un petit groupe, essayer d’agrandir, et de viser un collectif plus large.”
À Auvelais, une dizaine de femmes se sont réunies pour participer à l’animation. Ukrainiennes, Tchétchènes ou encore Cambodgiennes, toutes sont d’origine différente et certaines ne parlent pas bien le français. “Pour cette animation, je suis allée à la rencontre de femmes d’origine étrangère justement pour qu’il y ait cet échange, confie Ibtissem. Le but, c’est d’accueillir un public féminin de diverses cultures. Au lieu d’être éloignées les unes des autres, l’objectif, c’est de nous nourrir de ces différences culturelles qui sont une richesse.”
Malgré la barrière de la langue, chacune se livre sur ses expériences, son passé, et tente de le communiquer aux autres. Donia raconte : “Étant plus jeune, c’était des insultes. À l’heure actuelle, on me dit encore : “Retourne dans ton pays !” Les gens cataloguent au physique ou à la couleur de peau…” Mariya [prénom d’emprunt], quant à elle, témoigne : “Ma fille subit de la discrimination à l’école, on lui dit de retourner en Ukraine…”
De la discrimination raciale aux actes de haine et d’agression en passant par le harcèlement sur les réseaux sociaux, le racisme prend de nombreuses formes. En Belgique, en 2021, sur les 1.594 délits de discrimination (racisme et xénophobie, sur la base du sexe, de l’orientation sexuelle, du handicap, des croyances ou de la philosophie de vie) répertoriés par la police, 1.055 d’entre eux avaient pour motif le racisme ou la xénophobie. En 2022, 35 % des dossiers ouverts par Unia, le Centre interfédéral pour l’égalité des chances, relevaient des critères “raciaux” (l’origine nationale ou ethnique, la couleur de peau, la nationalité, l’ascendance ainsi que la prétendue “race”). Une augmentation de 3 % depuis 2021…
José, la doyenne du groupe – n’étant pas directement concernée par le racisme – s’intéresse et pose des questions aux femmes autour d’elle. Elle nous racontera ensuite la raison de sa présence. “Vie Féminine, c’est vraiment une famille. Quand il y a un problème, on en discute ensemble et on voit ce qui peut convenir à la personne. […] Nous devons être solidaires. Et… ça me fait beaucoup de bien de pouvoir venir soutenir et aider les autres.”
S’ensuit le début de l’animation. Ibtissem distribue des photos sur les tables et répartit les femmes en deux groupes. Elles ont alors pour mission d’attribuer des étiquettes portant des noms, des nationalités ou encore des métiers aux personnalités sur les photos qui se trouvent devant elles. Au fur et à mesure, les interactions deviennent spontanées et de l’entraide se crée entre les membres des sous-groupes. “D’habitude, à part m’occuper des enfants, être à la maison… je ne fais jamais rien. Ça fait du bien de sortir et de pouvoir parler avec d’autres femmes, d’autres personnes”, exprime Donia.
À l’issue de l’exercice, la surprise se fait ressentir. Le métier de la femme représentée sur une photo en robe de soirée n’était pas celui de mannequin mais bien celui de joueuse de football. L’homme à la grosse barbe n’était ni boucher ni boulanger mais artiste. La femme portant un foulard n’était finalement pas imame, mais danseuse classique.
“Pourquoi on fait ce genre d’exercice ?, analyse Ibtissem. Parce que quand on ne connaît pas la personne en face de nous, on fait appel à des idées préconçues, simplistes, réductrices et basées sur les apparences qu’on appelle les préjugés ou les stéréotypes. On se réfère à ce que l’on voit à la télé, à ce que l’on entend à la radio, à ce que l’on nous raconte. On ne connaît pas la personne mais on va tout de suite la juger et lui attribuer une identité erronée.” Elle explique ensuite à quel point il est important d’essayer de déconstruire les préjugés et stéréotypes qui nous ont été inculqués.
Ibtissem confie à axelle combien il est difficile de sortir de ce système de domination qu’est le racisme. “Je crois qu’il n’y a pas de formule magique, il faut lutter, lutter et lutter. La solution c’est de sensibiliser, de combattre et de ne pas perdre haleine. C’est un combat continu.”
L’animation de l’après-midi est consacrée à la création de slogans, une façon d’affronter le racisme activement et collectivement. “À quoi sert le racisme ?”, “Non à la haine, oui à la diversité”, “Ça commence par une blague, ça finit par un génocide.” De nombreuses idées fusent.
Entre feutres, peintures et collages, toutes mettent la main à la pâte pour créer leur pancarte. Elles sont affichées sur les vitrines des antennes de Vie Féminine à Auvelais, Namur ou encore Couvin, ce 21 mars, à l’occasion de la Journée internationale de lutte contre le racisme. Cette journée a été également l’occasion de se rencontrer lors d’une matinée portes ouvertes à Auvelais afin d’accueillir un maximum de femmes de cultures et d’expériences différentes. Pour, petit à petit, ensemble, déraciner ce racisme qui fait tant de dégâts.
Pour honorer la mémoire des victimes de féminicide en Belgique, une stèle a été dressée dans la commune de Quaregnon ce 9 mars 2023. axelle était présente et a pu échanger avec l’autrice, metteuse en scène et comédienne belge Céline Delbecq, à l’origine du projet.
Il faisait chaud, à Bruxelles, se remémore Céline Delbecq, autrice, metteuse en scène et comédienne, fondatrice de la Compagnie de la Bête Noire, à l’origine du projet de stèle. Elle se souvient que les fenêtres étaient ouvertes pour laisser entrer la faible brise du soir. Le silence régnait. Soudain, elle a entendu des cris. Du bruit. Une femme hurlait, rompant l’atmosphère paisible. Mais personne n’a réagi. Personne, sauf cet homme, un voisin… qui a hurlé à la femme de se taire. Céline Delbecq ne l’oubliera jamais. Elle n’oubliera pas non plus Éliane, Isabelle, Véronique ou encore Valentine, victimes de féminicide dans notre pays.
Éliane, Isabelle, Véronique, Valentine sont désormais nommées sur la stèle de Quaregnon, inaugurée le 9 mars 2023 en leur mémoire. Faite d’acier Corten, la stèle réunit au total cent noms de femmes victimes de féminicide. Elles vivaient aux quatre coins de la Belgique, elles appartenaient à toutes les classes sociales. Elles avaient entre 13 et 87 ans.
Malgré la pluie, nombreuses sont les personnes présentes pour l’inauguration. Un drap vert recouvre la stèle. Damien Jenart, bourgmestre de Quaregnon, prononce quelques mots puis laisse la parole à Céline Delbecq. L’idée de la stèle lui est venue lors du confinement. Elle avait écrit et mis en scène avec sa troupe de théâtre une pièce nommée Cinglée. Dans celle-ci, le personnage principal récoltait les articles de presse de féminicides en Belgique et sombrait dans la folie au fur et à mesure que la liste s’allongeait.
Il y a deux choses qui rendent fou, la mort de ces femmes et le silence autour.
“À s’approcher si près, je me disais : “mais je comprends pourquoi les gens ne s’en approchent pas”. C’est un vertige, ça fait mal. Ce n’est pas pour rien que le personnage dans la pièce devient fou. Il y a deux choses qui rendent fou, la mort de ces femmes et le silence autour, nous explique Céline Delbecq. Ce spectacle avait une tournée prévue, annulée à cause du confinement. Au même moment, les violences conjugales et intrafamiliales augmentaient de 60 % et donc on s’est dit : “qu’est-ce qu’on peut faire pour mettre ce message dans l’espace public puisque les espaces culturels sont fermés ?” De là est venue l’idée de la stèle.”
Une liste incomplète
Une première stèle a été inaugurée en septembre 2021 à Tournai. Cette dernière recueillait les noms de cent autres femmes. Chaque stèle se compose de deux parties : une partie “présente” et une partie manquante. Le long socle en béton de 4 mètres laisse en effet deviner qu’il manque une partie à l’édifice, ce qui symbolise et met en évidence que la liste des noms de femmes est incomplète. La forme morcelée se réfère à la fin de la pièce Cinglée : le sol se fissurait, représentant l’état psychique du personnage principal, allant jusqu’à la mort. Aux derniers moments de la pièce, le carrelage se relevait, laissant place à deux morceaux de stèle portant les noms des femmes décédées.
Les monuments de Tournai et de Quaregnon ont vu le jour grâce au recensement du blog Stop Féminicide, réalisé à l’aide d’articles de presse et avec le soutien de différents Parquets. Malheureusement, certaines données sont absentes. Un QR code a donc été ajouté sur la stèle de Quaregnon afin de pouvoir accéder à une mise à jour sur le site internet de la Compagnie de La Bête Noire.
Maintenant, la pluie fait rage. Les tonnelles dégoulinent et de la boue commence à se former. Céline Delbecq se tient devant un pupitre et s’exprime au micro : “Non, le féminicide n’est pas un crime passionnel ou un drame de famille comme s’obstinent à le dire les mauvais médias. Il est un drame de société et ce qui concerne la société nous concerne toutes et tous. Nous avons une part de responsabilité à prendre. […] En tant que citoyens et citoyennes, nous avons le droit et surtout le devoir de nous mêler de ces violences, en intervenant dès que nous soupçonnons qu’il y a acte de violence, qu’il soit commis par un voisin, un ami ou un fils et en prenant en compte la parole des femmes jusque dans leur silence. C’est en modifiant notre vision et notre écoute que nous transformerons en profondeur notre société.”
Elle nous confie, après son intervention : “Je ne veux pas délivrer un message aux femmes qui vivent cette situation, je veux dire aux autres : “Voyez ce que vous ne voulez pas voir”.”
Quelques remerciements se font entendre, le drap vert qui recouvrait la stèle est alors ôté et les noms des victimes sont dévoilés. Les gens s’approchent, certaines personnes déposent des roses, des photos ou encore un ballon rouge. La soirée d’inauguration se conclut par une reprise de la pièce Cinglée par les élèves de l’Académie de Quaregnon, mise en scène par Sébastien Bonnamy et Sabine Godart. Sébastien Bonnamy, comédien habitant Quaregnon et ami de Céline Delbecq, a comme objectif d’y amener la culture depuis de nombreuses années. Céline Delbecq se remémore : “Il a toujours dit : “moi, je veux fonder une école de théâtre dans le Borinage, je veux amener la culture dans le Borinage, c’est une région oubliée”.”
Pour ce qui est de la suite, une nouvelle stèle verra bientôt le jour à Bruxelles. Céline Delbecq compte continuer la liste. Dans l’espoir qu’un jour, la liste se termine enfin.
Le projet a été financé par la Commune de Quaregnon, la Compagnie de la Bête Noire mais aussi par MARS Mons Arts de la scène, avec l’aide et le soutien de la Maison Culturelle de Quaregnon, le Réseau Vif Borain, l’Académie de Musique, des Arts de la Parole et de la Danse de Quaregnon, IBZ et la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Ce qu’on vous propose dans cet article, c’est un voyage sans destination ni fin, celui d’une vie, en marge de l’autoroute toute tracée des assignations hétéronormées de l’amour. Une épopée qui n’aura pas pour protagonistes Ève et Adam, mais des Lilith, du nom de ce personnage mythique, déesse mésopotamienne présentée comme la première femme d’Adam et née de la même argile, qui échappera à son autorité pour vivre sa vie comme elle l’entend. Un long bal durant lequel le prince ou la princesse ne viendra pas. Mais ce sera karaoké au château pour tout le monde. Nous allons donc prendre la tangente par rapport à la ligne droite de l’ordre dominant, qui peut rendre l’amour de soi et des autres difficile, voire impossible. À bord de cette traversée, sur fleuve tranquille ou mer agitée, nous avons pour équipage Axelle et Laila, cogérantes de The Crazy Circle, bar lesbien, féministe et queer situé à Bruxelles ; Marie Darah, slameureuse, artiste multidisciplinaire de genre fluide ; et Marie Vermeiren, qui évolue dans le milieu artistique et du cinéma et participe à la visibilisation des femmes réalisatrices (via le festival Elles Tournent). Des arpenteuses d’autres amours heureuses.
Dans une société patriarcale, quitter le système hétérosexuel, c’est prendre un chemin de traverse. Cet exode, au sens propre et figuré, peut se révéler très coûteux. Les personnes LGBTQIA+ courent davantage le risque de se retrouver en grande précarité. La rupture n’est pas toujours extrême, mais c’est une situation qui se révèle encore difficile et génère des souffrances, dans un monde où les discriminations à l’égard des personnes LGBTQIA+ subsistent, et dans tous les pans de l’existence. Comment l’avez-vous vécue ?
Marie Darah : “C’est très coûteux. Si on arrive à ce moment de rupture, c’est qu’on n’est pas accepté·e là où on est. On ne “choisit” pas d’être hors normes. Ça coûte de devoir laisser des gens derrière nous, d’ouvrir des voies qui n’ont jamais été ouvertes, ça coûte d’avoir peur, de s’entendre dire que c’est un suicide social… Mais ça procure du bien-être d’être soi, d’aller là où personne n’est jamais allé. Là-bas, je serai seul·e peut-être, mais je serai moi chez moi. Cette liberté demande tellement de courage. C’est le risque de la “hors-normité”.”
Marie Vermeiren : “Pour moi, c’était un acte de résistance. J’ai vécu cette sortie d’autoroute comme une porte qui s’ouvre vers une forêt magnifique, un nouveau monde qu’on découvre tous les jours.”
Moi, je n’ai jamais fait de coming out. Ça m’a toujours paru évident, même si j’ai fait un crochet par “hétéroland” pour ne pas mourir bête.
Axelle : “Ce nouveau monde me semblait caché et souterrain, et puis, quand on y entre, on se rend compte qu’on n’est pas toute seule. C’est très excitant. Mais en effet, cela coûte. J’ai laissé les contacts là où ils étaient. J’ai quitté une commune plus âgée, plus catholique. Ça m’aurait trop coûté d’expliquer tout, à chaque personne. J’ai laissé une partie de ma vie derrière, j’ai créé de nouveaux contacts. Ce qui est difficile, encore aujourd’hui, c’est de répéter le coming out plusieurs fois : chez le médecin, quand j’annonce que je pars en vacances avec ma copine, etc.”
Laila : “Moi, je n’ai jamais fait de coming out. Ça m’a toujours paru évident, même si j’ai fait un crochet par “hétéroland” pour ne pas mourir bête. Ça n’empêche que ça coûte de l’énergie, de faire des efforts, de ne plus avoir de relations privilégiées avec des personnes que tu aimes, de rester en superficie avec des personnes qui savent, mais font semblant qu’elles ne savent pas. Mais ça vaut la peine, puisque c’est pour être là où on veut être.”
Le havre
C’est au The Crazy Circle que nous nous sommes retrouvées pour embrasser ce vaste sujet. Un bar lesbien, féministe, queer, lieu de résistance, mais aussi d’amour…
Axelle : “Pas mal de couples se sont créés ici, et beaucoup d’amitiés. Ici, peut-être plus qu’ailleurs, les couples de même sexe osent se toucher, se montrer des signes d’affection, alors que dans d’autres lieux, on doit être plus discrètes. Dans les bars gays, on ne se sent pas vraiment à l’aise, on est vraiment en minorité en tant que femmes. Quand je me suis rendu compte de mon orientation, assez tardivement, j’ai cherché des lieux où je pouvais rencontrer une femme : c’était pas évident. Je voulais un endroit où voir des lesbiennes, en vrai, où apprendre à rencontrer des personnes sans que ce soit directement connecté à une relation.”
Laila : “Ce projet est né d’une histoire d’amour à la base, puisqu’on est cogérantes et amoureuses.”
J’ai vécu cette sortie d’autoroute comme une porte qui s’ouvre vers une forêt magnifique, un nouveau monde qu’on découvre tous les jours.
Marie V. : “Les endroits sympas où on peut se sentir en sécurité, il n’y en a plus des masses à Bruxelles, comparé à avant. Ça pose problème que des femmes ouvrent des lieux où elles ont la première place. Il y a pas mal de temps, je faisais partie d’un collectif qui avait ouvert, à Bruxelles, un café où les femmes avaient la priorité, c’était le Lilith, un espace où se sentir bien et parler avec n’importe qui, faire des liens.”
Marie D. : “J’étais justement ici il y a deux jours ! J’aime bien venir, pour les scènes ouvertes, les “Femme Jam”[soirées 100 % femmes, ndlr], d’autant que j’ai du mal à aller dans les bars depuis que je ne bois plus. Dans ma jeunesse, à Charleroi, je n’ai pas trouvé beaucoup d’endroits “secure” comme ici. Il y avait peut-être plus de lieux LGBT, mais ils étaient, selon moi, trop orientés sur le combat, sur le rejet de l’hétérosexualité, je ne m’y retrouvais pas.”
Est-ce que vous avez rencontré des résistances pour l’ouvrir et aujourd’hui encore, devez-vous faire face à des difficultés ou menaces ?
Laila : “Ça ne plaît pas à tout le monde qu’à certaines soirées, on filtre les entrées. Lors des “Femme Jam”, il y aura toujours un homme qui nous dira qu’on fait de la discrimination. On passe beaucoup de temps à faire de la pédagogie.”
Axelle : “Quelques voisins au début se sont demandé ce qu’on ouvrait. Ils pensaient que c’était un club échangiste. Je ne parlerais pas de menaces, plutôt de jalousie. On fait de la musique, du karaoké, c’est safe, tu peux laisser ton sac traîner, les boissons ne sont pas à un prix fou… Ça donne envie, c’est un lieu de joie. Mais cette bonne ambiance, le fait que ce soit un lieu communautaire où nous ne devons pas être sur nos gardes, c’est garanti aussi par le fait que ce n’est pas ouvert à tout le monde.”
Dans ces nouveaux lieux, on ne se sent jamais hors normes puisque tout le monde l’est… On est ensemble, avec nos singularités, et ça crée de la joie.
Marie D. : “Mais il ne s’agit pas d’un entre-soi. Il y a beaucoup de diversité dans ces lieux hors normes, et je pense que c’est pour cela que je ne me sens pas exclu·e, par rapport aux lieux d’avant que je trouvais cloisonnés. Dans ces nouveaux lieux, on ne se sent jamais hors normes puisque tout le monde l’est… On est ensemble, avec nos singularités, et ça crée de la joie.”
Les personnes LGBTQIA+ ont une chose en commun : ne pas être dans la norme. Mais elles n’échappent pas aux divisions. Comment gérer les tensions, ne pas reproduire de nouvelles dominations ? Comment être ensemble dans cette diversité “hors normée” ?
Axelle : “On espère toujours que le lieu soit suffisamment accueillant, pas uniquement pour les personnes lesbiennes mais aussi pour les personnes bi, transgenres, gender fluid [au genre fluide, ndlr], etc. Ce n’est pas facile parce qu’au sein de la communauté LGBT, il y a des biphobes, des transphobes. On essaye de travailler à ces divisions pour avoir un lieu vraiment safe là-dessus, mais c’est un grand défi.”
Marie D. : “On n’arrivera jamais à un “safe space”, c’est impossible, mais on doit tendre vers un “safer space” [un espace “plus sécurisé”, ndlr]. Il faut réapprendre qu’on n’est pas obligé·e d’être d’accord.”
Marie V. : “Je renvoie au livre de Sarah Schulman, américaine, féministe, fondatrice d’ACT-UP [association historique de lutte contre le VIH/sida issue de la communauté homosexuelle, ndlr]. Dans Le conflit n’est pas une agression, elle explique que ce n’est pas parce qu’on n’est pas d’accord qu’on doit rejeter l’autre. Et qu’à l’inverse, ce n’est pas parce que la personne en face n’est pas d’accord qu’on doit prendre ça pour une agression. C’est comme ça qu’on grandit ensemble.”
Axelle : “Au Crazy, on a deux mots : bienveillance et respect ! Notre approche par rapport à d’autres lieux queers se situe dans l’éducation et le dialogue. Laila fait un gros boulot pour “éduquer”. On ne chasse pas à coups de balai celles qui sont un peu à côté de la plaque et on pense – surtout quand il s’agit de jeunes – que ces personnes peuvent changer. C’est un défi… J’ai 38 ans, Laila 48, et j’ai l’impression que c’est parfois plus tendu chez les jeunes que dans “notre” génération, que la discussion est plus vite tranchée. Leur seuil d’acceptation est peut-être plus bas, ça nous bouscule.”
Une nouvelle carte amoureuse*
En s’affranchissant du régime hétérosexuel, c’est un monde de possibles qui s’ouvre. Il est donc nécessaire de dessiner des voies à partir d’une page blanche, mais aussi de créer un nouveau vocabulaire pour se libérer du glossaire dominant. Comment se nommer pour exister ? Et comment se nommer sans s’enfermer ?
Marie D. : “Des nouveaux mots voient le jour, et c’est chouette. Mais parfois, cela engendre la production de nouvelles cases. Par exemple, je n’emploie plus le terme de “non-binarité”, car il crée une catégorie en miroir de la binarité. Je me définis comme “gender fluid” car je défends un droit à ne pas être fixe, à me redéfinir constamment, à être en mouvement. On accepte aujourd’hui que des gens refusent des normes et des assignations, mais accepte-t-on les personnes qui veulent rester en mouvement, qui ne veulent pas s’installer de façon permanente dans une case ?”
Marie V. : “À propos de la non-binarité, ça me bloque aussi de me définir en négatif. Je suis plein de choses, je n’ai pas besoin de cachet. Il nous faut trouver d’autres mots, mettre en commun nos significations du même mot, créer des idéogrammes.”
Comment avez-vous construit ou nourri votre imaginaire amoureux alors que les productions culturelles, médiatiques et sociales, en grande majorité, reproduisent la norme dominante ?
Laila : “On ne choisit pas vraiment d’être hétéro ou homo. Des personnes disent encore qu’il ne faut pas parler de ces choses aux enfants, ne pas ouvrir leur imaginaire à cela, pour ne pas qu’ils choisissent cette orientation sexuelle. J’ai grandi à Casablanca, sans avoir jamais vu une lesbienne, sans avoir vu un film lesbien. Mais je suis lesbienne, j’ai toujours été comme ça. Je n’ai pas d’explications, si ce n’est quelque chose d’ordre instinctif.”
Marie V. : “Les grandes réalisatrices du passé, très connues à leur époque, ont été gommées par l’histoire et nombre d’entre elles étaient lesbiennes. J’ai remarqué que j’étais fascinée par des livres, des films, etc., sans savoir que c’était l’œuvre de lesbiennes. Il doit y avoir du sous-texte !”
Marie D. : “Et des projections ! Même devant les Disney ! J’ai recréé tous les Disney dans ma tête, j’ai trouvé leur sous-texte LGBTQIA+. Mais ça évolue… J’ai pleuré récemment devant une série où une fille demande à une autre son consentement avant de l’embrasser. C’était la première fois que je voyais une scène romantique comme ça !”
J’avais peur de ne pas passer au-dessus des stéréotypes inculqués dans mon enfance. Mais quand j’ai vécu cette relation, tout s’est effacé et c’était magnifique.
Axelle : “C’était une de mes craintes dans ma première relation. J’avais peur de ne pas passer au-dessus des stéréotypes inculqués dans mon enfance. Mais quand je l’ai vécue, tout s’est effacé et c’était magnifique.”
Marie D. : “Ça reste difficile d’envisager une sexualité nouvelle, surtout quand on a beaucoup de traumas. Je cherche encore à trouver comment construire une relation qui, au-delà du prisme hétérosexuel, n’est pas dans un prisme de domination. Je n’arrive pas trop à sortir des clichés généraux homos ou hétérosexuels. Par exemple, je n’ai jamais voulu d’enfant, je n’ai pas ce désir, mais je suis très maternel·le. La société est en train de déconstruire la famille nucléaire et rend possible une redéfinition de la maternité. J’ai des amies qui considèrent “leurs” enfants comme des enfants de la communauté et, avec elles, je peux assouvir mon envie de materner en dehors du couple. Je pense que nous avons à construire des communautés, et des communautés amicales.”
“Franchir le pas qui consiste à mettre en question l’hétérosexualité en tant que “préférence” ou “choix” pour les femmes – et fournir l’effort intellectuel et affectif qui va avec – demandera un courage particulier chez les féministes hétérosexuellement-identifiées, mais je pense que la récompense en sera grande : une libération de la pensée, de nouveaux chemins à explorer, l’ébranlement d’une nouvelle région de silence, une nouvelle clarté dans les rapports personnels”, écrit Adrienne Rich (1929-2012), féministe américaine lesbienne qui a travaillé à dénaturaliser l’hétérosexualité. Quelles sont vos pistes pour que l’hétérosexualité ne soit plus un outil de domination patriarcale ?**
Axelle : “Mon passage de l’hétéroland aux relations lesbiennes m’a permis de penser au-delà de la binarité de genre, de découvrir qu’il n’y avait pas d’image figée, qu’un autre monde en dehors de la famille hétérosexuelle était possible. J’aimerais qu’on supprime les rôles tout faits, attendus des hommes et des femmes, qui sont très puissants dans le monde hétéro, même s’ils peuvent être confortables et rassurants.”
Laila : “Quand quelqu’un décède, on réagit différemment, que l’on soit croyant ou non. Quand on a des croyances, on peut s’accrocher à quelque chose. C’est pareil pour l’amour. Quand on n’est pas dans le régime hétérosexuel, on ne sait pas s’accrocher à quelque chose, on ne sait pas se rassurer.”
Marie D. : “Il faut retravailler la notion de consentement. C’est l’abus de pouvoir le problème, la structure sociale verticale. Il faut aussi oser aller à la découverte de soi, connaître les différentes possibilités pour avoir le choix de les explorer… Ça fait peur, mais c’est une peur saine qu’il faut se réapproprier, qu’on soit cis-hétéro, de genre fluide… Prendre des risques, c’est aussi avoir des responsabilités.”
Marie V. : “Le problème n’est pas l’hétérosexualité, c’est le patriarcat ! Et le patriarcat a mis comme schéma principal une certaine forme d’hétérosexualité, qu’on pourrait qualifier d’hétéronormativité. C’est à cette structure sociale qu’il faut s’attaquer.”
* Titre inspiré par la “carte du patriarcat culturel” réalisée par Marie Vermeiren dans la revue féministe belge Scumgrrrlsn° 11, printemps 2007. Cette carte comptait par exemple la pointe Nouvelle Vague, la rivière Freud, mais aussi le gouffre des femmes battues, d’une profondeur inconnue.
** Question empruntée à Charlotte Bienaimé dans “Nos désirs font désordre”, Un podcast à soi, Arte Radio. Cet épisode se penche sur les expériences de femmes devenues lesbiennes après de longs parcours hétérosexuels.
À l’occasion du 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, axelle fait le point sur les projets de l’association Vie Féminine, qui se veut toujours au plus proche des réalités des femmes. Nous en avons parlé avec sa présidente Aurore Kesch.
“Il s’agira d’un 8 mars un peu spécial, de résistance. Car les crises s’accumulent et les femmes sont en première ligne, notamment de la crise énergétique. Cela raconte quelque chose de notre monde qui est géré par l’économie, le capitalisme et la spéculation. Ce 8 mars, nous n’allons pas nous taire face à la précarisation galopante des femmes. Un très grand nombre de droits différents seront mis en avant dans toutes les régions de Belgique francophone, avec des spécificités locales. Des actions seront organisées : certaines femmes vont faire grève, il y aura des conférences, des ateliers, des expositions et des rassemblements.”
On sortira difficilement du patriarcat sans sortir également des logiques capitalistes.
Qu’est-ce qui vous préoccupe actuellement sur le plan des droits des femmes ?
“Les sujets ne manquent jamais. En ce moment, on peut épingler deux actualités : le statut de cohabitant·e et la pension. Ces deux dossiers sont trop peu souvent analysés d’un point de vue genré, pourtant ces décisions politiques affectent les femmes. Nous demandons (avec d’autres) la suppression du statut de cohabitant·e. Du côté de la pension, la récente réforme prévoit l’assimilation des congés de maternité et d’allaitement dans le calcul de la pension… mais pas des congés parentaux ! Ce sont pourtant souvent les femmes qui vont prendre congé pour s’occuper des enfants, c’est-à-dire qu’elles pallient le manque de l’État en termes de places d’accueil, et cela n’est pas sans conséquence : 70 % des personnes en situation de pauvreté individuelle sont des femmes. On comprend comment le néolibéralisme organise la dépendance des femmes, et se base sur leur travail gratuit. On sortira difficilement du patriarcat sans sortir également des logiques capitalistes. Prenons la question du tarif social élargi depuis le début de la crise énergétique qui a amorti le prix de l’énergie et qui va disparaître. Pour les femmes, cela va être encore plus compliqué – alors que certaines venaient déjà pour se chauffer dans les locaux de Vie Féminine ! Nous n’allons pas oublier non plus les élections de 2024 qui arrivent et qui charrient de nombreux enjeux. Nous souhaitons faire en sorte que l’avis des femmes compte. La dimension politique de l’éducation permanente, c’est aussi faire en sorte que les femmes s’emparent de ces sujets.”
Comment faire ?
“Nous allons organiser des formations et des ateliers de “réappropriation” sur ces questions. Par exemple, le prix du gaz n’est pas d’abord dû à la guerre en Ukraine ! Il est dû aux spéculateurs qui s’enrichissent à l’occasion de cette guerre. Le gaz est revendu plusieurs fois avant d’arriver dans nos foyers. Ce sont des choix politiques, ce n’est pas une fatalité. Se former et réfléchir ensemble est un bon levier, parce qu’avec les informations et les échanges viennent souvent l’indignation et l’envie d’enrayer cette machine. Nous continuerons aussi à porter les voix et les réalités des femmes au sein des instances politiques et de l’espace public au sens large, des endroits auxquels elles accèdent peu. Ce qui reste important pour nous, c’est de mettre la lumière sur les femmes qui ne font pas grève, qui ne manifestent pas, qui restent encore très invisibles. C’est cette solidarité-là, politique, entre femmes, qui fera bouger le monde.
C’est cette solidarité-là, politique, entre femmes, qui fera bouger le monde.
Enfin, en octobre, nous organiserons un grand congrès. Nous nous baserons sur des consultations collectives auprès des femmes elles-mêmes, bien sûr, qu’elles soient actives depuis 70 ans au sein du mouvement, ou depuis une heure. Des propositions vont en sortir, qui seront remises en discussion lors d’assemblées régionales, en vue de ce congrès. L’idée est de se renforcer sur notre identité commune et sur la manière de la vivre. Pour faire advenir le monde qu’on veut…”
Alice et Marine ont toutes les deux été victimes du même violeur. Après la médiatisation du viol subi par Alice, Marine décide de tout faire pour sortir son propre dossier des tiroirs de la Justice : sa plainte avait en effet été classée sans suite. Pourquoi ?
Coline Labeeu, Caroline Lecomte, Juliette Orio, Zoé Penelle, Charlotte Verbruggen (étudiantes en journalisme et membres du projet “Justice à Guichet Fermé”)
En novembre 2019, Alice, une jeune femme de vingt ans, poste un message Facebook sur la plateforme “ULB Confessions”. Elle accuse un homme de s’être fait passer pour un chauffeur de taxi/Collecto et de l’avoir kidnappée, séquestrée et violée.
La presse s’empare alors immédiatement de l’affaire et, très vite, cette histoire se retrouve dans tous les médias. Le conducteur sera ensuite rapidement retrouvé et inculpé par le parquet de Bruxelles. En effet, il a été reconnu coupable de dix agressions entre 2016 et 2019, pour lesquelles il a été condamné en 2020 et 2022. Il avait pour habitude d’embarquer ses victimes dans son faux taxi et de les emmener dans des endroits isolés pour les agresser sexuellement. C’est d’ailleurs ce mode opératoire particulier qui a permis de relier les différents dossiers.
Alice est la première à s’être exprimée publiquement sur le viol qu’elle a subi. Pourtant, il ne s’agit pas de l’unique victime à avoir porté plainte. Cependant, les autres plaignantes avaient vu leurs dossiers classés sans suite. C’est le cas de Marine qui, à la suite du post Facebook, décide de rouvrir son dossier.
Classement sans suite
Un classement sans suite représente l’arrêt d’une procédure judiciaire consécutive à une plainte. Véronique Laloux, juge au tribunal de première instance du Hainaut pendant 22 ans, rappelle le cheminement d’une plainte. Lorsqu’une plainte est déposée auprès d’un service de police, elle est directement transmise au parquet du procureur du Roi. En fonction des éléments qui composent le dossier, la ou le procureur·e décide alors si elle/il l’envoie à l’instruction et donc devant un tribunal ou pas. Si elle/il estime disposer de suffisamment d’éléments, elle/il peut envoyer cette plainte devant le tribunal correctionnel.
Cependant, si elle/il estime que le dossier manque d’éléments, elle/il peut choisir de classer cette plainte sans suite, ce qui veut dire qu’elle/il n’engagera pas de poursuites sur les faits en cause et qu’aucun procès n’aura lieu.
Le classement sans suite est supposé être un état provisoire de la plainte. Mais, si la réouverture du dossier ne s’avère pas motivée par la partie civile, il arrive souvent que ces plaintes soient simplement mises de côté pour raison de surcharge dans les services judiciaires. De nombreuses plaintes sont déposées chaque jour et les magistrat·es, à l’image de toute la Justice, manquent d’effectifs et croulent sous les dossiers. La situation est telle qu’au final, des choix sont faits quant aux dossiers traités et à l’urgence de ces derniers.
Des tribunaux spéciaux ?
“La manière dont fonctionne la Justice pénale est inadaptée”, constate Pierre Monville, avocat au barreau de Bruxelles depuis 32 ans, avec Marion de Nanteuil, avocate au barreau de Bruxelles depuis 2 ans. Les deux proposent des solutions : le problème viendrait du fait que la Belgique se trouve dépourvue de tribunaux dédiés spécifiquement aux affaires de violences sexuelles et intrafamiliales.
Ces dispositifs ont en effet montré des résultats remarquables en Espagne après leur instauration en 2004 dans la foulée d’une “loi de mesures de protection intégrale contre les violences de genre” exercées par un (ex-)partenaire. Les féminicides auraient baissé de 25 %. D’après les chiffres officiels, entre 2005 et 2021, plus de 700.000 sentences avaient été prononcées et près de deux millions de plaintes traitées, soit 150.000 par an. Ce système permettrait un traitement plus rapide des plaintes, un nombre de condamnations plus élevé ainsi qu’une augmentation du nombre de plaintes déposées.
Son dossier avait été classé sans suite, sans qu’elle n’ait été tenue au courant de l’enquête.
Dans l’affaire du faux Collecto, Marine a un jour reçu une lettre lui expliquant que son dossier avait été classé sans suite, sans qu’elle n’ait été tenue au courant de l’enquête réalisée en amont.
Les deux avocat·es qu’axelle a rencontré·es dénoncent un manque de prise en compte des sentiments de la victime. De leur point de vue, le parquet devrait informer davantage sur l’enquête en cours ainsi que sur le délai de prescription, période à l’issue de laquelle il ne sera plus possible de porter son affaire devant un tribunal et d’obtenir justice.
Le dossier de Marine a, cependant, pu être rouvert à sa demande en raison des nouveaux éléments ajoutés à l’affaire grâce au témoignage d’Alice. Ces éléments ont permis d’obtenir ensuite une deuxième condamnation de l’agresseur – et de reconnaître Marine comme victime. Dans certains cas, la victime peut demander que son dossier soit rouvert. C’est le cas, par exemple, lorsqu’elle dépose une deuxième plainte envers le même agresseur pour des faits similaires.
Marion de Nanteuil explique aussi que lorsqu’une seconde plainte est déposée à l’encontre de la même personne par une autre victime, il est possible que la/le procureur·e décide de lier les plaintes et de rouvrir le premier dossier d’abord classé sans suite. Les avocat·es indiquent cependant que ces deux possibilités sont des cas rares.
Marion de Nanteuil précise également que quoi qu’il arrive, aussi bien le classement sans suite que la réouverture sont des décisions prises par le parquet sans aucun contrôle. Pierre Monville ajoute qu’une victime de violences sexuelles peut tout de même contester le classement en se constituant partie civile. Dès lors, un·e juge d’instruction se saisit de l’affaire. Ce processus, chronophage et coûteux, ne peut être dès lors envisagé par toutes les victimes.
À lire / Au bénéfice du doute. À partir du cas d’un acquittement dans une affaire d’atteintes à l’intégrité sexuelle sur trois sœurs, axelle s’est demandé si, en Justice, la parole de trois mineures avait moins de poids que celle d’un homme établi. En examinant en compagnie d’expert·es la construction juridique du “doute”, notre enquête interroge plus largement la façon dont la Justice pourrait prendre en charge ce type de crimes.
Changer les mentalités, mais aussi les institutions
Selon les deux avocat·es, les mentalités doivent changer. Pierre Monville indique que certain·es membres du parquet conservent le réflexe de mettre en doute la parole de la personne qui dépose plainte pour violences sexuelles. “Rien que savoir où déposer plainte, c’est encore un parcours. Il y a souvent un sentiment de honte, de culpabilité. Aller déposer plainte n’est pas banal”, explique-t-il. Selon lui, cette démarche est à prendre très au sérieux.
“Plus il y aura de Centres de Prise en charge des Violences Sexuelles, plus la récolte des preuves sera efficace et moins le procureur aura de raisons de classer sans suite”, indique Marion de Nanteuil. Elle conclut en expliquant que, lors d’une procédure, ces CPVS sont un avantage considérable pour étayer les dossiers de viol en termes de preuves.
De manière générale, pour que les choses avancent réellement, d’après les victimes que nous avons rencontrées ainsi que les professionnel·les du monde judiciaire, il faudrait davantage de communication entre le parquet et les victimes, notamment en ce qui concerne les décisions de classement sans suite, mais aussi davantage de CPVS et surtout l’instauration de tribunaux uniquement dédiés aux affaires de violences sexuelles et intrafamiliales.
À lire / Violences sexuelles : peut-on rendre justice autrement ? En Belgique, une personne sur deux se déclare victime de violences sexuelles. Certaines féministes plaident pour un durcissement des politiques pénales. D’autres voix – parfois les mêmes, parfois différentes – font état d’un système pénal aux nombreuses failles, en particulier lorsqu’il s’agit de protéger les femmes des violences machistes. Face à ce constat, parler de “réparation” s’apparente à parler d’un impossible. Comment se “reconstruire” à la suite de violences sexuelles ? Des survivantes et des professionnel·les ont accepté de témoigner, pour réfléchir ensemble à de meilleures manières de rendre justice.
À partir du cas d’un acquittement dans une affaire d’atteintes à l’intégrité sexuelle sur trois sœurs, nous avons cherché une réponse à la question qui nous taraudait : en Justice, la parole de trois mineures aurait-elle moins de poids que celle d’un homme établi ? En examinant en compagnie d’expert·es la construction juridique du “doute”, nous interrogeons plus largement la façon dont la Justice pourrait prendre en charge ce type de crimes.
Florence* rentre de l’étranger en 2008, seule avec ses petites filles, Chloé* et Emma*, et enceinte – d’un autre père que celui des aînées. Son amie de longue date, Christine*, psychothérapeute retraitée, raconte : “Nos meilleurs amis ont demandé à Pascal* de la prendre sous son aile. C’est devenu son protecteur. Elle avait une confiance aveugle en lui.” Le protecteur devient le parrain de Lou*, le bébé. Les années passent, les liens se renforcent. Suite à un dîner, Christine et son mari chassent un malaise : “Il était trop gentil.”
Dépendance
Été 2012. Florence s’installe dans une dépendance de l’habitat de Pascal – la petite soixantaine à l’époque – “communiquant par une porte mitoyenne. Je faisais déjà du secrétariat pour lui à mi-temps.”
Marie-Claude* et son mari ont mis les deux en contact. Ils reviennent régulièrement de l’étranger. Selon Marie-Claude, “Pascal aurait bien voulu une relation autre qu’amicale ; pas question pour Florence. Mais elle s’est retrouvée habitant une dépendance de sa maison. Lui, donnait un coup de main en matière de “baby-sitting”. Pascal débarquait sans trop lui laisser le droit à une vie privée.” Les relations se tendent progressivement.
“Lors d’un dîner, se souvient Christine, Florence l’avait invité, par gentillesse. Il n’a parlé que de lui, de ses relations, politiques, médicales, à tous niveaux. Il ne quittait jamais Florence du regard, ce qui m’a fortement déplu. Mais il venait d’installer des balançoires pour les filles… Il était paternant, maternant, enveloppant.”
Toutes les composantes pour être sous emprise.
Après le dévoilement des faits, lorsque Florence la rencontre, Belinda Noé, sexologue clinicienne spécialisée dans la prise en charge des victimes d’agressions sexuelles, se souvient : “Madame était dans une position très fragilisée, seule, dans une certaine précarité financière, psychologique. C’était une femme qui avait des ressources, mais il y avait eu une cassure et elle s’est retrouvée chez le présumé auteur des faits. Qui lui avait proposé un petit boulot, jouait un rôle de papa, de sauveur… Toutes les composantes pour être sous emprise.”
À lire / Retrouvez en prolongement de cette enquête une interview exclusive de l’avocate Caroline Poiré. Elle a créé le cabinet Defendere, spécialisé dans la défense de victimes de violences. Elle s’exprime notamment sur la création de tribunaux spécialisés – enjeu évoqué également dans le premier article de ce grand format, “Faux taxi, vraies victimes”, à lire ici.
Le dévoilement
3 mai 2013. Les enfants ont 13, 11 et 4 ans. Fin de journée, Florence se rend à une réunion de parents. Pascal passe dans le logement contigu et entre dans la chambre des filles. Et dans le lit de Lou, la plus petite. Terrorisée, l’aînée fait semblant de dormir. Elle réalise que Pascal ne s’en prend pas qu’à elle.
Le lendemain matin, Chloé raconte tout à sa mère : Pascal est venu plusieurs fois la trouver dans leur chambre, et met la main sous son tee-shirt, dans sa culotte. A posteriori, elle analyse : “Avant, je me disais : la prochaine fois, j’aurai le courage de lui dire d’arrêter… Ma tête d’enfant ne me disait pas : “Je ne dois pas subir ça”, mais “Je n’aime pas subir ça.” L’inceste se passe toujours avec quelqu’un qu’on aime bien, un adulte, il y a une confiance de principe. Mais je ne voulais pas que ma sœur le vive aussi. Et ce n’était plus moi la victime, je n’étais plus dans la même position.”
Le protecteur s’était rendu indispensable.
Florence interroge alors Emma, qui rapporte des faits similaires. Lou idem, avec ses mots. Christine en tremble encore : “Qu’il ait pu si bien jouer ce jeu ! Puis j’ai rembobiné ; le protecteur s’était rendu indispensable. Un abus indicible, un abus de confiance, de pouvoir.”
Florence et ses filles réfugiées chez une amie, Christine se remémore la mère “comme paralysée. Une zombie. Elle m’a à peine regardée. Elle a seulement dit : “Je veux qu’il reconnaisse.”” “Tout ce que j’ai réussi à lui conseiller, raconte Marie-Claude, c’était de contacter Child Focus. Nous étions à des milliers de kilomètres.”
Florence consulte ensuite Belinda Noé, qui se souvient : “Une maman qui ne savait plus marcher, écrasée par la souffrance. Et la culpabilité, comme de nombreuses femmes, souvent considérées presque comme coauteures. Comme si elles auraient “dû” savoir… Une violence secondaire inimaginable ! L’objectif de l’emprise est justement de rendre l’autre aveugle par une prise de pouvoir sur ses sens, l’empêchant de décoder les moments de malaise. En fait, elle n’est coupable de rien mais victime, comme les enfants.” Belinda Noé soutient Florence dans son intention de déposer plainte : “Les enfants ont besoin de la Justice. Dans ces situations, aucun psy ne peut travailler sans l’”homme de loi”.”
L’avocate des plaignantes, Astrid Bedoret, revient sur le déroulement judiciaire. “La plainte déposée le jour où les deux aînées repartaient en hébergement alterné chez leur père, les enquêteurs ont proposé de réaliser l’audition vidéo-filmée juste à leur retour ; ils ont dû sentir qu’on aurait pu penser que la mère aurait pu influencer les révélations des enfants.” Cette technique d’audition des enfants possiblement victimes de violences sexuelles est considérée comme plus respectueuse de l’intérêt de l’enfant (évitant notamment les répétitions traumatiques) et amenant à la récolte d’informations de meilleure qualité, notamment grâce au langage non verbal.
Une épreuve terrible.
À la demande de Florence, Christine est présente. Elle raconte : “Au commissariat, l’ambiance était tellement lourde… J’avais apporté des jeux de société. Chloé est rentrée stoïquement dans la salle d’audience. Puis Emma, stressée, encouragée par sa sœur. Elle est revenue en pleurs et s’est jetée dans les bras de sa maman. Lou ne voulait pas y aller. Il a fallu que Florence et son père l’accompagnent aussi loin que possible. Je suis restée avec Chloé et Emma, qui s’est blottie dans mes bras. Une épreuve terrible. Les enfants étaient re-traumatisées. D’un autre côté, je pense qu’il fallait absolument le faire.”
Une experte psychologue mandatée effectue l’analyse de crédibilité des enfants : “très haute probabilité” que les propos de l’aînée reposent sur une réalité vécue. “Très grande probabilité” pour la deuxième. Les propos de Lou : “crédibles” et conformes au récit de ses sœurs, sans exclure formellement une influence par l’entourage. Devant l’experte, le père des aînées met quant à lui en doute les dires de ses filles, et décrit leur mère comme “manipulatrice”. Un an plus tard, réentendu à sa demande, il dira ne plus avoir de doute.
Le prévenu, lui, conteste totalement. Sauf d’avoir touché le sein de Chloé “par inadvertance” en lui faisant un câlin. Ses proches auditionné·es, dont ses enfants et deux ex-compagnes, le décrivent comme un homme bon et désireux de rendre service. Et Florence comme en souffrance, ayant besoin d’aide et profitant financièrement de Pascal. Ce dernier fait l’objet d’une expertise psychologique : pas de personnalité “criminogène”, mais mention de “tendances et attitudes émotionnelles caractériellement profondément incrustées, de qualité immature et névrotique, dans ses relations avec les femmes”.
Les procès
La stratégie du prévenu ? Invoquer l’absence de preuve et l’imprécision du témoignage des enfants. Mais en mai 2016, le tribunal de première instance établit que “l’ensemble des […] éléments forme un faisceau de présomptions graves, précises et concordantes qui établissent au-delà de tout doute raisonnable que le prévenu a commis les faits qui lui sont reprochés”. Pascal est reconnu coupable d’attentat à la pudeur avec violences ou menaces (du fait de sa position d’autorité). Il écope d’une (petite, commente une avocate) peine de 15 mois de prison avec sursis. Il fait appel.
J’attendais qu’on m’entende.
“Je ne comprenais pas pourquoi, confie Chloé. Entre les deux procès, j’ai passé des heures à écrire des arguments. J’attendais qu’on m’entende.”
Mi-novembre 2017 : le procès d’appel. “Chloé venait d’avoir 18 ans, raconte Florence, elle a témoigné.”
L’avocate Astrid Bedoret se rappelle : “Emma ne voulait pas parler. Mais à l’audience, elle m’a expliqué toute une série de choses qu’elle n’avait pas ou ne voulait pas dire avant. C’était très impressionnant. Je les ai répétées dans ma plaidoirie. Qu’elle ait pu me parler ce jour-là, pour moi, c’est la seule chose positive de cet appel.”
Pour Chloé, “ce n’était pas envisageable qu’il ne soit pas condamné. Je leur parlais, je les regardais dans les yeux… Un juge a demandé : “Est-ce que tu aurais pu sortir de la pièce si tu l’avais voulu ?” Ou encore : “Est-ce que tu es une bonne élève ?” Genre : “Malgré ce que tu as vécu, tu n’as pas raté à l’école…” Astrid Bedoret m’avait prévenue que ce serait violent.”
Fin décembre : verdict. “La cour ne déduit nullement des éléments qui précèdent que [la mère] a, volontairement ou non, de manière explicite ou implicite, influencé ses filles pour décrire les événements litigieux tels qu’ils ressortent du dossier. Mais la cour se doit d’être particulièrement prudente lorsqu’elle affirme, sans le moindre doute, que le contexte et la manière dont la parole des enfants s’est exprimée donnent à celle-ci plus de poids que la parole du prévenu. Ce n’est pas le cas dans la présente cause.”
Pascal est acquitté. Au bénéfice du doute. “Un des socles du droit pénal, commente Astrid Bedoret. Mais ce qui est inacceptable, c’est qu’il n’y ait pas, pour trancher, d’autres éléments que la déclaration des victimes contre celle du prévenu.”
En 2023, comment vont les filles ?
“Chloé, 22 ans, en a fait une force, décrit Florence. Emma a parlé, puis son cerveau a mis de côté. Lou, 13 ans, a complètement occulté”, des comportements qui cadrent avec les troubles de stress post-traumatique documentés par la psychiatre Muriel Salmona.
“Comment se relever, questionne Marie-Claude, d’avoir subi ces choses par une personne proche, comme souvent ? Passer au-dessus de la honte, de la difficulté à s’ouvrir, et réaliser qu’on n’est pas crue, qu’il n’y aura aucune punition ? C’est d’une injustice stupéfiante. Et les conséquences sur le développement futur ne sont vraiment mesurables qu’à la fin d’une vie.”
Florence, elle, travaille à un projet de film sur l’image et sur nos imaginaires et a entamé une réflexion juridique sur le principe de la charge de la preuve dans le cas de violences sexuelles sur mineur·es. “J’ai eu besoin de comprendre. J’avais l’impression d’être la seule à ne pas pouvoir continuer ma vie. Ce monde-là, pour mes filles, qu’est-ce que j’en fais ? Comment je leur donne envie de continuer à y vivre ?”
Qu’est-ce qui a fait pencher la balance ?
“Souvent [en matière de violences sexuelles, ndlr], il n’y a pas de preuves : pas de témoins directs, pas de traces, pas d’images”, constate Benjamine Bovy, avocate spécialisée en droit pénal et en droit familial, et présidente de la Commission Justice de la Ligue des droits humains. “C’est donc compliqué. À partir de là, les juges vont examiner certaines balises.”
Les juges vont examiner certaines balises.
La pénaliste pointe divers éléments qui peuvent, pris dans leur ensemble, faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Dont le contexte du dévoilement – évoqué ici comme “neutre” dans le premier jugement. “Des enfants savent que leur mère est en conflit avec quelqu’un, et viennent faire des déclarations après la naissance de ce conflit…” Elle nuance, cependant : “On pourrait aussi se dire que c’est parce qu’il y a conflit et que leur mère est en train de couper les ponts, que des enfants se sentent enfin en liberté de parler.”
Rôle des pères / figure maternelle
Les déclarations du père des aînées ont également pu peser : il avait qualifié son ex-femme de “manipulatrice” et mis en doute les propos de ses filles. Florence raconte qu’il lui a fallu plus d’un an, peut-être par haine envers elle, pour reconnaître que ses filles ne mentaient pas. Chloé rebondit : “On a toujours eu peur de ce que les hommes, les pères – celui d’Emma et le mien, et celui de Lou – allaient croire et raconter. En fait, le mien ne m’a jamais crue… Ils sont dans cette position de dominants, pères de filles, et on leur a demandé leur avis sur comment Maman nous éduquait ou menait sa vie pour juger si ce qui nous était arrivé était vrai ou pas ! Ce qu’ils ont raconté joué un rôle de protection de l’agresseur.” La mère : mauvaise ou non ? “Ce non-sujet a été alimenté par notre propre camp”, déchiffre Chloé.
Mise en symétrie systématique
Chaque élément pouvant montrer l’emprise sous laquelle se trouvaient Florence et ses filles est renvoyé en miroir : une stratégie de défense documentée par les sociologues Pierre-Guillaume Prigent et Gwénola Sueur. Pascal s’est rendu indispensable, financièrement et dans le quotidien ? Non, c’est Florence qui a manœuvré pour profiter de la situation. Pascal s’immisce dans la chambre des filles en son absence ? C’est Florence qui s’en occupe trop peu. Pascal est trop enveloppant, il ne respecte pas leur intimité ? Non, c’est Florence qui a des problèmes relationnels, et son ex le dit aussi. Lui-même, Pascal, est très “câlin”. C’est par cet argument – “ma main a glissé” –, qu’il justifiera une des agressions sexuelles dénoncées, avoir touché la poitrine de Chloé, selon lui d’ailleurs “en manque d’affection”. Retournement ultime, Pascal suggère que Florence utilise cet “incident” pour inciter ses filles à témoigner contre lui.
Faire porter la culpabilité à celle qui émet des soupçons.
Belinda Noé, à côté de ses activités de sexologue, est écoutante sur la ligne SéOS dédiée aux personnes aux “fantasmes sexuels déviants”. “L’abuseur est d’une subtilité, d’une manipulation… Récemment, une maman me raconte qu’elle dit à son compagnon qu’elle trouve déplaisante la façon dont il se comporte avec sa fille. Il lui a répondu qu’elle était une détraquée sexuelle de penser ça.” Retournements en miroir dans lesquels s’engouffre l’inconscient collectif : faire porter la culpabilité, voire la responsabilité, à celle qui émet des soupçons : la mère vengeresse, aliénante, voire folle. “Il faut sortir de ces stéréotypes sexistes”, enjoint Belinda Noé.
La personnalité de l’aînée
Au moment du dévoilement, Chloé dénonce une quinzaine d’agressions sexuelles. Dont trois “moments” distincts, sur lesquels son père dira finalement qu’il n’a plus de doute. De retour de l’étranger, la jeune femme, solaire, viendra témoigner en appel. La lecture de l’arrêt d’acquittement suggère, en filigrane, que sa solidité a pu servir la cause du prévenu ; elle ne coche pas les cases de la “bonne” victime. En revanche, les difficultés psychologiques prouvées rencontrées par Emma n’ont pas représenté un élément déterminant en sens inverse.
Le statut de l’agresseur
Lors de l’appel, la défense du prévenu appuie notamment sur son statut social et son métier. “Les hommes qui ont une profession tournée vers l’autre, qui font “du bien”, il est très difficile de les imaginer en agresseurs”, constate Astrid Bedoret. Le statut familial de Pascal, père de plusieurs enfants – auditionné·es –, renforce l’image d’un homme irréprochable. Chloé demande : “Et pourquoi ses enfants ont-ils eu le droit de dire ce qu’ils pensaient de ma mère ? Ils ne m’avaient vue que trois fois et demie, et leurs témoignages sont remplis de jugements à mon égard. Et les avocats en face utilisent leurs témoignages et disent le “handicap” que ce serait pour eux d’avoir un père condamné pour agressions sexuelles !”
Neutres, les juges ?
Avocate au sein du cabinet engagé Progress Lawyers Network, Selma Benkhelifa commente la question de l’impartialité des juges. “Quand on a un jeune gars étranger sans papiers condamné en première instance avec sursis, on n’ose pas faire appel, parce que la cour d’appel est toujours plus sévère. Dans ce cas-ci, l’accusé sait qu’on va se parler entre gens de bonne compagnie. Ce qui montre le sentiment d’impunité de la bourgeoisie. Les juges ne sont certainement pas à l’abri du racisme, du classisme, ni du sexisme. Ce sont des dominants, qui se reconnaissent dans le prévenu, riche, exerçant une profession libérale, etc. Les juges ne sont que les symptômes du système.”
Forcément un monstre
Aux yeux de la société et malgré la lame de fond de #MeToo jaillie entre les deux procès, il reste très compliqué d’intégrer que n’importe quel homme, en particulier d’un statut social élevé, puisse se révéler agresseur. “C’était la plaidoirie de la défense, se souvient Astrid Bedoret : comment un homme qui se conduit bien se transformerait-il en abuseur en série ?”
Comment peut-il être un agresseur ?
Le tribunal de première instance avait pourtant pointé, à partir notamment de l’analyse de ses relations avec les femmes, des “dérapages successifs avec des femmes adultes”.
Il est d’autant plus impossible d’imaginer n’importe quel homme en potentiel auteur d’agressions sexuelles que, dans l’imaginaire collectif, son visage reste celui du pédocriminel prédateur en série incarné par Marc Dutroux.
Le fait qu’aucune vidéo pédocriminelle n’ait été trouvée dans l’ordinateur de Pascal constituera un élément supplémentaire étayant le “doute” dans l’arrêt d’acquittement. Belinda Noé constate cependant : “Il y a des gens qui regardent des images pédopornographiques toute leur vie et ne passent jamais à l’acte. D’autres passent à l’acte et n’en regardent pas, ou sont assez malins pour qu’on ne les attrape jamais.” Précisons qu’en Belgique, la possession d’images pédopornographiques est punie d’un mois à un an de prison – et la diffusion de cinq à dix ans.
Spécialiste des situations d’inceste, Astrid Bedoret précise : “Ici, avec la figure ultra-paternante de l’accusé, le cas s’assimile fort à un inceste. Or l’agresseur intrafamilial ne s’intéresse pas, ou très rarement, aux autres enfants. L’idée qu’il n’y ait pas eu d’agression, même indirecte [par le visionnage de matériel pédopornographique, ndlr], sur d’autres enfants, le disculperait ? Comme s’il n’en avait pas agressé assez pour qu’on le considère comme dangereux ?” Belinda Noé pense que ce “scénario sexuel reproduit de nombreuses fois sur trois enfants a satisfait sa sexualité, et risque de se reproduire”.
Le poids de la parole des enfants en Justice
“Les descriptions des attouchements sexuels [descriptions faites par les enfants] sont peu précises sur le plan spatio-temporel”, souligne la cour d’appel. Dès lors, et au vu des autres éléments pointés, quel poids – plume – pèse la parole des enfants ? “Un des avocats de la défense, se remémore Astrid Bedoret, rappelait qu’il fallait être prudent avec les dires des enfants. Il a mentionné l’affaire d’Outreau, en France.”Dans un précédent article, nous l’avons souligné : ce procès retentissant a porté un coup terrible à la crédibilité de la parole des enfants.
“Les faits, explique de façon générale l’avocat au barreau de Bruxelles Bernard Maingain – plusieurs décennies d’expérience à défendre, tous types de dossiers sensibles, notamment des dossiers de prévenus dans des cas de violences sexuelles –, c’est ce qui fait l’unanimité. Si j’établis, par exemple, qu’une fille a été l’objet d’un attouchement de la part de tel homme entre l’âge de 5 ans et 8 ans, et que des pédopsychiatres de qualité disent que les conséquences de cela, c’est l’entrée dans des dédoublements de personnalité et des troubles fondamentaux de type psychotique, je peux construire un dossier, et j’amène un dossier très structuré devant les magistrats.”
De l’expérience de ses filles et des connaissances accumulées, Florence conclut : “Nos enfants n’ont aucune chance.”
Faut-il toucher au bénéfice du doute ?
“Un État de droit, formule Benjamine Bovy, implique des principes fondateurs et des règles claires qui s’appliquent à tous. Dont la présomption d’innocence. Il y a cette maxime selon laquelle il vaut mieux souffrir un coupable dehors que de mettre un innocent en prison. Dire cela à une victime est ignoble. Et dans les affaires de violences sexuelles, on est très souvent dans la parole de l’un contre celle de l’autre, mais c’est un principe cardinal. Il n’y a pas de formule magique pour peser le poids du doute.” Ainsi que le pointe la pénaliste, “si le ministère public estime qu’une décision est scandaleuse d’un point de vue légal, il peut se pourvoir en cassation”. Ce qu’il n’a pas fait dans ce cas.
La présomption d’innocence se couple souvent à une présomption de mensonge de la part la victime.
Selon l’avocate Selma Benkhelifa, “le bénéfice du doute et la présomption d’innocence sont des notions des droits humains : tant que tu n’as pas été démontré coupable, tu es innocent. Ces principes ont rompu avec la logique de l’Inquisition – coupable, tant que tu n’as pas démontré que tu étais innocent. En tant que personnalité de gauche, on défend ces principes.” Mais elle déplore que, dans les cas de violences sexuelles sur femmes ou enfants, “la présomption d’innocence se couple souvent à une présomption de mensonge de la part la victime. Ce qui n’arrive pas dans le cas d’un braquage ! Le bénéfice du doute est essentiel pour se défendre contre l’État, par exemple, mais il faut trouver un moyen pour que, sans amoindrir le droit des auteurs, il ne se retourne pas contre les victimes.”
La charge de la preuve
“Si la charge de la preuve s’inversait, cela changerait tout, Florence en est persuadée. Une fois la plainte déposée, les auditions vidéo-filmées, la parole des enfants estimée crédible par un expert mandaté, si, à ce moment-là, c’est à l’agresseur de prouver qu’il n’est pas coupable, se met en place un principe de précaution, au service des victimes de ce crime de masse qu’est l’inceste.”
Lors d’une rencontre à propos de l’avant-projet de réforme du Code pénal, la juriste Françoise Tulkens, figure de référence dans le monde du droit, nous expliquait : “Dans le cas d’infractions à caractère sexuel, je ne comprends pas que la charge de la preuve – si on allègue des faits avec vraisemblance – ne soit pas inversée, puisqu’on le fait déjà pour toute personne en situation de vulnérabilité par rapport à l’autorité. Exemple : un prisonnier accusant ses gardiens de l’avoir tabassé en cellule. Cette situation de vulnérabilité par rapport à l’autorité correspond exactement à la situation des femmes par rapport aux hommes.” Interrogée à nouveau, Françoise Tulkens poursuit : “Oui, on peut réfléchir à l’inversion de la charge de la preuve, parce qu’il y a domination, ici, sur enfant.” Elle ajoute : “Et l’État, aussi, a une responsabilité, indirecte, dans l’application des droits dans ces situations de déni de justice par rapport à des auteurs.”
Un processus susceptible d’amélioration
Selon Françoise Tulkens, toutes les étapes du processus judiciaire sont à améliorer. D’abord, “est-ce qu’on dépose plainte ? Comment ? A-t-on les reins assez solides, psychologiquement, financièrement ? Déposer plainte, c’est rentrer dans une grande machine avec ses propres règles. Un groupe d’avocats à Bruxelles voudrait tenter une expérience pilote et travailler avec des victimes avant même le dépôt de plainte.”
Son initiatrice, Caroline Poiré, insiste sur la plus-value d’avocat·es non seulement formé·es (au cycle des violences et à l’emprise ; aux troubles de stress post-traumatique ; au “système inceste” décrit par l’anthropologue Dorothée Dussy…), mais aussi engagé·es, intervenant au plus tôt dans les dossiers et jouant un rôle dans les demandes de devoirs d’enquête.
Selon l’avocat Bernard Maingain : “Dans le débat judiciaire, il y a des imaginaires collectifs qui jouent. En tant qu’avocat attaché à mon métier, je crois profondément que dépasser les imaginaires et travailler avec rigueur sur la preuve est essentiel.”
Il faut reconsidérer ce qu’est une preuve “acceptable”.
Caroline Poiré pense quant à elle que dans les dossiers de violences sexuelles, il faut reconsidérer ce qu’est une preuve “acceptable”. Et utiliser le concept de “faisceau de présomptions crédibles et concordantes”, soit plusieurs indices convergents – ce qu’a retenu la cour en première instance dans l’histoire des trois filles. En appel, au vu de l’ensemble des éléments analysés, renforcés par le manque d’éléments matériels et des imprécisions spatio-temporelles dans le témoignage des enfants, il subsistait un doute. Doute raisonnable, ou absolu ? D’après les notes d’Astrid Bedoret, les avocats de l’accusé avaient en tout cas insisté : s’il subsistait aux yeux des juges le moindre doute, le prévenu devait être acquitté.
Plus généralement, “si le doute n’est pas raisonnable, explique l’avocat Maingain, il peut y avoir condamnation. S’il l’est, il n’y a pas matière à condamner. Et c’est évidemment perçu par tous les acteurs des dossiers comme étant difficile. Mais difficile aussi parce que les faits sont difficiles à appréhender.”
Cependant, pour Françoise Tulkens, il faut dans ce type d’affaires “que le juge tienne compte des témoignages, c’est aussi bête que ça ! Ou alors que la crédibilité des témoignages soit radicalement mise en cause, radicalement. Il ne faut pas simplement dire qu’ils ne sont “pas suffisamment probants”, mais que l’autre partie puisse effectivement établir que ces témoignages sont faux.”
Et l’opportunité des poursuites ?
Caroline Poiré considère qu’il faut des enquêtes mieux menées. Ce point précis est partagé par Bernard Maingain : “Il faut qu’on aille très loin, de façon la plus professionnelle possible : recueillir les preuves, procéder à des auditions, savoir comment entendre un enfant, la façon dont on le crédibilise ou pas… Et avoir des magistrats du parquet qui sont en mesure de travailler la question.”
Selma Benkhelifa pointe l’enjeu politique : “À toutes les étapes de la procédure, certaines infractions considérées plus graves vont faire l’objet de plus d’investigations et aboutir à des sanctions plus lourdes que d’autres : c’est la politique de la hiérarchie des poursuites. Par exemple, on a décidé que le trafic des êtres humains, soit aider à passer une frontière [à ne pas confondre avec la traite des êtres humains, dans un but d’exploitation, ndlr], c’était hyper grave. Là, on poursuit. Mais quand une femme vient dire : “Il me menace de mort, il me harcèle”, on lui répond : “On n’a pas de preuves.” Mais mettez-le sur écoute ! Selon moi, une menace de mort, vu le nombre des féminicides, c’est une infraction plus grave que le trafic des êtres humains !” Qui détermine cette politique des poursuites ? Le collège des procureurs généraux et le ministre de la Justice, dont certaines décisions sont publiques, et d’autres non.
Ainsi que conclut Belinda Noé, “l’institution judiciaire a été mise en place pour éviter la vengeance. Si elle ne remplit pas cette fonction, je crains qu’on y revienne. Quand je vois ce jugement, je me dis que tout est à faire.”
Dans le cadre du grand format du n° 251 (mars-avril 2023) consacré à la prise en charge de victimes de violences par la Justice, axelle a rencontré Caroline Poiré. La pénaliste au barreau de Bruxelles depuis 19 ans a fondé l’inspirant cabinet d’avocat·es Defendere, prenant en charge uniquement les victimes d’agressions sexuelles et intrafamiliales. Bouleversant les pratiques par un accompagnement spécifique des victimes au cours du processus judiciaire.
Propos recueillis par Véronique Laurent et Sabine Panet
Caroline Poiré (D.R.)
Pour quelles raisons avez-vous initié Defendere ?
“Après des années à défendre autant des prévenu·es que des victimes dans des dossiers d’escroquerie, de trafic de stupéfiants, de faits de mœurs, etc., j’ai eu envie de quitter le barreau. J’ai ressenti une perte de sens. C’est un métier compliqué pour une femme – j’ai deux enfants. Je voulais faire autre chose, parce que j’avais l’impression que, dans ce métier-là, je ne pouvais pas mettre ma sensibilité au service des gens que je défendais. Il me fallait toujours être forte et sur la défensive.
C’est une chose de libérer la parole, mais qui allait la recevoir ?
Et d’autre part, après le déclenchement du mouvement MeToo, j’étais très inquiète que l’on pousse les victimes à libérer leur parole et à déposer plainte, parce que c’est une chose de libérer la parole, mais qui allait la recevoir ? J’ai donc décidé de ne pas quitter le barreau mais d’exercer mon métier différemment. Ça fait maintenant quelques années que je ne fais que de la prise en charge de victimes.
L’année passée, j’ai donné un nom à mon cabinet, Defendere, “défendre” en latin. J’avais aussi l’envie de déconstruire l’image que les victimes se font de l’avocat·e. Le barreau et le cercle très fermé des pénalistes restent un milieu extrêmement masculin et patriarcal, milieu qui refuse encore d’utiliser l’écriture inclusive, par exemple.”
Pour recevoir au mieux cette parole des victimes, vous prônez la formation des avocat·es ?
“Il y a quatre ou cinq ans, j’ai commencé à lire énormément sur le sujet des violences sexuelles et intrafamiliales, pas seulement d’un point de vue juridique mais aussi psychologique. Pour assurer au mieux la défense des victimes, il est primordial de savoir ce qu’est un traumatisme ou encore la victimisation secondaire et ce que sont les conséquences du stress post-traumatique et de la dissociation… Toutes ces notions sont nécessaires pour comprendre les victimes.
Que se passe-t-il une fois que la victime sort du commissariat de police ?
Au niveau de la prise en charge des victimes, je dois reconnaître que cela évolue de façon extrêmement positive avec notamment la création et l’uniformisation des Centres de Prise en charge des Violences Sexuelles (CPVS) sur tout le territoire national, mais la question est : que se passe-t-il une fois que la victime sort du commissariat de police ?
Avec trois autres avocat·es, Marion de Nanteuil, Pierre Monville et Corinne Delgouffre, et en collaboration avec le barreau de Bruxelles, nous avons mis en place une formation pluridisciplinaire de quatre journées pour les avocat·es. Il est en effet impératif que tous·tes les professionnel·les soient formé·es aux réalités spécifiques des violences faites aux femmes, aux enfants et aux minorités de genre, et soient formé·es à la Convention d’Istanbul, encore trop peu connue. Jusqu’à aujourd’hui, il n’existait pas de formation pour les avocat·es.”
Votre positionnement est novateur : faites-vous face à des résistances ?
“J’ai fait un choix, très critiqué au sein du barreau, parce qu’on estime qu’un·e avocat·e ne doit pas défendre une seule cause mais toutes les causes et qu’en ne défendant que les victimes, je déforce ceux et celles qui assurent la défense tant des auteurs que des victimes… C’est un choix que j’assume pleinement et qui est en lien avec l’engagement qui est le mien. Je défends, mais aussi j’assiste, j’accueille et j’accompagne les victimes. Il est vrai que j’utilise les moyens de communication qui sont mis à disposition, comme les réseaux sociaux, pour pouvoir aller vers les victimes. Ce n’est pas une pratique habituelle mais j’invite les autres avocat·es à le faire également. L’objectif étant de faciliter le chemin aux victimes dans le cadre de leurs recherches d’avocat·es.”
Le cabinet d’avocat·es Defendere, fondé par Caroline Poiré (D.R.)
Que préconisez-vous dans le processus judiciaire pour une meilleure prise en charge des victimes ?
“Je suis convaincue que les avocat·es ont une responsabilité qui intervient dès le dépôt de plainte. Pour moi, notre système pénal n’est pas du tout adapté à la victime, mais centré sur l’auteur. Quand la victime dépose plainte, elle transmet et dépose son récit, pris en charge par une personne qui ne connaît rien de son vécu : le procureur du Roi. Il va recevoir le procès-verbal d’audition mais il n’a pas rencontré la victime. L’avocat·e la rencontre, et va pouvoir demander des devoirs d’enquête et renforcer la possibilité d’une condamnation à l’issue du procès.
Les avocat·es ont une responsabilité qui intervient dès le dépôt de plainte.
Dès le dépôt de plainte ou après l’audition, c’est important de prendre un·e avocat·e, formé·e, qui suive et contrôle ce que le parquet fait pendant l’enquête, parce que c’est ça qui est extrêmement important et qui va déterminer, dans une certaine mesure, l’issue du procès. Il est important que le parquet – ou le juge d’instruction – n’agisse pas sans contrôle. Parce que, très souvent, en l’absence d’avocat·e, l’enquête se termine et c’est un classement sans suite. Très souvent, les victimes n’en reçoivent même pas la notification.”
Concrètement, comment se passe un premier rendez-vous ?
“Quand j’accueille une victime, je dresse un tableau et j’explique qu’on est face à deux réalités : la réalité personnelle et la réalité judiciaire. Il faut en informer les victimes. Quels que soient les faits de mœurs concernés – atteintes à l’intégrité, viols… –, leur point commun, c’est le trauma, mais avec toute une série de répercussions diverses, physiques, psychologiques, économiques. À un moment se pose la question : est-ce que je vais dans l’autre réalité, dans la réalité judiciaire ?
Dans la réalité personnelle des victimes, il n’y a pas aucune règle, en dehors de celle qui leur a été imposée par l’agresseur. Dans la réalité judiciaire, par contre, le Code pénal et le code de procédure pénale en imposent. La victime joue un rôle énorme : elle doit prouver ce qu’elle dit. Ce n’est pas une question de la croire ou non, on n’est plus dans une question de croyance, mais de preuve. La victime doit prouver que l’agresseur a une responsabilité pénale.
Il faut être accompagnée, dès le départ.
Le faire seule, c’est compliqué. Il faut être accompagnée, dès le départ, je le répète. Les victimes n’ont parfois pas conscience qu’elles disposent d’éléments, qui se révèlent au fil de la discussion – qui dure chez moi une heure, et qui est gratuite. Je veux que, une fois que les victimes sortent de mon cabinet, elles puissent dire “j’y vais” ou “je n’y vais pas”. Ce sont elles qui prennent la décision.”
Dans les affaires d’agressions sexuelles (sur mineur·es ou majeur·es), on se retrouve souvent parole contre parole. Et là, la présomption d’innocence joue en faveur du prévenu [comme nous le montrons dans l’enquête “Au bénéfice du doute”, publiée dans le numéro 251, ndlr]. Y aurait-il moyen de changer cette donne ?
“La règle, c’est que devant le tribunal – c’est notre système judiciaire –, les juges doivent déterminer si elles/ils disposent de preuves suffisantes : ce qu’on appelle le “faisceau de présomptions précises et concordantes”. C’est surtout l’enquête qui doit donc être suffisamment étayée pour établir ce faisceau de présomptions, ce qui permet aux juges d’appel ou de première instance de condamner.
Un·e juge ne peut pas condamner sur base simplement des auditions, même si ce sont des auditions de mineur·es déterminées comme étant crédibles. Et beaucoup pensent que les mamans utilisent la procédure pénale (une plainte à l’atteinte à l’intégrité sexuelle, par exemple) pour soutenir une procédure civile en cours ; il existe encore des juges qui sont dans l’optique de l’”aliénation parentale”, même au civil – qui pensent donc que les femmes instrumentalisent leurs enfants pour les couper du père. Tous·tes les magistrat·es doivent suivre une formation en la matière, mais elle reste très généraliste, et le SAP [Syndrome d’Aliénation Parentale, ndlr], par exemple, n’est pas du tout remis en cause.”
Caroline Poiré (D.R.)
Dans le cas d’agressions sexuelles (atteintes à l’intégrité sexuelle ou viols), n’y a-t-il pas trop de classements sans suite [voir l’enquête “Faux taxi, vraies victimes”, également publiée dans notre numéro 251, ndlr] ?
“Le classement sans suite est décidé au niveau du parquet par des magistrat·es spécialisé·es en mœurs. Il peut exister plusieurs motifs de classement sans suite : l’auteur n’est pas identifié, les faits ne constituent pas une infraction pénale, prescription ou, motif récurrent, les charges sont insuffisantes.
Une fois l’enquête terminée, le parquet se pose donc la question de “l’opportunité des poursuites”. C’est un principe fondamental : est-ce que je suis convaincu·e, sur base des éléments dont je dispose, que je vais obtenir une condamnation ? S’il y a conviction qu’il n’y a pas assez d’éléments, je ne vais pas faire vivre à la victime un risque d’acquittement. Il vaut mieux un classement sans suite – une décision provisoire (dossier qui dort) mais qui reste ouverte –, plutôt qu’un acquittement – une décision définitive dont l’auteur peut se prévaloir en disant qu’il est innocent.
Un·e avocat·e peut demander la réouverture d’un dossier ou mettre à l’instruction, mais une fois qu’un·e magistrat·e du parquet amène son dossier devant le tribunal, dans la majorité des cas, on peut espérer qu’elle/il obtienne la condamnation. À Bruxelles, là où je plaide principalement, il s’agit d’une chambre qui ne traite que des dossiers de mœurs. C’est une chambre qui fonctionne pas mal. Les juges sont à l’écoute des victimes.”
Les délits et crimes sexuels ne semblent pourtant pas la priorité des tribunaux…
“C’est une question qu’il faudrait poser aux membres du parquet de Bruxelles, et même des parquets du pays… Au sein du parquet, il existe une politique criminelle. Sur le site du ministère public, vous pouvez d’ailleurs lire les directives du Collège du ministère public et des Procureurs généraux. Certaines directives sont publiques. Il y en a d’autres auxquelles on ne peut pas accéder. Et, bien évidemment, au sein de cette institution-là, il y a des réunions, parce qu’il faut que la Justice fonctionne, il faut que les cours et les tribunaux ne soient pas engorgés, que les budgets soient respectés, etc.
Je ne pense pas qu’il y ait une généralisation suivant le type d’infractions, mais la politique criminelle, c’est : si vous êtes convaincu·es que ça n’aboutira pas, on classe. Et il existe des questionnements au niveau du parquet : est-ce qu’il est nécessaire de faire venir tous les dossiers devant le tribunal correctionnel ? Est-ce qu’une condamnation est nécessaire ? Est-ce qu’une peine de prison est nécessaire ? S’il y a médiation, elle doit bien sûr être encadrée par des professionnel·les, à nouveau, formé·es et engagé·es. Mais tout le souci, c’est qu’il s’agit d’une affaire d’hommes et de femmes, parfois pas du tout sensibilisé·es à ces matières-là. C’est ce qui est compliqué.
Au niveau de la politique des poursuites, il y a certainement des discussions, en off. Je ne sais pas s’il existe un chiffre de dossiers à devoir amener devant un tribunal correctionnel et un chiffre à classer sans suite, mais il y a toute une série de choses qui se discutent en disant, attention, on n’a qu’une seule chambre spécialisée à Bruxelles, par exemple. Il est certain que toutes les plaintes déposées ne pourraient pas être toutes traitées devant le tribunal chargé de recevoir ce type de dossiers.”
Au niveau institutionnel, pensez-vous que des changements pourraient être apportés pour un meilleur traitement des affaires en matière d’infractions sexuelles ?
Il faudrait une chambre spécialisée pour traiter ces dossiers !
“Déjà, il y a un manque criant de magistrat·es. À Bruxelles, si une victime interjette appel d’un jugement, les délais sont scandaleusement longs – une année ! – avant que la victime puisse voir son affaire examinée. Il faudrait multiplier les chambres correctionnelles pour éviter ces délais. La réforme du Code pénal sexuel ne suffisait pas pour un meilleur traitement de ces dossiers ! La Justice se doit d’être dotée de moyens financiers et humains beaucoup plus conséquents et à ce niveau-là, ça fait défaut. Et il faudrait une chambre spécialisée mais le ministre de la Justice dit qu’ouvrir une cour uniquement pour ces dossiers-là, ce n’est pas possible.”
En fait, en cas d’agressions sexuelles, quand on se plonge dans les chiffres, ce que nous avons fait pour l’enquête “Au bénéfice du doute”, on voit que la victime a peu de chance d’obtenir une condamnation.
“Il existe certaines affaires pour lesquelles je suis convaincue d’obtenir une condamnation, mais c’est malheureusement le dossier “stéréotypé” de la jeune fille qui va immédiatement aller déposer plainte au CPVS. On va faire des prélèvements, on retrouve l’ADN du suspect et, devant le tribunal correctionnel, là, j’ai la certitude d’obtenir une condamnation parce qu’il y a des preuves matérielles. Pour un viol, on doit prouver deux choses : un acte de pénétration, et que cet acte n’a pas été consenti. Souvent, l’accusé conteste. Pour la question du consentement, on examine les circonstances de l’affaire.
L’atteinte à l’intégrité sexuelle est encore plus difficile à prouver que le viol. Et certainement sur enfants : il faut les expertises de crédibilité, mais pas seulement. Il faut d’autres éléments, un adulte témoin, un constat de décrochage scolaire, le fait d’en avoir parlé, des écrits, un carnet intime…”
Une des avocates que nous avons rencontrées pour notre grand format parle d’une forme d’inversion de la présomption d’innocence dans les affaires d’agressions sexuelles, qui se transforme en “présomption de mensonge” dans le chef des victimes. Qu’en pensez-vous ?
“En termes de chiffres, on parle de 8 % de fausses allégations, et encore, ce ne sont pas 8 % de mensonges. Ce sont des dossiers où l’on estime que la victime a menti, ce n’est pas la même chose ! Il faut prendre conscience que déposer plainte, ce n’est vraiment pas simple. Se retrancher derrière ces chiffres-là, c’est un très mauvais calcul et cela donne une très mauvaise image à ce type de dossiers. S’il peut arriver qu’une personne mente, nous ne pouvons partir de ce postulat pour toutes les plaintes.
On ne peut pas traiter les dossiers d’infractions sexuelles comme les autres.
On ne peut pas traiter les dossiers d’infractions sexuelles comme les autres. Il faut d’abord laisser tomber toutes les croyances et les stéréotypes, ce qui n’est pas simple puisqu’on est tous et toutes éduqué·es avec ces croyances. Mais à partir du moment où on a la responsabilité de juger de faits aussi graves, il faut être capable, au moment du jugement, de faire cet exercice-là.
Il est vrai, par contre, que si un doute existe, celui-ci doit profiter à la personne accusée. Je pense raisonnablement que la notion de doute ne doit pas être examinée de la même manière dans les dossiers de mœurs : le doute doit être raisonnable, et peut se voir écarté en s’appuyant sur le faisceau de présomptions précises et concordantes.
En fait, il faut que la spécialisation et l’engagement interviennent à tous les stades de la procédure. Il faut une formation de base sur les grands principes, mais elle devrait être continue sur des thématiques plus poussées. S’engager, c’est aller au-delà de ce qu’on nous a appris à l’université.”