Podcast : “Comment j’ai retrouvé ma mère”

Dans cette série documentaire en neuf épisodes produite par axelle et qui sera diffusée à partir du 2 octobre, Juliette Mogenet raconte comment son lien avec sa mère a évolué au fil d’une enquête menée avec Audrey Lise Mallet. Pendant plus d’un an, les deux réalisatrices ont rencontré des mères, des chercheuses, des activistes, des femmes qui souhaitent ne pas être mères, des travailleuses du soin, des autrices… Alliant ces témoignages à des analyses et des décryptages, elles ont questionné la construction de la maternité dans notre société. Travail, argent, santé, représentations, accès à l’espace public, construction de la famille : autant de dimensions traversées de nombreuses violences systémiques envers les femmes. Entre le récit intime d’une réconciliation et l’analyse systémique d’un enjeu social majeur, Comment j’ai retrouvé ma mère est un documentaire radiophonique critique et consolatoire, qui dessine aussi des pistes de solutions pour des maternités plus joyeuses et plus épanouies.
Audrey Lise Mallet et Juliette Mogenet.

© Marine Schneider

Épisode 1. Tu travaillais ou pas quand on était petit·es ?

Dans ce premier épisode, on rencontre Hélène, la mère, Juliette, la fille et Audrey, la complice. Chacune part de son expérience pour questionner la construction historique et sociétale de la répartition genrée du travail, qui s’accentue quand on devient mère. Comment la distribution inégalitaire des congés parentaux influence-t-elle notre rapport à la parentalité ? Juliette et Audrey donnent l’ancrage politique et intime de ce documentaire qui, en parlant des “mères”, englobe aussi et surtout toutes les femmes, qu’elles aient ou non un·e enfant.

À écouter ici !

Épisode 2. Qui prend soin de celles qui prennent soin ?

Les réalisatrices expliquent la division entre le travail productif et le travail reproductif. Elles approfondissent la théorie du Care et questionnent les métiers du soin : quels sont-ils ? Elles constatent les pénuries dans les systèmes de garde et leurs conséquences. Qui garde nos enfants, et dans quelles conditions ? Pourquoi le travail de soin est-il si peu valorisé, mal payé – voire pas payé du tout ? Elles dénoncent l’injustice et le racisme de la “chaîne globale du soin” et tentent de comprendre à qui profite ce système.

À écouter ici !

© Marine Schneider

Épisode 3. C’était clair que j’allais gagner moins d’argent

Pour mieux comprendre quels mécanismes renforcent la paupérisation des femmes, et particulièrement des mères, Juliette fait converser dans un grand jeu d’échos Titiou Lecoq, autrice et journaliste, Valérie Lootvoet, directrice de l’Université des Femmes et Lola Galer, chargée de projet à la Ligue des familles. Écarts salariaux, violences économiques, travail reproductif non rémunéré, conditions de travail sexistes, plafond de verre : on comprendra dans cet épisode pourquoi les femmes gagnent moins que les hommes alors qu’elles travaillent davantage.

Épisode 4. Pourquoi tu m’as rien dit ?

Quand Juliette avait 10 ans, Hélène en avait 33 : l’âge de Juliette aujourd’hui. Elle se sent pourtant si différente de cette mère qu’elle observe à travers les années. En se questionnant sur ce qu’Hélène lui a transmis de ce rôle maternel, en convoquant aussi autrices et autres mères, Juliette interroge les modèles qui ont forgé sa vision de la maternité. Avec Audrey, elles dénoncent le peu de représentations réalistes, la culpabilisation permanente des mères et le manque des figures de pères impliqués. Entre langues qui se délient et oreilles peu attentives, tabous brisés et conscientisation des injonctions, Juliette et Hélène se rapprochent doucement.

© Marine Schneider

Épisode 5. Souvent, les mères disparaissent

Hélène a élevé ses enfants à la campagne, Juliette a fait le choix de vivre en ville. Avec Audrey, elles se questionnent : où sont les mères dans l’espace public ? Cet épisode analyse ce qui provoque leur invisibilisation physique et symbolique, dans des villes si peu adaptées aux besoins des jeunes enfants et de celles qui en ont la charge… Non adaptées, en fait, à toutes les personnes plus vulnérables, grosses, âgées, moins valides, racisées, etc. Alors que les usages de l’espace public sont genrés, conçus pour les hommes, et depuis quelques décennies, pour les voitures, les femmes sont conditionnées à y occuper le moins de place possible. Comment se réapproprier la ville pour qu’elle soit un espace de rencontre, de partage, d’exploration, où il fait bon vivre pour les enfants et leurs parents ?

© Marine Schneider

Épisode 6. Si j’avais su, j’aurais accouché seule dans ma douche

Dans cet épisode très sensible, on entend les nombreux impacts de la maternité sur la santé physique et mentale des mères, tout au long de leur vie. Florence Guiot, de la Plateforme citoyenne pour une naissance respectée, fait le point sur les violences gynécologiques et obstétricales en Belgique. Qu’est-ce que la justice reproductive ? Comment préserver l’équilibre des mères ? Qu’est-ce que c’est, réellement, la dépression post-partum ? Entre déconstruction de certains mythes et pistes de solution, on cherche également à comprendre comment l’institution médicale peut accompagner les mères et les familles dans des parcours qui respectent leurs choix et leurs besoins.

Épisode 7. Pour faire famille, il faut être une équipe

C’est quoi, une famille ? Juliette a reproduit le modèle classique de ses parents : un papa, une maman, des enfants. Avec Audrey, elles interrogent ce concept qui semble commun, “familier”, mais qui dans l’histoire et sur la planète recouvre tout un tas de configurations, familles mono ou homoparentales, recomposées, en coparentalité, etc. Toutefois, dans notre société où dominent la famille nucléaire et l’individualisme, le village dont on aurait besoin pour élever un·e enfant n’est pas si facile à réunir. Cet épisode explore différentes manières de faire famille, d’habiter, de créer des réseaux de liens et de soutien. Puisqu’il est nécessaire, urgent même, que le soin des enfants devienne un projet collectif et politique.

Épisode 8. Avoir des enfants, ça m’a éveillée

À la fois source d’aliénation et bouleversement identitaire, la maternité est souvent aussi un moment de prise de conscience politique et d’émancipations multiples. Une brèche s’ouvre : les violences systémiques qui marquent le parcours de chaque femme deviennent plus vives, et plus nombreuses. Mais c’est souvent par désir de protéger leurs enfants, de se battre pour une société meilleure, que la colère intime se convertit en force d’action. Cet épisode met notamment en avant des mouvements politiques portés par des mères, qui visent à créer un monde plus habitable, ainsi que les voies créatives, collectives ou intimes, qu’empruntent les mères pour faire de leur maternité une force.

© Marine Schneider

Épisode 9. Utopies maternelles pour la suite du monde

Quelles seraient les conditions idéales pour vivre des maternités plus égalitaires et plus épanouies ? Pour que la prise en charge du soin des enfants soit mieux répartie ? En réfléchissant à des pistes concrètes pour faire advenir ces utopies maternelles, les deux réalisatrices invoquent une transformation sociétale plus vaste, plus profonde, dans notre rapport au travail, à l’argent, à l’espace public, à la santé, aux manières de faire famille, bref : toutes les dimensions abordées dans les premiers épisodes du documentaire. Ce dernier volet esquisse donc les contours de possibles changements, vers un monde plus juste et plus réjouissant, pour toutes les générations et pour le vivant.

Deux épisodes par semaine, à partir du lundi 2 octobre. À retrouver sur notre site et sur toutes les plateformes de podcasts.

Soirée de lancement

Quand ? Dimanche 1er octobre à 20h
Où ? La Tricoterie, 158 rue Théodore Verhaegen, 1060 Saint-Gilles.
Quoi ? Écoute d’extraits en public, rencontre avec les réalisatrices animée par Manon Legrand, bornes d’écoute. Cette soirée de lancement sera également l’occasion de retrouvailles émouvantes et festives avec plusieurs des personnes ayant contribué à nourrir l’enquête.

Événement gratuit, mais réservation souhaitée. 

Séisme au Maroc : quels sont les besoins des femmes sinistrées ?

Dans la nuit du vendredi 8 septembre, le Maroc a été brutalement secoué par un séisme d’une puissance inédite. Ce tremblement de terre a eu des conséquences dévastatrices, coûtant la vie à plus de 2.800 personnes (bilan provisoire) et faisant des milliers de blessé·es. Yasmina Benslimane, militante féministe marocaine et fondatrice de Politics4Her, alerte sur la situation des femmes sinistrées et sur leurs besoins spécifiques en publiant un manifeste.

Un séisme dramatique a frappé le Maroc le 8 septembre 2023. Ici, dans la ville de Amizmiz, proche de l'épicentre du séisme, les habitant·es ont dressé des tentes pour abriter les victimes durant la nuit. © LP/Jean-Baptiste Quentin

2.862, c’est, au moment d’écrire ces lignes, 4 jours après la catastrophe, le nombre de personnes décédées dans le tragique tremblement de terre ayant eu lieu dans la nuit du vendredi 8 septembre au Maroc. L’épicentre de ce séisme terrifiant a été localisé dans la commune d’Ighil, au cœur de la province d’Al Haouz, à 23h11 exactement.

De nombreux villages proches de l’épicentre ont été entièrement détruits. Certaines localités situées en zones montagneuses n’ont pas encore reçu d’aide : les routes sont bloquées, voire inaccessibles. De nombreuses personnes appellent encore à l’aide. La situation demeure critique, nécessitant une mobilisation urgente pour apporter un soutien essentiel aux victimes et plus particulièrement aux femmes, dont les besoins spécifiques sont oubliés face à l’urgence d’agir et à l’immensité du défi.

En effet, d’une façon générale, selon le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), les femmes et les filles ont 14 fois plus de risques que les hommes de perdre la vie lors d’une catastrophe naturelle. Au Japon, au moment du tremblement de terre de Kobe en 1995, la mortalité des femmes a été 50 % supérieure à celle des hommes, pointe parmi de multiples exemples à travers le globe un rapport récent du Conseil économique, social et environnemental français consacré à ce sujet. Pourquoi ?

Notamment parce que les femmes sont bien plus nombreuses à être piégées dans leur maison, mais aussi parce qu’elles sont plus nombreuses à travailler dans la santé et donc plus exposées en cas d’épidémie, par exemple. Et, lorsqu’elles survivent et qu’elles sont déplacées, 20 % d’entre elles subissent des violences sexistes et sexuelles, dénonçait déjà l’ONU en 2015. Enfin, l’accès aux ressources joue également en leur défaveur.

Consciente de ces enjeux cruciaux, Yasmina Benslimane, militante féministe marocaine et fondatrice de Politics4her (un mouvement féministe intersectionnel prônant la participation inclusive des femmes et des filles à la politique), a publié un manifeste pour alerter sur la situation des sinistrées marocaines. Elle y souligne l’importance d’adopter une approche sensible à la dimension du genre, en particulier pour les femmes et les filles vivant dans les zones rurales. Par exemple, nous savons que les femmes du village de Zanite Lalla Aziza, près de Chichaoua, sont dans un état critique, certaines sont enceintes et ont besoin d’une aide rapide.

Les besoins des femmes sinistrées au Maroc

“Les femmes et les filles sont souvent les plus vulnérables lors des catastrophes naturelles, et le récent séisme au Maroc ne fait malheureusement pas exception. Il est impératif que nous prenions des mesures concrètes pour répondre à leurs besoins spécifiques et garantir leur dignité et leur sécurité”, alerte la militante féministe Yasmina Benslimane sur son compte Instagram.

Dans son manifeste, Yasmina Benslimane identifie les problèmes majeurs rencontrés par les femmes victimes du tremblement de terre au Maroc.

Tout d’abord, le manque d’intimité et de dignité. Les abris temporaires offrent rarement un espace permettant de préserver l’intimité des femmes et des filles. Yasmina Benslimane rappelle que “le manque d’intimité peut causer une grande gêne, notamment pendant les menstruations car les règles sont souvent entourées de tabous.”

Cette attention amène à pointer la limitation de l’accès aux produits menstruels. Yasmina Benslimane insiste sur le fait que “les produits menstruels sont souvent négligés lors des opérations de secours en cas de catastrophe, laissant les filles et les jeunes femmes vulnérables à des problèmes de santé hygiénique.”

Elle dénonce ensuite le risque d’augmentation des violences sexistes et sexuelles. Yasmina Benslimane et ses consœurs de Politics4her alertent notamment sur le contenu de messages, relayés sur les réseaux sociaux, encourageant les hommes à se marier avec les jeunes filles et les jeunes femmes issues de milieux ruraux ayant tout perdu – soi-disant pour les sauver du désastre. Un fait de société déjà courant et que la catastrophe pourrait amplifier : selon les statistiques du ministère de la Justice marocain relayées par l’Unicef, 32.104 demandes de mariage de mineur·es ont été enregistrées en 2018, dont 99 % concernant des filles.

La féministe est catégorique : le mariage n’est pas un acte de charité. Apporter son aide en échange d’un mariage constitue une violence sexiste extrême et pourrait conduire à d’autres violences, notamment sexuelles, à l’égard de ces femmes déjà très démunies. Elle appelle à la vigilance dans les douars (villages) et insiste sur le fait qu’il faut apporter toute l’aide nécessaire à ces femmes pour éviter des situations encore plus dramatiques. Elle souligne aussi que “les femmes et les filles peuvent craindre pour leur sécurité lorsqu’elles cherchent à accéder aux services essentiels.”

La militante pointe également les difficultés d’accès aux services de santé. Le séisme perturbe souvent l’accès aux services de santé reproductive, ce qui peut avoir des conséquences graves. “Les soins maternels et la santé sexuelle et reproductive doivent rester une priorité”, affirme Yasmina Benslimane. En effet des femmes enceintes se retrouvent dans des situations critiques, dangereuses pour leur santé et celle de leur bébé et manquent d’assistance. Ce fut également le cas après le tremblement de terre de 2015 au Népal.

Enfin, Yasmina Benslimane évoque le stress psychologique. Le traumatisme associé à la survie d’une catastrophe, combiné au manque de soutien approprié, peut affecter profondément la santé mentale des femmes et des filles.

Les femmes au cœur de la réponse

Yasmina Benslimane appelle à l’action en proposant des recommandations politiques essentielles pour prendre en compte les besoins spécifiques des femmes et des filles lors des opérations de secours en cas de catastrophe. Elle exhorte à “garantir l’accès aux soins de santé sexuelle et reproductive, à promouvoir des options d’hébergement sensibles au genre, à soutenir les survivantes de violences sexistes, et à créer des services de soutien psychosocial adaptés.”

La militante féministe conclut en soulignant l’importance de la représentation et du leadership des femmes et des filles dans les décisions liées à la réponse aux catastrophes, mais aussi dans la gestion des risques en amont. Elle insiste enfin sur le rôle des médias et de la société civile dans la sensibilisation du public à ces questions cruciales.

Pour ses 25 ans, axelle déploie ses ailes

Samedi 11 novembre, venez fêter notre anniversaire, lire, écouter, réfléchir et créer avec la rédaction !

14h – 15h // LES DEBOUTTES D’UN JOURNALISME FÉMINISTE // Table ronde en trois temps

“Debouttes…” parce qu’on n’est pas assises !

Notre histoire / De la naissance d’un magazine au déploiement d’un média
Nos lectrices / Qu’attendent les femmes d’un journalisme féministe ? Matrice d’une enquête de lectorat menée en 2023
Pour un journalisme féministe (et pas “le”) / Lancement officiel et distribution de notre publication Brouillon pour un journalisme féministe.
Avec Manon Legrand, journaliste, Lise Ménalque, assistante doctorante – ULB, Sabine Panet, rédactrice en chef, Aurore Kesch, présidente de Vie Féminine. Animée par Audrey Vanbrabant.
Salle Marie Popelin. Entrée libre.

15h15 – 16h45 // QU’EST-CE QU’ELLES FABRIQUENT ? // Ateliers

Atelier 1 / Comment penser l’image en photographe féministe ?
On va regarder des images, les décoder, partager des expériences et échanger sur un processus de création visuelle féministe.
Animé par Laetitia Bica, photographe, et Coralie Vankerkhoven, photographe. Salle Marie Popelin

Atelier 2 / Comment penser le son en journaliste féministe ?
On va écouter des extraits, partager des expériences et échanger sur un processus de création sonore féministe.
Animé par Corinne Ricuort, réalisatrice de podcasts, et Camille Wernaers, journaliste et réalisatrice. Salle Irène Kaufer

Atelier 3 / Comment pratiquer l’intersectionnalité en tant que journaliste féministe ?
Comment repenser la fabrication des récits médiatiques, replacer le journalisme dans une perspective de construction d’une société plus égalitaire, plus juste et plus solidaire ?
Animé par Salwa Boujour, journaliste et présidente de l’Association pour la Diversité et l’Inclusion dans les Médias. Salle Zaha Hadid

Atelier 4 / Quelles références et quels modèles à partager sur le journalisme féministe ? 
On se sent parfois un peu seules. Mais on n’est ni les premières ni les dernières.
Animé par Catherine Joie, journaliste, et Lise Ménalque, assistante doctorante – ULB. Salle Rosa Parks

Tous les ateliers sont gratuits mais les places étant limitées à 15 personnes, ils sont sur inscription jusqu’au 9 novembre : axellea25ans@viefeminine.be

17h – 18h // ÉCRIRE LE MONDE DE DEMAIN // Lectures de fictions journalistiques féministes

Le journalisme met en mots le monde d’aujourd’hui. Un journalisme féministe peut-il donner à lire celui de demain ? On ne vous en dit pas plus : réponses dans le numéro de novembre 2023 !
Nous en proposerons des extraits lus par les comédiennes Valérie Giménez, Bwanga Pilipili et Lise Wittamer, avec la complicité de l’autrice et metteuse en scène Marthe Degaille. Salle Marie Popelin

Rendez-vous samedi 11 novembre de 14h à 18h au centre Amazone, 10 rue du Méridien, 1210 Bruxelles.

Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du Conseil supérieur de l’Éducation aux Médias

L’accueil de l’enfance, “l’affaire de tout le monde”

Criant manque de places, subventionnées ou non, pénurie de personnel, formation insuffisante, abandon des mères, dont les plus précaires… À la croisée des domaines – éducation, santé, travail –, de problématiques sociales et économiques, à l’intersection des sphères privée et professionnelle, l’accueil de la petite enfance, très majoritairement féminin, concentre pas mal d’enjeux féministes. En crise, le secteur reste peu valorisé et parent pauvre des investissements publics. Pour explorer les dynamiques à l’œuvre et leurs impacts concrets sur la vie des mères et des femmes : Anne Teheux, responsable (tout juste retraitée) de la FSMI, Fédération des services maternels et infantiles de Vie Féminine, et Joëlle Mottint, chercheuse et formatrice pour le RIEPP, “Recherche et Innovation Enfants-Parents-Professionnel·le·s”, association active dans le secteur de l’accueil de l’enfant. Un entretien à retrouver en intégralité dans notre série de podcasts L’Heure des éclaireuses.

© Delphine Panique, pour axelle magazine

En 2018, les accueillantes à domicile ont obtenu un statut complet de salariée. Pourquoi Vie Féminine portait-elle ce combat depuis longtemps ?

Anne Teheux : “Depuis le début chez Vie Féminine, la création de services d’accueillantes d’enfants s’assortissait d’une forme de responsabilité morale : d’abord, permettre que ces milieux d’accueil soient de qualité. Pour les mamans, confier son enfant, ce n’est pas rien, c’est terriblement personnel. Il fallait inscrire cette démarche dans une réelle professionnalisation, qui passait par des formations pour les accueillantes et les travailleuses sociales encadrantes. On ne parlait pas encore de “formation initiale” ou “continue” ; des tas de choses ont été créées à l’époque, en attendant que le législateur s’en occupe. Le deuxième aspect concernait la situation des accueillantes elles-mêmes, payées à la prestation, sous forme d’indemnité de frais (repas, énergie, jeux…). Quand un enfant n’est pas là, ou en période de vacances, l’accueillante n’a rien. Ce n’est qu’un début d’autonomie financière, l’accès aux droits sociaux n’est que partiel, pas de chômage ni de congés payés… Un statut salarié, c’était permettre à ces femmes d’exercer un vrai métier et de renforcer cette autonomie.”

Depuis quand durait ce combat de Vie Féminine ?

A.T. : “Vie Féminine est dans les premières associations à avoir porté le combat, à partir des années 1970. Vingt ans plus tard, les syndicats s’en sont mêlés, ça n’a plus été considéré, à leur niveau, comme des “affaires de bonnes femmes”. En 2014, la Plateforme pour le statut des accueillantes conventionnées a rassemblé les organisations syndicales, familiales, et la plupart des fédérations d’employeurs. Grâce à ce collectif, en 2018, apparaît le projet pilote qui instaure un statut salarié pour des accueillantes, qui vont pouvoir y entrer par cohortes. Le statut est une matière fédérale, l’accueil de la petite enfance dépend de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) : il a fallu trouver des artifices. En 2019, autre grand moment : la fameuse réforme MILAC votée en fin de législature du précédent gouvernement. Le statut salarié devient la norme pour toute nouvelle engagée. Une victoire importante pour Vie Féminine qui a porté la cause pendant quarante ans, pour l’accueil de l’enfance, pour les femmes. Parce que, à travers ce statut salarié, c’est une forme de reconnaissance de la professionnalisation du métier, qui n’est plus considéré comme “naturel”, comme quelque chose que les femmes font chez elles parce qu’elles “ont les hormones pour”.”

Joëlle Mottint : “L’accueil de l’enfance, c’est comme si ça valait moins, alors que c’est un métier beaucoup plus difficile puisque les enfants ne parlent pas. Il faut pouvoir décrypter. Et il y a la pénibilité physique du travail, et aussi, surtout, la disponibilité émotionnelle : se mettre au niveau de l’enfant, essayer de comprendre ses besoins. On se dit : “Un bébé, on lui donne à manger, on lui met un lange propre et tout va bien”, mais c’est bien plus complexe. C’est comme si c’était naturel pour les femmes d’être en relation avec les autres êtres humains ! On observe la même chose avec les aides-soignantes en maison de repos, pas mieux traitées que les puéricultrices, et peut-être encore moins bien.”

A.T. : “Ce phénomène englobe tout l’aspect des métiers du soin aux autres, personnes âgées, malades, jeunes enfants, et c’est aussi la question du nettoyage… Ce sont des secteurs particulièrement féminisés. L’accueil, les relations, ça reste une affaire de femmes : “Elles font certainement cela mieux que les hommes”… Or rien ne prouve que c’est le cas.”

Le combat n’est pas terminé, sociétal mais aussi politique. Le secteur de l’accueil de l’enfance, petite enfance et extrascolaire est d’ailleurs reparti en grève en avril dernier.

A.T. : “L’accueil de l’enfance est un vrai débat de société, c’est l’affaire de tout le monde, c’est une responsabilité collective. Les décisions politiques le méprisent toujours par rapport à d’autres secteurs. Ce n’est pas un métier qui s’improvise. Il n’y a pas assez de moyens pour élaborer un système de qualité en FWB, pour la formation, pour que le personnel puisse avoir du temps réflexif, d’observation, absolument nécessaire, et c’est ce que cette mobilisation mettait en avant.”

La valorisation passe par la professionnalisation du secteur, elle-même passant par la formation ?

J.M. : “Il faut d’abord savoir qu’on est le dernier pays européen à avoir un aussi bas niveau de formation pour l’accueil des enfants de 0 à 3 ans. Actuellement dans les crèches en FWB, le niveau des puéricultrices est un niveau de secondaire professionnel, c’est vraiment très bas.”

A.T. : “Avant, dans les milieux d’accueil, on était quand même sur une vision très hygiéniste : s’occuper d’un enfant, c’était savoir le changer, le laver, le nourrir. Aujourd’hui, on travaille sur les trois fonctions de l’accueil. La fonction économique : c’est permettre aux parents d’exercer un emploi. La fonction éducative, c’est permettre à l’enfant de se développer, de socialiser. Et la fonction sociale, qui vise la mixité sociale : permettre à des enfants, des familles de se rencontrer, de se construire, et ça, ce n’était pas du tout abordé dans les formations des puéricultrices.

L’accueil de l’enfance est un vrai débat de société, c’est l’affaire de tout le monde, c’est une responsabilité collective.

Le SFMQ [Service francophone des métiers et des qualifications, ndlr] retravaille depuis deux ans la formation, qui devrait aussi prendre en compte les réalités sociétales du secteur : le travail avec des familles recomposées, atypiques, avec la vulnérabilité des publics, les phénomènes de violences… Ce n’est pas simple de faire évoluer les mentalités par rapport à la valorisation et l’exercice du métier. On entend encore pas mal de réticences chez certains acteurs : “Dans le contexte de pénibilité de recrutement actuel, ce serait quand même beaucoup plus facile de pouvoir engager des personnes qui n’ont pas ce diplôme”… C’est assez révoltant.”

Est-ce que la création d’un bachelier en accueil de la petite enfance, à partir de ce mois de septembre 2023, va aider à cette professionnalisation ?

J.M. : “Ce n’est pas gagné. L’idée est d’introduire ce bachelier pour renforcer les équipes. En Flandre, cette expérience est un peu un fiasco. Il y a plein d’étudiant·es inscrit·es, c’est une super formation, mais l’argent public n’a absolument pas suivi et ces personnes ne peuvent pas être payées aux barèmes auxquels elles pourraient prétendre. J’ai un peu une crainte que ce bachelier qui se développe en FWB aboutisse à la même chose.”

L’extrême féminisation du métier n’entraîne-t-elle pas aussi une sorte de reproduction dans les stéréotypes véhiculés ?

J.M. : “J’ai écrit un texte il y a quelques années, Des petits et des hommes, où j’essayais de montrer que ce serait intéressant que des hommes arrivent dans les crèches. Je ne suis plus tout à fait d’accord aujourd’hui… D’abord, ce n’est pas parce qu’on va mettre des hommes que l’accueil sera meilleur, c’est une question de compétences qui s’acquièrent par la formation, l’expérience, les échanges, la formation continue, les supervisions, les échanges entre professionnels, etc., et par le temps, qu’actuellement il n’y a pas. La deuxième raison, c’est qu’on ne peut pas rendre plus difficile l’accès à l’emploi pour des femmes parce qu’on va recruter en priorité des hommes.”

Il n’y a pas cette vision que les enfants font partie de la société.

A.T. : “À partir du moment où un métier est féminisé, il n’est pas valorisé et il est invisibilisé. Ne faudrait-il pas d’abord passer par la revalorisation du métier, la professionnalisation et la formation ? Dans un milieu d’accueil mixte, on va voir que les hommes s’occupent aussi bien des enfants et peuvent apporter des choses, peut-être de manière différente, mais deux femmes vont apporter des choses de manière différente aussi, donc on devrait vraiment arriver à un métier neutre de genre.”

Les progrès des neurosciences montrent à quel point les premières années de développement des enfants sont cruciales, pourtant les politiques publiques ne suivent pas. Est-ce que ça ne met pas aussi une pression énorme sur les accueillantes de la part des parents ?

J.M. : “Ça dépend très fort des milieux sociaux. Au RIEPP, nous accompagnons autant des crèches aux publics dits “vulnérables” que plus aisés. J’ai l’impression que le plus difficile, c’est de travailler avec des publics très aisés, diplômés, qui s’informent, ont des attentes considérables et prennent les puéricultrices comme leurs employées. Les milieux d’accueil ont à prendre en compte les attentes des familles, mais dans ce type de relation, on n’est pas forcément dans une alliance éducative. Le parent vient imposer ses désirs de façon parfois injustifiée sur le plan des connaissances actuelles. Cela dit, au niveau pédagogique, ça évolue tellement, on ne peut pas dire que ce que l’on fait aujourd’hui, c’est la vérité vraie. La difficulté réside plutôt dans la manière dont la relation s’instaure. Dans les milieux plus fragilisés, on va avoir d’autres types de difficultés, qui sont davantage associées aux difficultés de vie des familles.”

A.T. : “Pour ces familles précarisées, ce qui est important, c’est de savoir comment on va vivre demain, alors penser à inscrire son enfant pour dans six, huit mois, ce n’est juste pas possible. Ou alors, elles s’auto-excluent, pensant que la crèche n’est pas pour elles.”

Ce qui introduit la question de la mixité sociale dans les milieux d’accueil, liée au statut des crèches, conventionnées ou privées…

A.T. : “Le système d’accueil en FWB repose sur des politiques publiques, avec une participation financière des parents selon leurs revenus, et sur un système indépendant relativement important. Il y a eu des dérives vers ce qu’on appelle des “entreprises de crèches”, créées comme des McDo, où des actionnaires attendent des rémunérations d’actionnaires. Nous disons, à Vie Féminine, qu’il faut une place d’accueil accessible financièrement pour tout parent qui le souhaite.

Nous disons, à Vie Féminine, qu’il faut une place d’accueil accessible financièrement pour tout parent qui le souhaite.

On est en plein plan Cigogne [plan de la FWB de création de places, intitulé +5200, ndlr] mais, dans le contexte actuel de crise, on entend souvent des accueillantes ou directrices de crèches autonomes [c’est-à-dire non subventionnées, ndlr] qui disent : “On ferme, on ne peut plus”. Ces projets privés sont précaires aussi. Parce qu’ils sont le résultat d’un projet professionnel personnel, pas d’un projet social. Et ils peuvent ouvrir, fermer, sans pérennité pour les familles. Et on ne peut pas nier que pour les femmes qui ont porté ces projets, c’est très difficile.

Encore une fois, les politiques publiques ne vont pas assez loin en termes de création de places subventionnées et le manque de financement des milieux d’accueil ouvre la porte à des dérives. Si les milieux sont “simplement” autorisés, on est dans le cadre du privé, sans régulation financière. Dans la tête de pas mal de gens, si c’est plus cher, c’est meilleur. Ce n’est pas forcément le cas. On sait très bien que l’ONE n’a pas la capacité au niveau du personnel d’effectuer les mêmes contrôles dans le privé. Qualité, contrôle de qualité et accompagnement pour se renforcer, se développer, entreprendre des formations continues, etc., on n’en a pas la garantie.”

On comprend bien que l’accueil devrait rester indépendant des conditions sociales des enfants et des parents, et être pris en charge par les pouvoir publics…

J.M. : “La manière dont c’est organisé est un révélateur des valeurs profondes de notre société, néo-libérales : le secteur de l’enfance n’est pas rentable, en tout cas de manière immédiate… ni à l’horizon des prochaines élections. Il n’y a pas cette vision que les enfants font partie de la société. Où va-t-on mettre l’argent ? Pourquoi ne le met-on pas dans l’enfance, alors que c’est tellement important pour aujourd’hui et pour demain ? On dit que les enfants sont les adultes de demain, cependant ils ont le droit d’avoir une place maintenant, en tant qu’enfant, que ce soit en crèche ou dans l’espace public. Il n’y a pas des personnes qui font à moitié partie de notre société et d’autres complètement parce que ce sont des adultes qui travaillent, paient des impôts et votent. Les personnes âgées qui coûtent très cher à la sécurité sociale font partie de la société, les jeunes enfants, peut-être un peu plus à charge maintenant, en font partie aussi.”

Peut-on dire que l’accueil de l’enfant sert de variable d’ajustement par rapport à l’emploi des femmes ?

A.T. : “Effectivement, c’est la fonction économique de l’accueil qui est mise en exergue. Il y a encore eu des questions parlementaires venant du courant libéral : “Il n’est pas normal qu’il y ait une pénurie de places et que des places soient occupées par des personnes qui ne travaillent pas…” Or, la fréquentation d’un milieu d’accueil, de qualité, peut être une chance pour l’enfant, pour la famille, quelle que soit sa situation personnelle, professionnelle. C’est pour ça qu’on dit, l’accueil de l’enfance, c’est un droit de l’enfant, un droit pour chaque enfant.”

Cette pénurie de places pose aussi la question de la possibilité d’émancipation économique des femmes ?

J.M. : “Quand on n’a pas de place, ou pas tout de suite, un des deux parents va s’arrêter de travailler ou réduire son temps de travail. Dans la toute grande majorité des cas, c’est la mère, parce qu’elle gagne moins. On a là une inégalité de base. Si la femme gagnait la même chose que l’homme, ou même plus, les calculs seraient différents. Mais quand on doit se passer d’un salaire, on choisit le moins élevé… Par ailleurs, l’accueil de l’enfance touche à la durée des congés de maternité et paternité. Dans les pays scandinaves, on a beaucoup plus de temps et le même pour la mère et pour le père, ce qui permet déjà de réduire un peu la pression sur les milieux d’accueil parce qu’on n’a plus besoin d’accueillir des tout-petit·es. Une femme au statut d’indépendante – on n’en parle vraiment pas souvent – n’a quasiment pas de congé de maternité, et ce sont des enfants qui rentrent à la crèche au mieux à deux mois, parfois même avant, c’est assez inhumain. Ça touche aussi à la question de la diminution du temps de travail, qui est le même depuis très longtemps, ce qui pourrait résoudre beaucoup de soucis, y compris par rapport à la pénibilité de certains métiers, ou à la difficile conciliation entre vie familiale et professionnelle.”

Est-ce que des professionnelles de la petite enfance doivent être taillables et corvéables à merci pour que d’autres femmes soient taillables et corvéables à merci ?

A.T. : “Encore une fois, les milieux d’accueil se retrouvent à la croisée des chemins, microcosmes de notre société qui évolue vers l’individualisme, le culte de la performance, l’immédiateté. Pour pouvoir y répondre, il y a des travailleurs et travailleuses qui deviennent taillables et corvéables à merci. Derrière, il y a aussi les milieux d’accueil de la petite enfance. Quand on est femme, mère, monoparentale, petite indépendante, infirmière, etc., il faut pouvoir avoir des milieux d’accueil qui ouvrent de plus en plus tard, parfois même la nuit, et là, qu’est-ce qu’on fait avec le bien-être des enfants, des professionnelles ? Est-ce que des professionnelles de la petite enfance doivent être taillables et corvéables à merci pour que d’autres femmes soient taillables et corvéables à merci ? Les milieux d’accueil sont le réceptacle d’une série de tensions, induites par un modèle de société néo-libéral, qui sont vécues par les professionnelles, et du coup par les enfants. Il y a vraiment une réflexion profonde à mener.”

Maria Chourdari, photojournaliste pour révéler ce que l’œil ne voit pas

Au printemps dernier, axelle a rencontré la photojournaliste Maria Chourdari à Athènes. Elle a éclairé pour nous les dimensions politiques, sociales et artistiques de son travail, témoignant aussi de son expérience en tant que femme et photographe, depuis les rues de la capitale grecque où elle a couvert de nombreuses manifestations, en passant par ses rencontres avec des réfugié·es et exilé·es, jusqu’à la frontière ukrainienne.
Avec le soutien de Mattéo Pizzocaro pour la traduction.

Maria Chourdari, à propos de son travail à la frontière ukrainienne : "Témoigner était très important pour moi, comme une extension de ce que je voyais et de ce que je ressentais à ce moment-là." © Maria Chourdari

Pourquoi as-tu voulu devenir photographe et plus particulièrement photojournaliste ?

“À chaque fois que je voyais une injustice ou un fait important, je ressentais le besoin d’agir. J’avais aussi de l’admiration pour le travail de certains photographes, je suivais leur parcours. J’ai toujours été intéressée par les photographes de reportages et par le photojournalisme. Petit à petit, mon intérêt pour les situations problématiques dans la société m’a amenée à utiliser moi-même la photographie. Cela me permettait de connaître de plus près et de capturer certains aspects de cette réalité pour la partager avec le plus grand nombre. Et puis la photographie me fascinait, non seulement d’un point de vue journalistique, mais aussi d’un point de vue artistique ! C’est cette combinaison, le social et l’artistique, qui me plaisait.”

Je crois que le vrai visage de la société se trouve dans la vie quotidienne.

Pourquoi as-tu choisi de photographier la rue ? 

“Je voulais m’approcher au plus près de ce qui ne peut pas être vu au premier coup d’œil. Car il faut faire un travail de terrain pour visibiliser des situations qui restent cachées aux yeux de tous. La “street photography” [photographie de rue, ndlr] m’a permis de montrer la beauté du réalisme, l’intensité des expériences des personnes souvent invisibilisées dans la société. Je crois que le vrai visage de la société se trouve dans la vie quotidienne, dans les situations vécues par les personnes ordinaires : des personnes qui travaillent, qui courent après un bus, qui se disputent avec un·e voisin·e…”

As-tu des modèles ? Est-ce que des femmes t’ont inspirée ?

“Bien sûr ! Par exemple, Gerda Taro, une photographe de guerre, qui a documenté la guerre civile en Espagne. J’admire beaucoup les travaux de femmes, mais aussi des hommes photographes qui travaillent dans des zones en guerre.”

En parlant de la guerre, comment as-tu organisé ton voyage en Ukraine, pour l’un de tes derniers projets ?

“Tout a été très soudain. J’ai dû prendre des décisions très rapidement. Dès le début de la guerre, j’en ai parlé avec mon partenaire, Costas. Il est journaliste. On a donc réfléchi ensemble sur la meilleure façon d’agir, sur notre possibilité d’action face à cette situation. On a calculé combien d’argent il nous fallait, car nous sommes freelance. Il a donc fallu nous auto-financer. Nous nous sommes rendus à la frontière ukrainienne, parce qu’on voulait faire un travail de terrain. L’étape d’après était de trouver un moyen pour montrer les photos que nous avions prises. Pas pour un gain financier, mais pour les partager et visibiliser ce qui se passait en Ukraine ! Finalement, nous avons réussi à vendre quelques photos à des médias et cela nous a permis de couvrir les dépenses du voyage.

Maria Chourdari : “Il y avait aussi des femmes et des enfants qui arrivaient seules à la frontière ukrainienne.” © Maria Chourdari

C’était une expérience unique. Même si nous-mêmes n’avons jamais été en danger, nous avons vu beaucoup de monde arriver du front et des zones de guerre. L’une des scènes les plus émouvantes auxquelles j’ai assisté, c’était quand les hommes et les jeunes garçons ukrainiens, arrivés à la frontière, quittaient leurs mères et leurs compagnes. Les femmes et les enfants étaient en effet les seules personnes autorisées à traverser la frontière, tandis que les hommes devaient repartir au front. Il y avait aussi des femmes et des enfants qui arrivaient seules…”

Pourquoi était-ce important pour toi de témoigner de cette guerre ?

“Témoigner était très important pour moi, comme une extension de ce que je voyais et de ce que je ressentais à ce moment-là. C’est un virus que j’ai attrapé depuis l’enfance. Ainsi, mon travail de photographe m’a permis de développer cette passion et d’acquérir des compétences professionnelles pour collecter des faits, tout en y apportant ma vision de la réalité et des injustices vécues dans la vie quotidienne.”

Lors de tes reportages dans des manifestations, est-ce que tu t’es sentie particulièrement en danger, en tant que photographe mais aussi en tant que femme dans l’espace public ?

“Oui, je me sens en danger : en tant que femme, et en tant que photojournaliste. Le plus grand danger que j’éprouve, c’est pendant les manifestations. En Grèce – mais pas uniquement dans notre pays –, la violence durant les manifestations est énorme ! Durant les manifestations, les violences viennent toujours de la police.

Maria Chourdari : “La violence policière est récurrente, même si les manifestants et les manifestantes sont pacifiques !” © Maria Chourdari

Par exemple, je me suis retrouvée dans une manifestation qui était en train de dégénérer, après une catastrophe ferroviaire qui avait fait 57 mort·es à Larissa. J’étais dans la zone dédiée aux journalistes. C’est normalement une zone sécurisée, où personne ne peut nous atteindre. C’est une zone de travail et pas de manifestation ! L’air était déjà brouillé par les fumigènes quand une grenade assourdissante a éclaté près de mon oreille [c’est une grenade que les forces de l’ordre de différents pays utilisent, et qui émet un bruit assourdissant et un flash de lumière. Elle est censée être envoyée en l’air car, à proximité des personnes, elle peut causer des dégâts permanents, ndlr] À ce moment-là, je me suis sentie mal et ma tête a commencé à tourner.

Les violences policières envers les journalistes ont lieu régulièrement.

J’ai appris par la suite que d’autres journalistes reporters avaient été blessé·es par la police pendant les manifestions qui ont eu lieu ces jours-là. La police avait aussi fait usage de gaz lacrymogène peu de temps auparavant lors d’une manifestation à Thessalonique, la deuxième ville du pays. Nous avons décidé de porter plainte en tant que journalistes et nous avons aussi publié des vidéos sur le net pour dénoncer ces violences policières pendant les manifestations. Nous ne savons pas encore si cette plainte aura un réel impact sur nos conditions de travail journalistique. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne s’agit pas d’une négligence ou d’un manque de professionnalisme du côté des journalistes. Les violences policières envers les journalistes ont lieu régulièrement. Et, bien sûr, les manifestant·es sont les premier·ères touché·es ! La violence policière est récurrente, même si les manifestants et les manifestantes sont pacifiques !”

Maria Chourdari : “En Grèce – mais pas uniquement dans notre pays –, la violence durant les manifestations est énorme ! Durant les manifestations, les violences viennent toujours de la police.” © Maria Chourdari

Quel est l’impact de l’actualité sociale et politique sur ton travail ?

“Une partie de mon travail est influencée par mon parcours de photographe et aussi par mes expériences personnelles. Mes opinions politiques impactent également mon travail, mais j’essaie de rester neutre et objective face à ce que je vois. En tant que journaliste, je dois m’intéresser à tout, pas seulement à ce qui m’intéresse personnellement. Par exemple, si une loi votée au Parlement concerne les travailleurs et travailleuses, cela me regarde aussi ! Cela fait partie d’un système complexe et ne concerne pas seulement mes propres intérêts.

La raison pour laquelle j’ai fait de la photographie mon métier, c’est avant tout pour un idéal politique. J’ai assisté aux injustices, aux violences et à la répression policière en tant que vecteur de la politique de l’État : ce travail s’est donc imposé à moi.”